III
Vie privée
La guerre des sexes en Amérique
Le flirt en public (outdoor love-making) vient d’▶être interdit à la station aéronavale ◀de▶ San Diego, Californie, tant pour le personnel ◀de▶ la Marine que pour les civils. Le capitaine Leslie E. Gehres, commandant ◀de▶ la Station, déclare que depuis quelque temps, on assiste à un croissant étalage en public ◀de▶ marques ◀d’▶affection du genre communément appelé necking 3. S’il est vrai que tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il s’agit là ◀d’▶un passe-temps absorbant et plaisant, il est non moins généralement admis que ce n’est pas un sport public et diurne.
Cette petite nouvelle, parue dans le respectable New York Times, au mois ◀d’▶avril 1946, exprime avec un grain ◀d’▶humour l’attitude ◀de▶ la jeune Amérique vis-à-vis du problème des sexes. Si vous tenez entre vos mains ce texte, comme un graphologue intuitif tient une lettre à peine regardée, et que vous tentez ◀de▶ formuler ce qu’il évoque dans votre esprit comme type ◀de▶ civilisation, j’imagine que vos conclusions ne seront point trop différentes ◀de▶ celles que je voudrais dégager ◀d’▶un séjour ◀de▶ six ans en Amérique.
Les mœurs sexuelles ◀de▶ l’Europe peuvent être définies comme un jeu très complexe opposant un ensemble ◀de▶ règles sociales communément respectées en principe, et un en semble ◀de▶ pratiques traditionnelles permettant ◀de▶ tourner ces règles sans les détruire. Les mœurs sexuelles ◀de▶ l’Amérique ne sont point si faciles à définir. Comment expliquer le contraste entre le puritanisme rigoureux ◀de▶ tel village ◀de▶ la Pennsylvanie, ◀de▶ tel milieu méthodiste ou baptiste, et le laisser-aller naïf en apparence ◀de▶ la jeunesse qui vit au cinéma et s’inspire des valeurs ◀d’▶Hollywood, en dépit de toutes les censures ? Car en Europe, le vice et la vertu restent fort étroitement liés, l’un vivant ◀de▶ l’autre, pour ainsi dire, et n’existant que par la négation ◀de▶ l’autre, si bien que le contraste entre les deux relève en fin de compte ◀d’▶une même estimation du rôle et ◀de▶ l’importance ◀de▶ la sexualité. Tandis qu’en Amérique nous trouvons deux morales également admises, semble-t-il, l’une faite ◀de▶ vices et ◀de▶ vertus, comme chez nous, mais l’autre étant un « sport » ◀d’▶une nature différente — et c’est la seconde que j’essaierai ◀de▶ décrire.
◀De▶ la passion
Je pense que l’Amérique en tant qu’américaine ignore le phénomène que nous nommons passion.
