IV
Conseil à un Français pour vivre en Amérique
1.
Comment on entre en Amérique
Tous les▶ Américains, sauf ◀les▶ Indiens, seuls « premiers possesseurs du bois et du rocher », sont des anciens Européens. Des gens qui ont voulu oublier leur patrie (pays des pères ou Vaterland) pour habiter une puérie (pays des enfants, ou Kinderland comme disait Nietzsche). Vous qui entrez, ne pensez plus, avec ◀le▶ proverbe latin, qu’il est doux et honorable ◀de▶ mourir pour ◀la▶ terre des ancêtres, mais, au contraire, qu’il est décent ◀de▶ vivre pour sa descendance.
◀Les▶ deux pays tournés vers ◀l’▶avenir et qui détermineront ◀le▶ cours du siècle, ◀la▶ Confédération américaine et ◀la▶ Confédération soviétique, sont aujourd’hui ceux qui paraissent craindre ◀le▶ plus ◀l’▶intrusion des Européens. Pour entrer dans l’un, il faut être communiste ; pour entrer dans l’autre il faut surtout ne pas ◀l’▶être, mais cela ne suffit pas.
N’oubliez jamais que ◀l’▶Amérique est un pays ◀d’▶immigration, non ◀de▶ tourisme. Elle exige, quand vous y entrez, des preuves que vous y resterez. Faute ◀de▶ quoi, elle vous renverra dans ◀les▶ six mois. C’est « entre ou sors ». Mais elle est aussi un pays en défense contre ◀l’▶immigration. ◀De▶ ceux qui veulent y rester, elle exige des gages moraux, financiers, idéologiques, et physiologiques. Trouvez donc deux Américains qui s’engagent à vous entretenir en cas ◀de▶ besoin. Rassemblez vos actes ◀de▶ naissance, ◀d’▶origine, et ◀de▶ mariage, un extrait ◀de▶ casier judiciaire, des certificats ◀de▶ domicile, un passage, des visas ◀de▶ sortie, ◀de▶ transit et ◀d’▶entrée, enfin toutes ◀les▶ preuves imaginables que vous êtes solvable, et de plus soluble dans ◀l’▶américanisme. Après quoi commenceront des interrogatoires, prises ◀de▶ sang, enquêtes policières sur vous et vos parrains. Quelques mois plus tard, avec ◀de▶ ◀la▶ patience, ◀de▶ ◀l’▶impatience, une bonne volonté passionnée et une heureuse constellation ◀de▶ naissance, vous entrerez.
Ou plutôt vous serez admis à vous présenter pour entrer. Car ◀les▶ visas ne signifient rien ou pas grand-chose aux yeux de ◀l’▶Immigration Service qui vous examinera au port. (C’est ce que ◀le▶ Consul américain omet ◀le▶ plus souvent ◀de▶ vous indiquer.) ◀L’▶Immigration Service est un pouvoir pratiquement autonome, comme ◀la▶ police. S’il décide, pour un rien, ◀de▶ vous renvoyer, après un stage dans ◀la▶ prison ◀d’▶Ellis Island, vous serez déporté ou longtemps détenu, sans trop savoir pourquoi, et dans des conditions dont je parlerai un jour ailleurs, au risque ◀d’▶avoir l’air ◀de▶ démarquer Kafka… Admettons pour ◀l’▶instant que vous entrez, sur ◀la▶ foi des papiers réguliers qui portent ◀le▶ sceau ◀de▶ ◀l’▶Aigle et des Étoiles.
Tant de précautions et tant de garanties légales échoueront cependant à faire ◀de▶ vous un usager décent des libertés et servitudes américaines, si ◀l’▶on omet ◀de▶ vous donner ◀les▶ moyens ◀de▶ pénétrer ◀l’▶âme du pays.
C’est pourquoi je vous propose ◀de▶ méditer, sur ◀le▶ pont du paquebot sans confort5 qui vous emmène vers Manhattan, ◀les▶ deux petits traités suivants.
2.
Premier traité : Ce qu’il ne faut plus dire ni penser ◀de▶ ◀l’▶Amérique
Mettez sur votre liste noire un certain nombre ◀de▶ lieux communs qui ont cours en France, et que plusieurs récitent encore en Amérique après des années ◀de▶ séjour.
En Amérique, tout se ressemble : vous trouverez partout ◀le▶ même drugstore, ◀le▶ Coca-Cola, et Main Street.
Cette phrase ne résiste pas au moindre examen. Dirai-je qu’en France tout se ressemble, parce que vous y trouverez partout ◀la▶ même épicerie, ◀les▶ mêmes bistros sur ◀la▶ même place ◀de▶ village, ◀les▶ mêmes apéros, et ◀la▶ même grand-rue ? Un Américain pourrait ◀le▶ dire. Un Blanc débarquant en Chine ne manque jamais ◀de▶ remarquer que tous ◀les▶ Chinois se ressemblent. Un Chinois pensera de même que tous ◀les▶ Parisiens sont interchangeables. Ces ressemblances universelles n’existent que dans ◀le▶ regard du nouveau venu. Regard imprécis, déconcerté, et sollicité par tant ◀d’▶images étranges qu’il n’y voit au premier abord que ◀l’▶étrangeté justement, qui est ◀le▶ seul trait qu’elles possèdent en commun.
◀De▶ fait, New York est une ville ◀de▶ contrastes violents, ◀de▶ population composite à ◀l’▶extrême, répartie en une douzaine ◀de▶ quartiers nationaux ou raciaux — chinois, allemand, italien, tchèque, nègre, juif, etc. — qui n’ont ◀de▶ commun que ◀la▶ saleté et ◀l’▶ordonnance géométrique des rues. Et ◀le▶ reste des États-Unis ! Drugstore à part (et ces magasins clairs, où ◀l’▶on peut s’asseoir au bar et déjeuner, n’ont rien que ◀de▶ plaisant) ◀les▶ différentes régions ◀de▶ ◀l’▶Amérique se ressemblent bien moins entre elles que ◀la▶ Nouvelle-Angleterre, par exemple, ne ressemble à ◀l’▶Europe.
Toutes ◀les▶ maisons sont pareilles, fabriquées en série. On se trompe ◀de▶ porte en croyant rentrer chez soi.
Tout d’abord, ◀les▶ cottages américains, en bois blanc, entourés ◀de▶ gazon, et qui vous accueillent par une allée ◀de▶ grandes dalles propres, sont en règle générale beaucoup plus jolis que nos villas ◀de▶ macaron ocré, trop hautes et maigres, hérissées ◀de▶ pierres en relief et ◀de▶ balcons ◀de▶ fer, enfermées dans des barrières ◀de▶ barbelés rébarbatives. Ces cottages sont ◀d’▶une infinie variété ◀d’▶architecture, et s’ils se ressemblent tous à ◀l’▶intérieur par ◀le▶ confort, je n’ai jamais observé qu’un Américain, même saoul, ne reconnaisse pas son porch, sa large cheminée ◀de▶ briques, ses volets bleus ou rouges, son jardin sans rocaille ni clôtures. Et je parle des maisons ◀d’▶ouvriers, ◀de▶ petits bourgeois, ◀de▶ gens qui n’auraient en Europe qu’un « pavillon » grisâtre, semblable à tous ◀les▶ autres. ◀Le▶ nombre des petits propriétaires qui se font bâtir une maison à leur idée a été centuplé depuis une quinzaine ◀d’▶années, grâce aux mesures du New Deal et au système ◀de▶ prêts et hypothèques inauguré par Henry Wallace.
Pays ◀de▶ ◀la▶ vitesse. Sur ◀les▶ autostrades et dans ◀les▶ airs, oui. Partout ailleurs, dans ◀la▶ vie quotidienne, ◀l’▶Américain est plus lent que ◀le▶ Français. ◀L’▶homme d’affaires arrivé se reconnaît à un signe infaillible : il a ◀le▶ temps. ◀Le▶ temps ◀de▶ vous recevoir sans bousculade, à ◀l’▶heure convenue. ◀Le▶ temps ◀de▶ passer ◀le▶ week-end à ◀la▶ campagne, du vendredi soir au lundi matin. ◀Le▶ temps ◀de▶ réfléchir. ◀L’▶homme du peuple travaille sans hâte, attend sans nervosité dans ◀la▶ file son tour ◀d’▶entrer au cinéma, son tour ◀de▶ remplir une assiette à ◀la▶ cafétéria. ◀L’▶allure nègre, balancée, paresseuse, ne se reconnaît pas seulement dans ◀la▶ manière ◀de▶ danser des Américains, mais dans leur démarche, dans leur manière ◀de▶ prendre ◀la▶ vie, tantôt plus négligente, tantôt plus émotive que ◀la▶ nôtre. Si ◀la▶ production industrielle atteint un rythme étourdissant, ce n’est pas que ◀les▶ ouvriers travaillent fiévreusement, c’est que ◀l’▶organisation est bonne. Et dans ces ascenseurs express qui ne mettent que trente secondes pour vous porter au sixième étage, ◀le▶ garçon chantonne, ◀les▶ passagers ont l’air ◀de▶ muser, on ne se bouscule pas pour sortir. C’est ◀la▶ lenteur américaine qui agacera ◀le▶ Parisien.
Leur matérialisme. Ils attachent beaucoup plus ◀d’▶importance que vous à ◀la▶ qualité des étoffes, et beaucoup moins à ◀l’▶élégance : santé d’abord. Ils dépensent plus que vous pour avoir un frigidaire, du lait contrôlé, des jus ◀de▶ fruits et des céréales ; vous dépensiez plus qu’eux dans ◀le▶ bon temps pour avoir un bifteck et du vin rouge. Ils ne lisent pas tous Pascal, vous non plus. Ils décorent luxueusement leurs églises, mais elles sont pleines. Ils ont beaucoup plus ◀d’▶autos que ◀les▶ Français, parce qu’elles sont moins chères qu’en France et que ◀les▶ distances sont plus grandes. Ils parlent constamment ◀d’▶argent, sans ◀la▶ moindre pudeur, tandis que vous y pensez constamment, en ◀le▶ cachant. Ils sont matérialistes, vous aussi. ◀La▶ différence est qu’ils ont mieux réussi dans ce domaine. De plus, ils pensent que vous manquez ◀d’▶idéalisme.
Hypocrisie américaine. ◀L’▶expression suppose que ◀les▶ Américains seraient notablement plus hypocrites que ◀les▶ Européens. Or s’il existe une différence entre eux et nous, à cet égard, c’est nettement en notre défaveur. Par tradition, éducation et situation, ◀l’▶Américain est l’un des êtres ◀les▶ plus ouverts et ◀les▶ plus francs ◀de▶ ◀la▶ planète. Il ne vous cachera ni ses opinions sociales, ni ◀le▶ montant ◀de▶ ses revenus ou ◀de▶ ses économies, ni ses histoires ◀d’▶amour, ni ce qu’il pense ◀de▶ votre conduite et des moyens ◀d’▶améliorer votre existence. Cela peut agacer ou gêner, mais c’est ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀l’▶hypocrisie, et ◀de▶ nos mœurs. Quant à ◀l’▶attitude américaine vis-à-vis de ◀la▶ question sexuelle — mais c’est bien à cela que vous pensiez — elle n’est hypocrite qu’au niveau des standards collectifs. Je m’explique. ◀Les▶ vieux et ◀les▶ villageois ◀de▶ certains États sont demeurés puritains ; ◀la▶ jeunesse et ◀la▶ bourgeoisie des villes, au contraire, ne connaissent plus aucun tabou. Ni ◀les▶ uns ni ◀les▶ autres ne sont hypocrites lorsqu’ils affirment que ◀la▶ sexualité est ◀le▶ péché, ou au contraire qu’elle est une distraction qui ne doit pas tirer à conséquence. Mais lorsqu’un comité ◀de▶ moralité ◀de▶ Hollywood légifère sur ◀l’▶ampleur des décolletés, ◀le▶ port du sweater ou ◀la▶ durée maxima des baisers à ◀l’▶écran, parce qu’il essaie ◀de▶ satisfaire des exigences contradictoires, il devient « hypocrite » aux yeux des deux partis et ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Ce sont des barbares. Oui, si ◀la▶ civilisation consiste essentiellement en ceci : cultiver ◀le▶ goût, parler des arts et des lettres, savoir deviner ◀l’▶année ◀d’▶un grand cru, s’exprimer avec élégance, observer et marquer ◀les▶ distances, flatter ou se vanter sans en avoir trop ◀l’▶air, et se référer constamment à des coutumes anciennes pour excuser en souriant des injustices présentes. Non, si ◀la▶ civilisation, comme ils ◀le▶ pensent, consiste essentiellement en ceci : être une personne décente (c’est-à-dire qui tient sa parole et se tient propre), s’instruire, aider ◀les▶ voisins et préparer des conditions ◀de▶ vie meilleures pour ses enfants.
Je signale deux orientations du conformisme occidental, certain qu’on en retrouvera sans peine ◀les▶ marques dans tout ◀le▶ détail ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne des deux continents. Il serait peu civilisé ◀de▶ penser que l’un ◀de▶ ces idéaux tout faits doive exclure l’autre. ◀L’▶élite américaine a su ◀les▶ combiner, peut-être mieux que ◀l’▶élite européenne, sans toutefois dépasser ni même rejoindre cette dernière dans ses plus hautes ou délicates fantaisies.
Quant au citoyen moyen des États-Unis, il tend de plus en plus à nous considérer comme des gens à qui ◀l’▶on ne saurait se fier, renfermés, susceptibles, intolérants, pour tout dire peu civilisés.
Mon objet n’est pas ◀de▶ juger, mais ◀de▶ décrire et ◀d’▶avertir ◀les▶ candidats à ◀la▶ traversée ◀de▶ ◀l’▶Atlantique.
3.
Second traité : Bien vu ou mal vu
Quelques points ◀de▶ comparaison entre ◀les▶ mœurs ◀de▶ ◀l’▶Amérique et ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀Les▶ jugements ◀de▶ ◀la▶ morale courante, et non ◀les▶ lois (qui en résultent souvent, mais qui ne ◀les▶ créent presque jamais) déterminent ◀l’▶atmosphère ◀d’▶une civilisation et ◀le▶ degré ◀de▶ liberté concrète qu’elle nous ménage. Et je ne sais pas ◀de▶ meilleure méthode pour définir une civilisation que ◀de▶ rechercher ce qui est « bien vu » ou « mal vu » par ses usagers. Tentons ici un catalogue rapide des standards ◀de▶ ◀l’▶Américain, que nous supposerons moyen pour ◀l’▶occasion. Il est vrai que ◀l’▶homme moyen n’est qu’une fiction : ◀les▶ romanciers modernes nous ◀l’▶ont assez montré, c’est leur métier. Mais ils partent ◀de▶ cette fiction, pour ◀la▶ combattre. Partons-en, par commodité. Et bornons-nous à quelques sujets brûlants.