J’écrivais dans un livre récent : « Rien de plus rare qu’une passion véritable, car elle suppose une très grande force ◀d’▶imagination créatrice ; des dispositions spirituelles à la fois délicates et profondes, mais qui n’ont pas trouvé leur véritable objet ; un pouvoir exceptionnel ◀de▶ concentration, c’est-à-dire ◀de▶ fidélité ; enfin le mépris des biens terrestres et du bonheur… L’amour-passion ne peut exister que dans une civilisation marquée par la croyance en la valeur unique ◀de▶ chaque être. Il suppose un objet irremplaçable et comme prédestiné par un acte divin. » Ces lignes, écrites en Amérique, trahissent une critique inconsciente ◀de▶ l’atmosphère du Nouveau Monde : elles en peignent le négatif. L’Américain paraît peu doué pour les raffinements spirituels, peu capable ◀de▶ concentration, peu enclin au mépris des biens terrestres, et religieusement convaincu que le bonheur est le but ◀de▶ la vie : n’est-ce point écrit dans sa Constitution ? Son attitude vis-à-vis de la passion est peut-être plus saine que la nôtre. En bref, il n’aime point à souffrir, et tient pour perversion ce goût ◀de▶ la torture exaltante et intéressante qui fait le sujet ◀de▶ nos plus beaux romans ◀d’▶amour. Les obstacles au bonheur des amants, indispensables au développement ◀d’▶une grande passion, sont à ses yeux autant ◀de▶ preuves que l’affaire est mal engagée et qu’il ferait bien ◀d’▶y renoncer. Si quelque drame se noue dans sa vie, malgré lui, il n’a ◀de▶ cesse qu’il n’en sorte au plus vite, par une dépêche ◀d’▶adieu, un voyage, un divorce. Never get involved, ne vous laissez jamais prendre au piège ◀d’▶une intrigue complexe et qui menace ◀de▶ tirer à conséquence : telle est la grande maxime ◀de▶ sa morale nouvelle. Les difficultés sentimentales qui nous fascinent et que nous cultivons, sans nous l’avouer, lui font peur et l’éloignent vite ◀de▶ l’être ou des circonstances qui les causent. Il n’a pas le goût ◀de▶ la durée intense. C’est tout de suite ou jamais. C’est OK ou ce n’est rien. Si ce n’est pas vous ce soir, c’était donc une erreur. Ils ne croient guère à la valeur unique ◀d’▶un être — et il est vrai qu’il faut beaucoup de soins, ◀de▶ temps perdu, ◀de▶ complaisance et ◀de▶ folies pour composer une telle croyance. Nul n’est irremplaçable dans un monde aussi vaste, et où les déplacements sont si faciles…
Au vrai, l’amour-passion ne saurait exister dans une civilisation qui n’accorde à l’échec nulle dignité spirituelle, et qui ne tient pour vrai que ce qui réussit. Or, l’échec n’est pour eux qu’une perte sèche et non la condition ◀d’▶un approfondissement ◀de▶ la conscience ou ◀d’▶une plus grande densité ◀de▶ la vie.
Comme on demandait à une Américaine intelligente si le suicide par amour existait aux États-Unis : non, dit-elle, si nous nous suicidons au lendemain ◀d’▶une rupture ou ◀d’▶une trahison, c’est simplement que nous n’aimons pas à rester seuls.
Du matriarcat, du mariage et des « moms »
Dans un tel monde, il ne subsiste que deux solutions praticables : le mariage, ou l’affair ◀d’▶un soir (car ils appellent affair tout autre chose que le business comme nous disons).
Le mariage à l’américaine est une institution ◀d’▶un type nouveau. Il se fonde sur l’égalité économique et légale des conjoints, donnant ainsi un avantage énorme aux femmes.
C’est l’homme qui amène l’argent, en règle générale, mais c’est, la femme qui tient les cordons ◀de▶ la bourse, en l’occurrence le carnet ◀de▶ chèques. Elle ne se borne pas à choisir les rideaux, mais la maison, et même l’auto. Je vois la preuve qu’elle se sent responsable et autonome (ou un peu plus) dans cette ardeur inextinguible qui la possède ◀de▶ perfectionner tout ce qui tombe à portée ◀de▶ sa main (et un peu plus). On ne saurait dire ◀d’▶elle, comme ◀de▶ l’Européenne, par métaphore idéaliste, qu’elle règne au sein de son foyer car elle règne, tout simplement, dans toute la vie, et le foyer n’est qu’une partie ◀de▶ ses domaines. Il s’agit ◀de▶ l’aménager pour qu’il fonctionne au service ◀de▶ tout le reste : la carrière du mari et la sienne propre, l’hygiène des enfants, les relations sociales. Pour elle, point ◀d’▶esclavage des routines domestiques : ce serait être esclave ◀de▶ ses machines. Si ces dernières se multiplient dans une cuisine et un sous-sol américain, c’est justement pour libérer la femme des soucis qui l’absorbent chez nous. Il est étrange que nous parlions toujours ◀de▶ leur « matérialisme » à ce propos, puisque le but ◀de▶ ces perfectionnements est ◀d’▶alléger les tâches matérielles, auxquelles notre littérature prétendument « spiritualiste » rend un culte sentimental : comme si la « poésie des travaux ménagers » ne correspondait pas, en fait, au labeur harcelant, physiquement déformant, et moralement aigrissant à l’extrême dont la majorité des femmes ◀d’▶Europe souffrent encore, pour la plus grande satisfaction des hommes.