◀Les▶ impôts. — En France, il est bien vu ◀de▶ tricher avec ◀le▶ fisc. Non seulement on ◀le▶ fait, mais on s’en vante. « On ◀les▶ a eus » une fois de plus. Et cela se raconte chez ◀les▶ amis. En Amérique, je ne sais si ◀l’▶on triche moins, mais je sais qu’on ne s’en vante jamais. ◀L’▶Américain moyen se plaint beaucoup des mille complications ◀de▶ sa feuille ◀d’▶impôts (et cependant il n’en a qu’une, tandis qu’un grand industriel français m’affirmait l’autre jour qu’il en remplit 145 pour sa société). Il se plaint, mais il met son point ◀d’▶honneur à payer ce qu’il doit, toutes déductions légales ayant été gonflées jusqu’au point ◀d’▶éclatement. (Ceci avec ◀l’▶aide bienveillante ◀d’▶agents du fisc, qui vous assistent gratuitement dans tous ◀les▶ bureaux ◀de▶ poste des États-Unis, ◀le▶ jour ◀de▶ ◀l’▶échéance.) Il achète, en réglant ses taxes, une bonne conscience civique qui fait partie ◀de▶ son hygiène autant que ◀de▶ sa religion, et qui pour lui vaut plus que ◀les▶ sommes qu’en trichant il eût sauvées.
◀L’▶argent en général. — Tout le monde, en Amérique, en parle ouvertement. C’est qu’on n’y attache aucune pudeur. Et ce n’est pas qu’on y tienne plus qu’en France, mais simplement ◀la▶ richesse est « bien vue », tandis qu’elle se cache en Europe. Nul jansénisme n’a passé par là. Point ◀de▶ secret des banques, aucun mystère sur ◀les▶ salaires. Quand un businessman devient ministre, ◀les▶ journaux vous disent aussitôt ce qu’il gagnait ◀la▶ veille et ce qu’il va gagner. (Il y perd, très régulièrement, et ◀l’▶on admire son dévouement au bien commun.) Mais quand il rentrera dans ◀les▶ affaires, ou se fera chroniqueur, comme c’est souvent ◀le▶ cas, on publiera de même ◀le▶ montant ◀de▶ son traitement, ou ◀le▶ détail ◀de▶ ses contrats avec ◀la▶ presse et ◀la▶ radio. Autre élément ◀de▶ popularité.
◀L’▶homme d’affaires. — Il prouve son succès, en Amérique par ◀le▶ calme olympien qui baigne ses bureaux. C’est un homme qui a toujours du temps pour vous. En Europe, au contraire, il affecte ◀d’▶être « bousculé », « surchargé ». Il voit une preuve ◀de▶ son importance dans ◀le▶ nombre des quémandeurs auxquels il fait faire antichambre. Héritage des cours, j’imagine. Ou simplement, besoin latin ◀de▶ ◀l’▶agitation créatrice ?
◀La▶ religion. — Dans un village américain, si vous ne faites partie ◀d’▶aucune église, ce qui est autant dire ◀d’▶aucun club, vous serez mal vu ◀de▶ ◀la▶ population. Et soupçonné avant tout autre, en cas ◀de▶ bagarre ou ◀de▶ scandale. En Europe, il me semble que ◀les▶ chrétiens, pratiquants ou croyants, sont plutôt ◀l’▶exception. On ◀les▶ excuse, ou bien ils ont à se faire excuser par quelque autre vertu.
Moral ou immoral. — Bien entendu, c’est des relations des sexes que je veux parler. Une liaison durable, en Europe, accédait naguère lentement à une espèce ◀de▶ respectabilité. ◀L’▶Américain moyen, ◀l’▶Américaine surtout, considère, au contraire, que ◀la▶ durée ◀d’▶une affair mesure sa perversité. Il s’agit avant tout, là-bas, ◀de▶ ne pas être involved, ou compromis. (Mais c’est un mot très difficile à traduire dans notre coutume.) Je crois qu’à cet égard ◀les▶ jugements moraux ◀de▶ ◀l’▶Américain sont exactement inverses des nôtres. ◀Le▶ sauteur est bien vu, ou n’est pas vu du tout. Mais qu’il insiste sur un attachement, et ◀la▶ Morale exige aussitôt ◀le▶ divorce, ou deux divorces, et un nouveau mariage. Entre ou sors ! dit sans cesse ◀l’▶Amérique, qu’il s’agisse ◀de▶ visas ou ◀de▶ questions sentimentales. Et c’est peut-être ◀la▶ saveur ◀de▶ ◀la▶ vie, toujours complexe, qu’elle évacue par ce traitement expéditif.
Changer sauvent ◀de▶ métier, ◀d’▶épouse, ◀d’▶appartement. — Bien vu en Amérique. Mal vu chez nous. On dit là-bas : il sait ce qu’il veut, et il poursuit son but avec ténacité, quels que soient ◀les▶ obstacles rencontrés, ou ◀les▶ erreurs, qu’il sait reconnaître à temps. On dit chez nous : il ne sait ce qu’il veut, il essaie un peu tout, il n’arrive pas à se fixer. « Avoir fait tous ◀les▶ métiers » est un éloge à leurs yeux. Ils jugent un homme sur son rythme vital. Sur son avenir. Nous ◀le▶ jugeons sur ◀le▶ bilan ◀de▶ son passé.
Passe-droits. — ◀Les▶ Américains vous apprendront, par voie ◀de▶ fait s’il est besoin, à ne jamais couper une file. C’est vulgaire. Ce n’est pas démocratique. (Soulignons fortement ◀l’▶équivalence des deux jugements dans ◀l’▶esprit ◀d’▶un Américain.) Grâce à quoi ◀les▶ mesures décrétées par ◀l’▶État peuvent jouer. Chacun ◀le▶ sait. Et c’est ◀le▶ secret ◀de▶ leur patience. Saluons ici. Cessons ◀de▶ faire ◀les▶ malins, et peut-être aurons-nous moins faim ◀l’▶année prochaine. Car un gouvernement qui se sait obéi en principe, travaille mieux, montre plus ◀de▶ scrupules et ◀d’▶attention aux besoins véritables.
Familiarité. — J’ai connu des Français amis depuis vingt ans qui se donnaient encore du Monsieur. ◀L’▶Américain apprend votre prénom avant ◀d’▶avoir bien compris votre nom, plus soucieux ◀de▶ vous ouvrir un crédit ◀d’▶amitié que ◀de▶ prendre ses précautions. Il voit un signe ◀de▶ distinction dans une certaine familiarité, non dans ◀le▶ soin ◀de▶ marquer ◀les▶ distances. Et lorsque ◀le▶ président écrit : « Mon cher Harold » en tête ◀d’▶une lettre par laquelle il renvoie son ministre de l’Intérieur, cela ne relève pas ◀de▶ ◀l’▶espèce vulgaire du tutoiement qui sévissait naguère dans ◀les▶ couloirs ◀de▶ ◀la▶ Chambre, mais c’est au contraire de bon ton.
Parler en public. — Well…, commence ◀l’▶orateur, et il promène sur ◀l’▶auditoire un regard souriant, appelant votre sourire. Cette pause établit ◀la▶ confiance, et ◀les▶ hésitations bonhommes ménagées avec art pendant ◀le▶ reste du discours, ◀l’▶entretiendront. Ce pays n’admire pas ◀les▶ beaux, parleurs, bien qu’ils ne redoute nullement ◀la▶ montre, ◀le▶ show off. Une éloquence étudiée, trop soutenue, met un écran ◀de▶ malaise et ◀d’▶étonnement entre celui qui parle et ceux qui écoutent.
Bien écrire. — Il arrive très souvent qu’un éditeur américain réponde à ◀l’▶écrivain qui lui a soumis un manuscrit : « Votre livre est superbement écrit, c’est une œuvre excellente et dont je vous félicite, mais je ne vais pas ◀la▶ publier. » Pourquoi ? Parce que ◀l’▶Américain ne demande pas d’abord qu’un livre soit bon en soi, mais qu’il soit efficace et opportun, selon ◀les▶ prévisions établies pour ◀les▶ six ou douze mois à venir. ◀Le▶ Français juge ◀de▶ ◀la▶ valeur ◀d’▶une œuvre par référence aux modèles anciens : si elle s’en rapproche, on ◀la▶ dit bien écrite. Si elle en diffère, on ◀la▶ dira parfois « neuve et hardie », mais toujours par une implicite comparaison avec un passé admiré. Et ◀l’▶on se demande : va-t-elle durer ? ◀L’▶Américain, lui, se demande : va-t-elle se vendre ? Applique-t-elle ◀la▶ recette des succès ◀de▶ ◀l’▶an dernier ? Est-elle ◀de▶ taille à ◀les▶ déclasser d’un seul coup ? Enfin, sera-t-elle achetée par Hollywood ? Et il vous pose tout tranquillement cette question : « Vous êtes écrivain ? Comment vous vendez-vous ? »
Encore une fois, je ne voudrais pas juger, mais tout simplement faire mieux voir ce qui est bien vu, ce qui est mal vu ; et qui est parfois, ne ◀l’▶oublions pas, moins important que ce qui passe inaperçu. C’est dans ce dernier domaine, peut-être, que nous aurions à rechercher ◀le▶ commun dénominateur ◀de▶ nos deux civilisations…
Mais voici ◀la▶ statue ◀de▶ ◀la▶ Liberté, parmi ◀les▶ mâts et ◀les▶ cheminées ◀d’▶usines, et voici ◀la▶ silhouette ◀de▶ Manhattan, et ◀l’▶arrivée ◀la▶ plus célèbre au monde. En lisant mes deux petits traités, vous avez traversé ◀l’▶Atlantique. Entrez maintenant dans ◀la▶ réalité du continent où vous amène un rêve. Je vous accompagne en sourdine, attentif à vous indiquer très rapidement, à ◀la▶ volée, lorsque je vous sentirai déconcerté — quelques points ◀de▶ comparaison avec ◀l’▶Europe, avec ◀la▶ France surtout.
4.
Comment ils accueillent un étranger
◀Le▶ grand bourgeois ◀de▶ Paris et ses fils, lorsqu’ils rencontrent une tête nouvelle, ne sourient guère. Ils tendent une main précise, accompagnée ◀d’▶un regard qui jauge cet adversaire ou ce partenaire possible. Qui va prendre avantage sur l’autre ? Ainsi se présentent-ils, comme s’ils venaient de tirer une invisible fermeture éclair.
◀L’▶Américain s’ouvre, au contraire, comme sa bouche sur des dents éclatantes, et comme s’il n’avait attendu que votre arrivée, justement, pour donner enfin libre cours à ses puissances instinctives ◀de▶ cordialité et ◀d’▶hospitalité.
5.
Comment ils deviennent amis
À la deuxième rencontre, ou tout de suite, ◀l’▶Américain vous dit votre prénom, vous raconte sa vie sentimentale et ◀l’▶état ◀de▶ ses affaires, enfin vous invite pour un week-end.
Pendant vingt ans, ◀le▶ Français vous dira Monsieur, fera ◀l’▶impossible pour vous cacher sa richesse s’il est riche, sa pauvreté s’il est pauvre, sa vie privée en général, et ne vous rencontrera qu’au café.
Mais en France des amitiés se nouent — terme intraduisible en anglais — des amitiés exigeantes et suivies, attentives et agissantes. Personne n’a plus, et mieux écrit sur ◀l’▶amitié que ◀les▶ moralistes français, ◀de▶ Montaigne à Paul Valéry. Tandis qu’en Amérique, il vous arrive souvent ◀de▶ vous sentir seul au monde en connaissant tout le monde. ◀La▶ rançon ◀d’▶une intimité trop rapide et superficielle, c’est ◀la▶ facilité avec laquelle cette intimité s’évapore. On se voit tous ◀les▶ jours pendant quelques semaines, puis plus du tout pendant un an. Et quand on se rencontre par hasard, on ne se demande pas ce qu’on est devenu, on rit, on boit, on ne s’étonne ◀de▶ rien, tout glisse et passe, il y a tant ◀d’▶êtres sur ◀la▶ terre, tant de hasards, tant de manières ◀de▶ vivre, ◀de▶ bonnes et ◀de▶ mauvaises fortunes, par chance…
◀Le▶ sourire large des Américains dissimule leur vraie tragédie : ◀la▶ solitude.
6.
Comment ils s’unissent et se divisent
En France, il y a ◀les▶ catholiques et ◀les▶ laïques, c’est simple ; mais il y a d’autre part trente-six partis et sous-partis, tendances et nuances politiques.
En Amérique, il y a ◀les▶ républicains et ◀les▶ démocrates, c’est simple ; mais il y a d’autre part trente-six « stocks » ◀d’▶immigrants, et trente-six églises différentes, sous-églises, sectes et sous-sectes, transportées jadis ou naguère par des réfugiés religieux.
Mais ◀les▶ Américains changent facilement ◀d’▶église, selon leur domicile ou leur cercle ◀d’▶amis, tandis que ◀le▶ Français donne l’impression qu’il ne changerait pas plus ◀de▶ parti que ◀de▶ passé.
7.
Comment ils prennent ◀la▶ vie
◀Le▶ Français est profondément sérieux, c’est même à mon avis ◀l’▶espèce ◀d’▶homme ◀la▶ plus sérieuse ◀de▶ ◀la▶ planète. Cependant ses chansons, son théâtre ◀d’▶avant-guerre, ses romans à succès et ses produits ◀d’▶exportation, humains ou commerciaux, ◀le▶ font passer pour plus léger que ◀l’▶air. Il a fallu ◀le▶ général de Gaulle et ◀les▶ récits ◀de▶ ◀la▶ Résistance pour que certains Américains pressentent enfin que ◀la▶ France est ◀le▶ pays du sérieux sobre, ◀de▶ ◀l’▶intransigeance réaliste, des provinciaux vêtus ◀de▶ noir — « ◀le▶ noir, ◀la▶ couleur nationale ! » s’écrie un personnage ◀de▶ Giraudoux — sans parler des débats sur ◀la▶ laïcité ou ◀les▶ écoles confessionnelles.
◀L’▶Américain lui, passe encore en Europe pour un Anglo-Saxon puritain du type dynamique, alors qu’il est en réalité et neuf fois sur dix, bien plus près du Méridional par son goût ◀de▶ ◀l’▶exagération — Tartarin serait bien épaté — son humeur communicative, et son insouciance lyrique. Ses chansons déchirantes ◀de▶ sentimentalisme ne traduisent que ses rêveries, dans un style emprunté aux nègres. Mais sa vie amoureuse et sexuelle me paraît fort peu romantique. On compare ◀les▶ salaires en toute simplicité, on divorce pour des questions ◀de▶ cuisine, on se console vite, on n’admet pas ◀la▶ jalousie. ◀Le▶ « réalisme terre-à-terre » des Américains dans ce domaine, présente un tel contraste avec ◀les▶ mœurs des Européens qu’on perd ◀l’▶espoir ◀de▶ jamais faire comprendre ◀les▶ uns aux autres. ◀D’▶où ◀les▶ accusations ◀de▶ « manque ◀de▶ sérieux », qu’ils ne cesseront pas ◀d’▶échanger, sur ◀la▶ foi des caricatures traditionnelles.