L’Américaine a renversé le rapport des forces. C’est le mari qui peine pour payer le frigidaire et permettre à la femme ◀de▶ lire des romans — ou ◀d’▶en écrire.
Regardez maintenant le couple américain au restaurant ou dans un train. Vous verrez une femme très soignée — son ménage simplifié lui en laisse le temps —, ornée ◀de▶ quelques gros bijoux ◀de▶ quatre sous, mais bien brillants, précédant un mari moins galant que stylé, toujours prêt à subir ses impérieux caprices avec une calme indifférence. Chaque pas, chaque geste, et chaque moue ◀de▶ la femme manifeste qu’elle sait ce qu’on lui doit. Comme elle est installée dans la vie ! Elle s’y avance avec l’autorité, souvent polie, mais parfois un peu plus que désinvolte, ◀d’▶une propriétaire ◀de▶ droit divin. Qu’un incident ◀de▶ voyage ou ◀de▶ service la mécontente pour quelque raison mystérieuse, elle ne fera pas ◀de▶ cène criarde, mais affichera un silence offensé qui signifie à son mari ◀d’▶intervenir, sinon elle va se lever et sortir ◀d’▶un pas vif, le menton haut, les cheveux au vent. Et le mari se hâte ◀d’▶obtempérer pour éviter le pire.
Cette domination ◀de▶ la femme ne s’observe pas seulement dans la vie quotidienne ◀d’▶un ménage ou ◀d’▶une rue citadine. Elle s’enracine profondément dans la psychologie et dans l’économie américaine.
On assure que les femmes possèdent plus des trois quarts ◀de▶ la fortune privée en Amérique, soit que le système ◀de▶ l’héritage les favorise, soit qu’elles montrent en affaires comme ailleurs une efficiency sans égale. Nous sommes donc en présence d’une civilisation qui tend vers le matriarcat, dans la mesure où les facteurs économiques la déterminent.
Mais c’est dans la psychologie ◀de▶ la famille américaine que le statut royal ◀de▶ la femme a ses bases vraiment profondes. Et cette psychologie tient dans un mot, dans moins qu’un mot, dans l’abréviation familière pour Maman, que soupire le GI loin du foyer, dans ces trois lettres fatidiques qui sont le secret ◀de▶ millions ◀de▶ drames matrimoniaux, sexuels et psychiques : Mom.
Philip Wylie, dans un livre rageur intitulé Génération ◀de▶ vipères, a seul osé dénoncer le « momisme » comme la Gorgone du matriarcat américain. « Mom est partout, elle est tout et dans tous, et ◀d’▶elle dépend le reste des États-Unis. Déguisée en bonne vieille Mom, chère vieille Mom, votre Mom aimante, etc., elle est la fiancée à tous les enterrements, le cadavre à tous les mariages. » Satan, dit-on, sait occuper les mains oisives. La mère américaine, libérée des travaux qui la maintiennent ailleurs dans les limites ◀de▶ l’activité domestique, a créé les Women’s Club et cent-mille organisations analogues, devant lesquelles tremblent les députés, les pasteurs, les magnats du cinéma. Ce « tonitruant troisième sexe » dérobe aux jeunes femmes — selon le même auteur — « cette part ◀de▶ la personnalité du fils qui devait devenir l’amour ◀d’▶une femme ◀de▶ son âge ». Mom le transmute en sentimentalité fixée sur la mère dévorante.
Sans nul doute faut-il voir dans ce mythe ◀de▶ la Mère la tragédie secrète ◀d’▶une civilisation qui produit plus ◀de▶ divorces, plus ◀d’▶homosexuels, plus ◀d’▶obsédés que l’on enferme ou non, et plus ◀d’▶alcooliques qu’aucune autre.
Dans la femme qu’il épouse, le jeune Américain, inconsciemment, cherche la mère. Il la sert, elle l’endort et le semonce. Au culte qu’il est censé lui rendre, elle répond dans le meilleur des cas par cette espèce ◀de▶ loyauté que le suzerain jadis accordait au vassal. Et ce n’est point qu’elle soit moins capable qu’une autre ◀d’▶amour, ◀de▶ tendresse ou même ◀d’▶aveugle dévouement. Mais l’attitude ◀de▶ l’homme à son égard est faite pour éveiller en elle le goût ◀de▶ la liberté et ◀de▶ l’autonomie, comme elle dira ; entendons bien : ◀de▶ la domination. Ainsi la femme se virilise à la mesure ◀de▶ ce que l’homme attend ◀d’▶elle. Frustrée sans le savoir dans sa féminité, elle se révolte contre sa condition, fait ◀de▶ nécessité vertu, prend en main les rênes ◀de▶ la vie, et se prépare à devenir à son tour une Mom aussi redoutablement « perfectionniste » et activiste que sa belle-mère. Quant à l’homme, cause du mal et victime peu consciente, il se réfugie dans son club ou parmi les copains du bar voisin.
La journée ◀d’▶un couple bourgeois, dans une grande ville américaine, ménage peu de contacts entre mari et femme, et sans doute n’en souffrent-ils guère. Lui, déjeune avec ses collègues en vingt minutes, près de son bureau ; elle, dans un restaurant où des centaines ◀de▶ femmes, par tablées, composent aux yeux de l’étranger qui s’égare dans ce lieu réservé, le spectacle le plus inquiétant du Nouveau Monde : car nous sommes habitués à voir des hommes en masses, à la caserne ou dans une réunion publique (et les femmes s’approchent volontiers), mais il y a je ne sais quoi ◀de▶ repoussant (et pas seulement pour un Européen, je m’en assure) dans un rassemblement ◀de▶ femmes ◀d’▶âge moyen, non dépourvues ◀de▶ prétentions, à plaire. Le soir réunit le couple quelques instants pour la chasse au taxi, s’ils sortent ensemble. Et le reste, souvent, se perd dans les alcools. Tout se passe comme si l’homme ◀d’▶Amérique n’avait qu’un goût modéré pour la femme, dont il ne serait que la conquête plus ou moins résignée ou satisfaite.
Certains ménages moins riches, ou campagnards, ont une vie beaucoup plus normale : c’est là qu’on verra l’homme faire la vaisselle pendant que la femme couche les enfants, et tous les repas sont pris dans la petite cuisine blanche, parfois ornée ◀d’▶un bar, toujours ◀d’▶un frigidaire. Mais alors le mari perd en autorité ce qu’il gagne en intimité. Il se peut que les mariages ◀de▶ ce type — où l’homme joue le rôle de la machine numéro un dans la maison — soient ceux qui offrent le plus ◀de▶ garanties contre le divorce américain.
Du divorce
Les statistiques établissent qu’aux États-Unis l’on divorce davantage que dans tout autre pays du monde, Suède comprise. Mais ce que les statistiques oublient ◀de▶ noter, c’est qu’on y divorce ◀d’▶une manière tout à fait différente.