8.
Comment ils inventent
Un ingénieur français, débarquant à New York, déclare que son pays vient de construire ◀l’▶avion ◀le▶ plus rapide du monde. ◀L’▶industrie française a tenu ◀le▶ coup, elle se remonte même si rapidement qu’elle bat déjà ◀l’▶américaine sur ◀le▶ terrain ◀le▶ plus favorable à cette dernière. Mais tout compte fait, ◀l’▶avion ◀le▶ plus rapide du monde n’existe qu’à un seul exemplaire. Et pendant qu’on ◀le▶ construisait, ◀l’▶Amérique a produit quelques milliers ◀d’▶appareils plus lourds et plus lents, qui n’ont ◀d’▶autre avantage que ◀de▶ fonctionner sur toutes ◀les▶ grandes lignes du monde.
Curieuse impatience du génie français : il invente sans relâche, et cent fois plus que ◀le▶ génie américain ; mais aussitôt il généralise son invention, son prototype ; c’est à ses yeux un stade atteint et dépassé, c’est comme si tous ◀les▶ avions ◀de▶ série étaient déjà faits ; il en est fatigué ◀d’▶avance, et passe à ◀l’▶invention suivante.
Vue ◀d’▶Amérique, ◀l’▶Europe apparaît comme une petite région ◀de▶ ◀la▶ planète proprement stupéfiante par ◀la▶ densité ◀de▶ ses inventions, tandis que ◀l’▶Amérique vue ◀d’▶Europe stupéfie par sa production standardisée. C’est que ◀l’▶Européen s’ennuie plus vite et supporte moins ◀de▶ s’ennuyer. Tandis que ◀l’▶Américain se contente plus longtemps des mêmes idées, des mêmes types ◀d’▶appareils, parce qu’il ◀les▶ utilise vraiment, parce qu’il en vit, et qu’il ne spécule pas à leur sujet.
9.
Comment ils construisent
En Europe, terre des cathédrales, on demande à ◀Le▶ Corbusier ◀de▶ bâtir des églises en verre et en ciment : je me souviens du temple protestant ◀de▶ Drancy, et ◀de▶ vingt églises en style aérodynamique construites par ◀les▶ Allemands avant Hitler, ou par ◀les▶ Suisses ou par ◀les▶ Hollandais. Mais en Amérique, on copie ◀le▶ gothique, tant pour ◀les▶ églises que pour ◀les▶ universités. On pousse ◀le▶ raffinement jusqu’à construire ◀le▶ chœur en style roman, et ◀la▶ nef en style ogival ; jusqu’à reproduire ◀les▶ tours non terminées des cathédrales européennes. Et ◀les▶ résidences luxueuses ◀de▶ ◀la▶ campagne ou ◀de▶ ◀la▶ ville sont régulièrement — sauf dans ◀le▶ Sud — ◀de▶ style Tudor, ◀de▶ style Renaissance, ◀de▶ style hollandais ou espagnol…
Par contre, ◀les▶ cottages américains ont infiniment plus ◀d’▶originalité, ◀de▶ diversité et ◀d’▶élégance, que ◀les▶ maisons bourgeoises en France.
Quant aux gratte-ciel, ◀l’▶ère en est bien passée. Sauf à New York, ils ne sont pas rentables.
10.
Comment ils sont scrupuleux ou non
◀L’▶Américain ne pardonne pas une erreur ◀de▶ 2 cents dans un compte, mais se trompe joyeusement ◀d’▶un pays quand il bombarde, ◀d’▶un siècle quand il cite ◀l’▶histoire, ◀d’▶un ordre spirituel quand il critique un livre.
Ce qu’il ne tolère pas, c’est ◀le▶ mensonge, et là précisément où ◀le▶ Français ◀le▶ considère comme allant ◀de▶ soi, j’entends vis-à-vis de ◀l’▶État. Quand vous entrez en Amérique, on vous demande ◀de▶ remplir des questionnaires comportant des questions ◀de▶ ce genre : « Buvez-vous ? Modérément ? À ◀l’▶excès ? Fumez-vous ? Avez-vous d’autres vices ? Êtes-vous partisan ◀de▶ doctrines tendant au renversement des institutions américaines ? » Vous pouvez répondre que vous êtes alcoolique et anarchiste, on vous laissera entrer. Mais si vous dites sous ◀la▶ foi du serment, que vous ne ◀l’▶êtes pas, et que votre vie plus tard prouve que vous ◀l’▶êtes, ◀l’▶amende ou ◀la▶ peine ◀de▶ prison seront triplées. Tout repose ici sur ◀la▶ parole donnée, seul fondement ◀d’▶une réelle démocratie. Je mets à part ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶Immigration Service, déjà nommé, institution spécifiquement américaine dans ce sens qu’on n’en connaît point ailleurs ◀l’▶équivalent, et cependant bien faite pour exciter ◀l’▶indignation ◀de▶ ◀l’▶Américain moyen s’il en soupçonnait ◀les▶ coutumes. Ce qui ne risque guère ◀de▶ se produire jamais, puisqu’aucun journaliste n’est admis à enquêter sur ◀les▶ mystères ◀d’▶Ellis Island.
11.
Comment ils se battent
Voici ◀le▶ contraste ◀le▶ plus profond entre ◀l’▶Ancien et ◀le▶ Nouveau Monde : leur manière ◀de▶ réagir à ◀la▶ souffrance. Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ mort à ◀la▶ guerre.
◀Le▶ Français, élevé dans ◀l’▶idée que dulce et decorum est pro patria mori, accepte ◀de▶ se faire tuer non point par fanatisme, religieux, comme ◀le▶ Japonais, ni par esprit quasi sportif comme ◀l’▶Américain, mai par une sorte ◀de▶ fatalisme inconscient. (Je ne parle pas du héros, mais du troupier moyen, sans opinion.) Il pense qu’il faut ce qu’il faut, et qu’il faut cela, et que c’est ainsi depuis des siècles, et qu’on ne peut pas y échapper.
◀L’▶Américain, bien au contraire, considère ◀la▶ souffrance et ◀la▶ mort comme des accidents insensés, que rien au monde ne peut rendre acceptables ou justifiables. ◀L’▶idée que ◀la▶ souffrance puisse devenir féconde ne ◀l’▶effleure pas, tandis qu’elle règne sur notre inconscient, résidu des plus solennelles traditions religieuses ◀de▶ ◀l’▶Occident. C’est pourquoi ◀les▶ Français avancent sous ◀le▶ feu ◀de▶ ◀l’▶ennemi, tandis que ◀les▶ Américains s’assurent d’abord — quitte à payer ◀le▶ prix qu’il faut en matériel — que ◀les▶ batteries ◀d’▶en face ont été écrasées.
Cette folie apparente ◀de▶ ◀l’▶Européen dénote un certain degré ◀de▶ spiritualité, car ◀l’▶esprit se nourrit ◀de▶ sacrifices. Tandis que ◀le▶ bon sens américain trahit une certaine ignorance des conditions premières ◀de▶ ◀la▶ vie spirituelle. ◀Les▶ uns préfèrent ◀les▶ raisons ◀de▶ vivre à ◀la▶ vie même, et pour ◀les▶ autres, c’est ◀l’▶inverse.
12.