Aux yeux des intéressés, le divorce américain ne saurait être, comme chez nous, la douloureuse rupture ◀d’▶une longue intimité, celle-ci n’existant pas en règle générale. Aux yeux de la morale courante, il apparaît bien moins sous l’aspect ◀d’▶un désordre social que sous l’aspect ◀d’▶une mise en ordre ◀de▶ deux vies individuelles. C’est qu’en Europe, l’on se préoccupe avant tout du passé, ◀d’▶un capital ◀de▶ souvenirs et ◀d’▶habitudes communes, dont la rupture du couple entraînera la perte. En Amérique, tout cela pèse bien peu au regard des chances ◀de▶ repartir à neuf, ◀de▶ déblayer les perspectives ◀d’▶avenir qu’offre l’interruption ◀d’▶une expérience mal engagée ou négative. Nous pensons, comme toujours, à conserver4, eux à ouvrir. Le divorce est pour nous l’enterrement ◀d’▶un bonheur, pour eux l’acte ◀de▶ naissance ◀d’▶une vie plus nette ; ou simplement la permission ◀de▶ se remarier. Il arrive que le nouveau mariage ne soit séparé du divorce que par le temps ◀de▶ changer ◀de▶ salle, et c’est le même juge — passant par l’autre porte — qui légalisera les deux actes. Telle est du moins la coutume ◀de▶ Reno.
Reno n’est pas une légende pittoresque, mais une nécessité pratique créée par les étranges législations qui règnent encore dans maint État de l’Union. Ainsi dans l’État de New York, la seule cause admise ◀de▶ divorce est le flagrant délit ◀d’▶adultère. Autant dire que le divorce est impossible, à moins que l’on accepte ◀d’▶en passer par une odieuse mise en scène « légalement constatée » dans une chambre ◀d’▶hôtel. Le seul recours est donc le voyage ◀de▶ Reno, comédie fort coûteuse basée sur un mensonge : l’intéressé doit en effet déclarer devant la Cour son intention bien arrêtée ◀de▶ vivre désormais dans le Nevada. Il y reste six semaines, à l’hôtel, est alors déclaré résident, obtient son divorce en un quart d’heure, se remarie en dix minutes, quitte les lieux l’instant d’après. Il n’y reviendra jamais, bien entendu, sauf s’il divorce une seconde fois. Cette éventualité, d’ailleurs, doit être envisagée très sérieusement. Chaque jour dans les courriers mondains annonçant les mariages ◀de▶ la classe riche, vous trouverez les noms des conjoints suivis ◀de▶ cette mention qui n’étonne plus : « Lui, pour la troisième fois, elle pour la quatrième. » Motif ◀de▶ divorce allégué dans la plupart des cas : « Cruauté mentale » (nous disons : « incompatibilité ◀d’▶humeur »). Mais on en trouvera d’autres, plus précis. Il n’aimait que la cuisine du Nord, elle lui servait des ratatouilles à la mode ◀de▶ la Louisiane : divorce accordé. Dès qu’elle tombait malade, il faisait venir à la maison un entrepreneur ◀de▶ pompes funèbres et des couronnes : divorce accordé. Il se frappait la tête contre les parois et lui mordait souvent les jambes : divorce accordé. La loufoquerie américaine se donne libre carrière dans ce domaine, comme si elle excusait tout parce qu’elle amuse. Vous penserez que ce n’est pas sérieux, et peut-être aurez-vous raison. Si grave que soit un tel jugement, j’incline à croire que la facilité avec laquelle l’Américain divorce, révèle que ses mariages manquent ◀de▶ sens et ◀de▶ sérieux. Il n’y entre pas pour toute la vie, mais pour un bail « trois-six-neuf ». Une jeune héritière très connue déclarait à un groupe ◀de▶ journalistes qui la félicitaient sur ses fiançailles, à 19 ans : « C’est merveilleux ◀de▶ se marier pour la première fois ! » Deux ans plus tard, elle était à Reno et se remariait, « elle pour la seconde fois, lui pour la quatrième ».
Cependant, j’en reviens à ma première définition : le divorce à l’américaine est considéré avant tout comme la mise en ordre ◀de▶ deux vies. Derrière tous les motifs allégués, il y a comme partout l’adultère. En Europe, où l’on croit au mariage-sacrement, à la continuité ◀de▶ la famille, à l’héritage, on s’accommode ◀de▶ la faute, on attend la fin ◀de▶ la crise, on espère recoller tant bien que mal le ménage, afin qu’il puisse encore offrir à l’Opinion une façade ◀de▶ normalité. En Amérique, on se refuse à cette hypocrisie sociale. Le premier accroc fait par un conjoint coûte à l’autre 1000 dollars, prix du voyage ◀de▶ Reno, du séjour et des avocats. L’hygiène morale ◀de▶ l’Amérique ne tolère pas dans un foyer les miasmes ◀d’▶une situation irrégulière, et ne laisse pas le temps ◀de▶ les résorber.
C’est une passion ◀de▶ la propreté, ◀de▶ la mise au net, ◀d’▶origine nettement puritaine, qui explique peut-être, en fin de compte, le phénomène du divorce américain.
◀De▶ la sexualité
Je mets en fait que le puritanisme, hérésie moraliste issue en Angleterre de la Réforme calvinienne, et transplantée dans toute sa virulence en Amérique, détermine ◀de▶ nos jours encore les mœurs sexuelles du Nouveau Monde. J’ajouterai qu’elle les détermine principalement par les réactions qu’elle provoque une fois refoulée dans l’inconscient ◀de▶ la plus composite des collectivités.
L’élément puritain ou ◀d’▶ascendance puritaine ne représente plus en Amérique qu’une infime minorité. Boston, son ancienne citadelle, est aujourd’hui en majorité catholique. Les Juifs, les Noirs, les Irlandais, les Polonais, les Italiens qui forment ensemble les trois quarts au moins ◀de▶ la population ◀de▶ New York, sont indemnes ◀de▶ toute trace directe ◀d’▶éducation puritaine au foyer. Mais les standards moraux créés par les Pionniers leur sont transmis sous la forme atténuée ◀de▶ l’American way of life, à l’école, dans la presse, au cinéma, au cours du soir pour étrangers récemment naturalisés. On leur inculque à tous qu’être un Américain, c’est être un homme « décent » ; et comme je demandais à quelques étudiants ce qu’ils entendaient par là, l’un ◀d’▶eux me dit : « Décent est l’homme qui tient parole et se tient propre, à tous égards. »
Cette volonté ◀de▶ vivre une vie nette se combine curieusement, aujourd’hui, avec une réaction universelle contre le puritanisme sexuel. On a rejeté tous ses tabous. On ne pense plus que la « chair » soit le Mal, ni ses désirs des signes ◀de▶ malédiction divine. Peu ou point ◀de▶ pudeur, la nudité triomphe avec le plus grand naturel. Point ◀de▶ mystère non plus quant aux « origines ◀de▶ la vie », que les parents et professeurs expliquent avec un certain pédantisme, craignant par-dessus tout que les enfants n’aillent se former des complexes… Et pourtant, dans cette liberté, qui entraîne une grande licence des mœurs chez les jeunes gens, l’Européen s’étonne ◀de▶ ne point trouver trace ◀de▶ ce qu’il nommait libertinage. L’Américain, me semble-t-il, n’est pas vicieux. Il est moral ou sans morale, mais bien rarement immoraliste. Ce qu’il ignore, c’est ce mélange ◀de▶ scrupules et ◀de▶ goût ◀de▶ les violer, ◀de▶ sentiment longuement macéré et ◀de▶ raffinements casuistiques, ◀de▶ conscience dans le mal et ◀de▶ plaisir au drame qui, chez nous, pervertit la vie sexuelle et l’élève au niveau de la culture. Puritain ou émancipé, le jeune Américain semblerait un peu fade à nos romanciers ◀de▶ l’amour. Il reste chaste ou se comporte en animal irresponsable, mimant une sorte ◀d’▶innocence. Disons, pour fixer les idées, que les deux romans européens les moins pensables en Amérique seraient sans doute Adolphe et Les Liaisons dangereuses. Ajoutons-y la poésie ◀d’▶un Baudelaire, sa spiritualité sensuelle.