Comment ils élèvent leurs enfants, ou non
◀La▶ journée ◀d’▶école s’ouvre par une cérémonie patriotique et religieuse. Un des enfants préside, debout devant ◀la▶ classe. Il lit le premier verset ◀d’▶un psaume, ◀la▶ classe répond par le second, il lit le troisième, etc. À ◀l’▶antiphone succède ◀le▶ Notre Père, puis ◀le▶ chant du Star-Spangled Banner, et enfin ◀le▶ serment au drapeau. I’m proud to be an American ! (Ceci dans ◀les▶ écoles publiques du New Jersey. Cette coutume varie beaucoup selon ◀les▶ États et selon ◀les▶ directeurs ◀d’▶école.) ◀Le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ journée n’est guère fatigant, et ◀les▶ devoirs à domicile s’expédient en moins ◀d’▶une demi-heure. Quant aux notes, elles ne sont pas chiffrées. C’est : excellent, bon, suffisant ou défectueux. Et elles ne portent pas seulement sur ◀l’▶histoire et ◀l’▶arithmétique, mais sur ◀le▶ « sens social », « ◀l’▶adaptation au milieu », ◀les▶ sports, ◀les▶ qualités ◀d’▶initiative, et ◀l’▶intérêt pris aux leçons. ◀Les▶ petits étrangers sont mal vus, et fréquemment persécutés, sous ◀l’▶œil apparemment aveugle ◀de▶ ◀l’▶institutrice. Tous ◀les▶ parents européens qui ◀le▶ peuvent font passer leurs enfants, après un an ◀d’▶essai, dans une école privée.
Au foyer, ◀les▶ parents jouent à peu près ◀le▶ rôle des rois dans ◀les▶ États démocratiques. Pratiquement, ils ont démissionné. Souvent, ◀les▶ rôles sont renversés. ◀Les▶ enfants préfèrent ◀le▶ Herald Tribune au Times, parce que ◀le▶ Tribune publie ◀le▶ dimanche un supplément ◀de▶ comics en couleur. Occasion ◀de▶ conflits hebdomadaires, car ◀le▶ père s’est jeté le premier sur ◀la▶ suite des hauts faits ◀de▶ Superman. ◀L’▶enfant doit se contenter des nouvelles politiques, qu’il lit à plat ventre sur ◀le▶ tapis, non sans poser force questions qui gâtent ◀le▶ plaisir du père.
Sur quoi ◀la▶ petite fille ◀de▶ 6 ans décroche ◀le▶ téléphone, s’installe sur ◀le▶ divan, et bavarde avec une amie. Une fille ◀de▶ 12 à 15 ans occupe ◀le▶ téléphone deux heures par jour. À 16 ans, elle prie ses parents ◀de▶ se retirer du living-room parce qu’elle a invité quelques amis à elle.
On ne fesse plus ◀les▶ enfants depuis Freud. Très peu de parents ont lu Freud, mais presque tous parlent couramment ◀de▶ complexes.
◀Les▶ Européens qui persistent dans leurs méthodes ◀d’▶éducation européenne ne tardent pas à recevoir ◀la▶ visite ◀de▶ voisins avides ◀de▶ s’instruire : cette façon ◀d’▶exiger ◀le▶ respect des enfants, ◀de▶ ◀les▶ faire travailler et lire, et même ◀de▶ leur donner des ordres, ne serait-ce pas un système nouveau, qu’il serait criminel ◀d’▶ignorer ?
13.
Comment vous réussirez ou non en Amérique
◀L’▶Américain moyen vit encore sur ◀l’▶idée qu’il a tout comme un autre sa chance ◀de▶ devenir riche. Cette idée, réfutée par toutes ◀les▶ statistiques, lui est inculquée dès ◀le▶ Kindergarten. ◀Le▶ cinéma ◀l’▶entretient et ◀l’▶exporte. Vous pensez donc, quand vous entrez en Amérique, que c’est là que se cachait cette fortune qu’un juste sort vous doit et vous tient en réserve. Or vous avez beaucoup moins ◀de▶ chance ◀de▶ ◀la▶ trouver qu’un indigène, qui lui-même, n’en a qu’une sur mille.
Voici ◀la▶ liste ◀de▶ vos handicaps Vous savez mal ◀l’▶anglais. Vous vous fâchez trop vite. Vous tenez à ceci plutôt qu’à cela. Vous travaillez trop bien ou peut-être trop vite. Vous n’êtes pas ponctuel. Vous croyez aux passe-droits et aux coupe-file. Vous prenez trop ◀de▶ temps pour déjeuner. Vous vous expliquez trop et vous manquez ◀de▶ cette espèce ◀de▶ brutalité froide et contenue qui vous ferait prendre au sérieux. De plus, ◀les▶ hommes se méfieront ◀de▶ vous, s’ils sont mariés, à cause de ◀la▶ réputation que leurs femmes vous font sur ◀la▶ foi ◀de▶ quelques romans, du sourire ◀de▶ Boyer, ◀de▶ ◀la▶ moustache ◀de▶ Menjou, et ◀de▶ ◀l’▶intérêt réel — soit dit à votre honneur — que vous portez au sexe faible.
J’ai vu des Français, à New York, qui se rendaient ridicules au dernier point en affectant ◀l’▶allure qu’on attribue chez eux à ◀l’▶homme d’affaires américain.
Soyez calmes, sans froideur mesquine, n’essayez pas ◀d’▶en imposer. Supprimez ◀les▶ formules du type : « Je m’excuse ◀de▶ vous importuner et ◀de▶ vous prendre un temps précieux », car en effet ◀le▶ temps est précieux. Dites ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu ce qui vous amène, ce que vous savez faire et combien vous demandez. Sachez attendre longtemps ◀la▶ réponse, non sans chercher ailleurs tout ce qui peut se présenter. Restez cordial devant un refus : ◀les▶ seuls échecs irrémédiables sont ceux qu’on a l’air ◀de▶ subir en pensant : voilà bien ma chance !
Si vous êtes passionné pour ◀la▶ politique, c’est-à-dire pour ◀le▶ jeu des partis, cachez-◀le▶. Cette manie française inquiéterait. Si vous êtes pauvre ou riche, ne ◀le▶ cachez pas. Cela se saurait. (Point ◀de▶ secret des banques.) Sur ◀le▶ chapitre ◀de▶ ◀l’▶argent, ◀l’▶Américain n’est point naïf, ni hâbleur. Il est exact et réaliste, exempt ◀de▶ nos complications paysannes, ◀de▶ nos pudeurs ◀d’▶aristocrates ruinés, ◀de▶ nos revendications ouvrières et bourgeoises.
Si vous ne réussissez pas, n’accusez ni ◀le▶ sort, ni ◀les▶ gens, ni ◀les▶ choses, mais vous seul : alors vous serez Américain, et vous aurez une chance ◀de▶ réussir.
Aux femmes ◀de▶ toute condition qui débarquent dans leur pays, ◀les▶ Américains recommandent : prenez un avocat, un docteur, un dentiste, un compte en banque et une police ◀d’▶assurance. Vous serez alors à toute épreuve, et respectée.
14.
Comment on y devient fou
Dans ◀les▶ grandes villes, et à New York surtout, vous prenez une telle habitude ◀de▶ n’être pas regardé, pas vu, et pas jugé, que vous en profitez naturellement pour devenir fou.
Il en va bien différemment dans ◀les▶ villages. Vous y deviendrez fou aussi, mais pour des raisons toutes contraires. Par compression sociale, irrésistiblement et cordialement intransigeante.