Les avantages et les dangers ◀de▶ l’état des mœurs que l’on vient ◀d’▶esquisser donneraient matière à tout un livre. Mais il me paraît vain ◀de▶ l’écrire, car l’Amérique est en pleine transition, à cet égard plus qu’à tout autre. Il convient donc ◀de▶ n’indiquer qu’à la volée quelques remarques dont on reconnaît qu’elles sont par nature discutables.
Certains critiques américains déclarent que la jeunesse ◀de▶ leur pays est sex-obsessed, mais il se peut qu’elle soit tout simplement sexy, et que l’obsession n’existe que chez lesdits critiques. Certains Européens penseraient plutôt ◀de▶ la même jeunesse qu’elle manque ◀de▶ vraie sensualité. Ils croient sentir entre les sexes une sourde hostilité, qu’ils attribuent naturellement à l’action des tabous puritains, refoulés dans l’inconscient, et qui se vengent. Les statistiques ◀de▶ crimes sadiques, ◀de▶ délinquance juvénile, ◀de▶ cas ◀de▶ névrose ou ◀de▶ folie, viendraient à l’appui de cette thèse ; mais il ne faut pas oublier l’influence beaucoup plus directe et contrôlable du cinéma et des comics.
À mon avis, l’aspect le plus intéressant ◀de▶ l’évolution actuelle des mœurs américaines, c’est qu’on y pressent un avenir qui sera sans doute celui ◀de▶ la Russie soviétique et ◀d’▶une partie ◀de▶ la jeunesse européenne. Essayons ◀de▶ le définir en quelques traits.
Perte du sens tragique ◀de▶ l’amour ; réalisme scientifique et quelque peu pédant, substitué aux préjugés du moralisme, mais aussi du libertinage ; fuite générale devant l’intensité et les complexités sentimentales ; l’échange sexuel, par consentement commun, n’engage à rien, ni à l’amour ni au mariage ; affirmation du droit au bonheur comme seule règle ; et peut-être, du fait ◀de▶ leur égalité complète, désaffection mutuelle des deux sexes. (Vont-ils mourir chacun ◀de▶ leur côté, selon la prophétie ◀de▶ Vigny, fatigués ◀de▶ leurs brèves et frustes pariades ?) Tout cela, au stade présent du moins, trop volontaire et rationnel pour que l’on soit en droit ◀d’▶y voir une « révolte des instincts », ou ◀d’▶y dénoncer je ne sais quelle « vague ◀de▶ barbarie nouvelle ». Le danger n’est sans doute pas là.
Car il est très possible qu’au contraire de ce que pensent la jeunesse américaine et ses censeurs de plus en plus timides, la violence primitive et la santé ◀de▶ l’instinct soient justement les vraies créatrices ◀de▶ tabous, et que la suppression ◀de▶ ces derniers, loin de relever ◀d’▶une dialectique normale entre contrainte et liberté, trahisse un fléchissement vital. Possible aussi, ◀d’▶un tout autre point de vue, que la morale bourgeoise, issue des puritains, ait été l’une des plus perverses qu’ait jamais secrétée l’humanité, et que sa disparition assainisse l’atmosphère tout en affadissant la vie, provisoirement.
Entre les moralistes puritains qui tentaient follement ◀de▶ faire « comme si » l’instinct sexuel pouvait être passé sous silence ou nié ; les sexologues qui tenteront follement ◀de▶ faire « comme si » ce même instinct souffrait des mesures, rationnelles ; les producers ◀de▶ Hollywood qui tentent follement ◀de▶ l’exciter tout en le contenant dans ◀de▶ « justes » limites, fixées par le Comité Hays, — le jeune Américain, s’il trouve une voie saine et quelques disciplines praticables, sera vraiment le génie du siècle et l’objet ◀d’▶une grâce spéciale. Or c’est bien ce qu’il pense être, étant Américain. Je ne l’observe pas sans inquiétude ; non plus sans beaucoup ◀d’amitié.