J’ai observé souvent ◀l’▶espèce ◀de▶ vertige qui s’empare des Européens après quelques mois ◀d’▶Amérique, précisons : ◀de▶ grande ville américaine. ◀Les▶ mesures ont changé autour ◀d’▶eux. ◀Les▶ cadres sociaux n’y sont plus, pour ◀les▶ maintenir dans une routine protectrice. ◀La▶ femme voit s’ouvrir devant elle une liberté qui ◀l’▶étourdit, et tout est disposé pour qu’elle en use. Marques ◀de▶ son autonomie : un job, un compte en banque, un avocat, un coiffeur, des amis « à elle ». Elle s’adaptera plus vite et mieux que ◀le▶ mari aux conditions ◀de▶ succès dans ◀le▶ Nouveau Monde.
◀L’▶homme cherche encore à s’orienter, dans un monde qui paraît dépourvu ◀de▶ repères. Ce qu’il tenait pour sa valeur bien personnelle ne trouve pas court ici, n’est donc qu’un handicap. Il se voit plongé dans une foule où son bien et son mal passent inaperçus, et en tout cas ne sont pas pris au tragique. « Un homme en vaut un autre », lui dit-on. Il lui faut apprendre ◀les▶ règles ◀d’▶un jeu nouveau, où ◀les▶ coups ◀les▶ mieux médités ratent vingt fois ; mais un jour ◀le▶ destin négligent lui offrira une chance imméritée qu’il lui faudra saisir au vol : ◀le▶ moindre scepticisme ◀la▶ tuerait.
Ainsi jetés dans ◀l’▶improvisation, personne ne peut prévoir comment ils s’en tireront, ces deux Français dont en Europe j’eusse tiré ◀l’▶horoscope ◀les▶ yeux fermés, sans demander même leurs dates ◀de▶ naissance.
15.
Comment un Américain moyen juge la France
Au lendemain ◀de▶ ◀la▶ démission ◀d’▶un énième cabinet à Paris, un Américain me disait :
— En France, n’importe quel problème ◀d’▶ajustement économique devient aussitôt politique, c’est-à-dire qu’il provoque des discours plus ou moins littéraires, un torrent ◀de▶ clichés qui n’ont aucun rapport avec ◀la▶ question, et des affirmations grandiloquentes ◀d’▶attachement indéfectible aux principes généraux ◀de▶ ◀la▶ gauche ou ◀de▶ ◀la▶ droite. Posez la question ◀d’▶une répartition des huiles et savons par ◀l’▶État, et vous serez bientôt en plein délire : tous ◀les▶ partis nommeront des commissions pour savoir si ◀l’▶usage du savon favorise sournoisement ◀le▶ fascisme, ou bien ◀la▶ mainmise moscoutaire. Ces commissions d’ailleurs ne seront occupées qu’à clamer, ◀la▶ cravate en bataille, des résolutions farouchement patriotiques, ou républicaines jusqu’à ◀la▶ mort. Plus question du savon. Brossez-vous.
Nous ne posons pas ◀de▶ question ◀de▶ principe à propos de ce produit utile et hygiénique. S’il y a crise dans ◀la▶ fabrication et dans ◀la▶ répartition ◀de▶ ◀l’▶article, nous étudions ces deux questions, et prenons ◀les▶ mesures nécessaires pour ◀les▶ résoudre, non pas pour qu’on en parle. Notre tendance est ◀de▶ nous en remettre à une agence ◀d’▶État, qui généralement fait ◀le▶ travail à ◀la▶ satisfaction du plus grand nombre, puis se dissout.
C’est ainsi que ◀de▶ 1942 à 1946, ◀l’▶État américain a contrôlé ◀les▶ prix, ◀la▶ répartition ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre aux entreprises publiques et privées, celle des matières premières, et ◀d’▶une façon générale toute ◀l’▶économie ◀de▶ guerre, laquelle représentait environ ◀les▶ 9/10 ◀de▶ ◀la▶ production. ◀Le▶ job a été bien fait : ◀l’▶Allemagne et ◀le▶ Japon ont été battus. Et ◀les▶ agences ◀de▶ contrôle des prix, ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre et des matières premières se dissolvent l’une après l’autre, sans trop ◀d’▶histoires.
Ce qui veut dire que pendant quatre ans, ◀l’▶Amérique a « nationalisé » (ou plus exactement étatisé) toute son industrie et tout son commerce, sans dépense ◀de▶ salive patriotique, pour des raisons bien évidentes, connues ◀de▶ tous, et qui ne relevaient point ◀de▶ ◀la▶ lutte des partis. C’est pourquoi ◀les▶ partis ne s’en sont point occupés, et n’ont point jugé nécessaire ◀de▶ proclamer ◀l’▶union sacrée, au terme ◀de▶ négociations dramatiques, coupées ◀de▶ pathétiques interventions des vieux chefs, et ◀de▶ bouillantes interruptions ◀de▶ ◀la▶ jeune garde. ◀Les▶ partis, dans ◀les▶ commissions du Congrès et du Sénat, se sont bornés à des échanges ◀d’▶arguments souvent brutaux, au cours ◀d’▶enquêtes rétrospectives sur ◀l’▶administration ◀de▶ ces agences. Peu importe : ◀le▶ travail était fait.
En France, ◀les▶ partis s’arrangent en général pour rendre tous ◀les▶ problèmes aussi insolubles que leurs principes respectifs sont incompatibles. Cela conduit à des crises mortelles. Alors ◀les▶ chefs ◀de▶ partis baissent ◀le▶ nez, font appel à ◀l’▶union sacrée, et délèguent tout pouvoir à ◀l’▶État, qui est en ◀l’▶espèce un nouveau chef ◀de▶ gouvernement. Ce dernier, pris au dépourvu, change subitement ◀de▶ direction — crise ministérielle, c’est-à-dire vidange des responsabilités — et repart dans une politique nécessairement improvisée, puisqu’il a reçu ses pouvoirs au moment même où il devrait en faire un usage maximum, ◀de▶ toute urgence. Ainsi ◀le▶ système français suppose que ◀le▶ nouveau venu, encore tout étourdi ◀de▶ sa puissance, et qui ne sait pas où ◀l’▶on cache ◀les▶ dossiers, doit juger plus sagement en 24 heures que ◀le▶ vieux routier n’avait su ◀le▶ faire en plusieurs mois. ◀Les▶ Anglais ont ce proverbe : « Ne changez pas ◀de▶ chevaux au milieu du fleuve. » ◀Les▶ Français prétendent empêcher un accident ◀de▶ chemin de fer en votant avec émotion ◀le▶ renvoi ◀de▶ ◀l’▶ingénieur en chef et son remplacement à la dernière seconde soit par un antifasciste convaincu, soit par un bénéficiaire éprouvé ◀de▶ ◀la▶ tradition dite nationale…
Et si nous ne sommes pas là pour consentir un prêt, payant ◀la▶ casse, vous parlez ◀de▶ notre hypocrisie…
Avec tout cela, je me demande bien pourquoi nous adorons ◀la▶ France comme une femme ! Pour sa grâce et pour ses faiblesses ◀de▶ grande coquette blessée, peut-être. Mais aussi pour une certaine sagesse, une certaine retenue ou rigueur, un certain équilibre élégant et hardi, qui nous en imposent encore… Nous faisons à ◀la▶ France un crédit démesuré, plus qu’à nul autre pays au monde. ◀Le▶ sentez-vous ? À vous ◀de▶ n’en point abuser. C’est d’ailleurs très facile, me semble-t-il. Soyez honnêtes dans ◀les▶ négociations, comme ◀le▶ fut votre Herriot, que nous respectons. Et cessez ◀de▶ répéter sur notre compte des sottises pittoresques ou méprisantes. Nous sommes adultes.
16.
Comment un Américain moyen voit ◀le▶ monde
Quels sont, se dit-il, ◀les▶ pays qui marchent ◀le▶ mieux en Europe ?
◀Les▶ États scandinaves, ◀la▶ Suisse, ◀la▶ Hollande, et ◀la▶ Grande-Bretagne. Ce sont des démocraties en majorité socialistes, ce qui peut inquiéter, mais aussi en majorité protestantes, ce qui doit rassurer. Ils ont donné nos meilleurs immigrants, ceux qui ont fondé nos vieilles familles.
Quels sont ◀les▶ pays qui marchent mal et qui nous créent ◀le▶ plus ◀d’▶ennuis ?
◀L’▶Espagne et ◀le▶ Portugal, parce que ce sont des dictatures, et peu importe qu’elles réussissent matériellement, elles n’achèteront jamais notre respect. ◀L’▶Europe Centrale et ◀les▶ Balkans, livrés aux Russes, qui ◀les▶ mettent au pillage, ce qui est peu rationnel : ils feraient mieux ◀de▶ ◀les▶ équiper, puisque ce sont leurs colonies. ◀L’▶Allemagne nous plaît mieux que ◀la▶ Pologne : pays ◀de▶ blonds et ◀les▶ noirs sont suspects, tous ◀les▶ villains ◀de▶ nos films ont ◀les▶ cheveux noirs. De plus ◀l’▶Allemand est propre et travailleur, et mon arrière-grand-mère était du Wurtemberg. ◀Les▶ Italiens ? Nous en aurons bientôt autant chez nous qu’il en reste là-bas. Nous aimions beaucoup ◀La▶ Guardia, que nous baptisions ◀la▶ Fleurette. Nous n’avons jamais admiré Mussolini, comme ◀l’▶ont fait ◀les▶ bourgeois ◀d’▶Europe : ce n’était pas un regular guy. ◀Le▶ Vatican a ◀la▶ plus vieille diplomatie secrète du monde : c’est sans doute lui qui sait ◀le▶ mieux comment traiter ces États turbulents, susceptibles et toujours prêts à se battre.
Oui, ◀l’▶Europe, ce sont nos Balkans.
Mais il y a ◀l’▶Amérique du Sud, il y a ◀les▶ Russes, il y a ◀l’▶Asie, voilà ce qui compte pour ◀le▶ commerce et pour ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀la▶ paix.
Vous avez bien envie ◀de▶ savoir ce que je pense ◀de▶ ◀l’▶URSS ? moi aussi… Une moitié ◀de▶ moi-même se révolte au spectacle de ◀la▶ mauvaise volonté internationale des Soviets, ◀de▶ cette brutalité vis-à-vis de leurs sujets, ◀de▶ ce mépris ◀de▶ ◀la▶ vie humaine en gros et en détail, ◀de▶ ce refus ◀d’▶ouvrir leurs frontières, ◀de▶ ◀l’▶esclavage où ils tiennent leur presse, et ◀de▶ ◀l’▶orgueil ◀de▶ parvenus ◀de▶ ◀l’▶industrie et des sciences appliquées dont ils font montre, même quand ils viennent chez nous. Cette moitié ◀de▶ moi n’irait peut-être pas jusqu’à demander une guerre préventive, mais elle ◀l’▶accepterait sans doute dans ◀le▶ cas ◀d’▶un nouveau Pearl Harbour. Quant à l’autre moitié, elle ne demande qu’à s’ouvrir à ◀l’▶amitié ◀de▶ ce grand peuple des plaines qui se met à nous ressembler si curieusement. Nous n’avons guère plus que lui ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vie privée, nous avons ◀le▶ même goût ◀de▶ ◀la▶ production en masse et sans y regarder ◀de▶ trop près, du travail par équipes pour battre un record, du gaspillage, des chants et des beuveries.
On dit que c’est ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶Asie qui nous sépare. Car en réalité, nous touchons à ◀l’▶Asie. Nous sommes une puissance maritime, et cela compense ◀la▶ proximité géographique ◀de▶ ◀la▶ Russie. Pourquoi donc aurions-nous organisé, par ◀les▶ soins ◀de▶ ◀la▶ marine ◀de▶ guerre, et comme pour démontrer sa force à toute épreuve, ◀les▶ expériences ◀de▶ Bikini ? C’était un clair avertissement aux Russes. ◀La▶ Chine est un ◀de▶ nos grands marchés, ◀le▶ Japon un ◀de▶ nos gros clients. C’est là que ◀les▶ choses pourraient se gâter…
Quant à nos bons voisins « Latins », je ne sais pourquoi, chaque fois que nous leur serrons la main, ils pincent ◀les▶ lèvres, comme, si ◀l’▶on venait de leur marcher sur ◀le▶ pied. Ils ont ◀les▶ cheveux noirs, attention. Mais dans trois ◀de▶ leurs États, ◀les▶ dernières élections se sont passées presque sans coups de fusil. Peut-être atteindront-ils bientôt ◀l’▶âge ◀de▶ majorité civique où ◀la▶ démocratie devient possible…
To sum up : Liberté, Prospérité et Poursuite du Bonheur, ce sont là mes trois idéaux. Et je ne ◀les▶ vois réalisés qu’en Amérique.
17.
Comment ◀l’▶Europe peut aider ◀l’▶Amérique
Comme je m’en veux ◀de▶ chacun ◀de▶ mes articles trop favorables ou trop critiques sur ◀l’▶Amérique ! Car ◀le▶ contraire, chaque fois, peut aussi être vrai.
Car ces rêveurs sont aussi, et souvent, ◀de▶ vieux cornichons à lunettes, aux lèvres minces, sachant compter leurs sous et damner ◀les▶ buveurs ◀de▶ whisky ; ces fils ◀de▶ puritains, ◀de▶ charmants petits coquins ; ces joueurs ◀de▶ base-ball, ◀de▶ pédants logiciens ; ces grands souriants, des névrosés ; ces dynamiques, des timorés ; ces commerçants, des utopistes généreux ; ces « fondamentalistes », des déistes hérétiques ; et ces pieux catholiques, des amateurs réjouis ◀de▶ confessionnaux climatisés munis ◀d’▶une « grille désodorisante »… Ils sont modernes. Car avec une belle énergie et beaucoup moins ◀de▶ naïveté que nous ne ◀le▶ pensons, ils embrassent mieux que nous ◀la▶ confusion du siècle, ils y sont installés carrément, et ils ◀l’▶exploitent non sans une sorte ◀de▶ bon sens pour que ◀le▶ plus grand nombre en tire ◀le▶ plus ◀de▶ profit.
Comme tous ceux qui décrivent une nation étrangère, j’ai péché par stylisation. Ajouter des nuances à mon tableau n’arrangerait pas grand-chose à cet égard. Ce qui échappe par définition à toute formule ou forme ◀d’▶expression, c’est ◀l’▶incohérence du réel. (Tout ce que ◀l’▶on peut en dire, c’est qu’on ◀l’▶éprouve.) Or justement, ◀la▶ civilisation américaine souffre ◀d’▶une grave incohérence interne. Mais je vois bien que je n’ai pas su ◀la▶ faire sentir autant que je ◀la▶ sens. Et peut-être n’y parviendrai-je que ◀d’▶une manière négative : en suggérant certaines mesures et attitudes spirituelles que ◀l’▶Europe seule peut opposer ou proposer à ◀l’▶Amérique.
Cinq choses témoignent ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ sa présence active dans une culture. ◀Les▶ meilleurs d’entre nous ◀les▶ ont encore, tandis que ◀les▶ masses, chez eux ◀les▶ fuient, et que leurs élites ne s’en approchent qu’en hésitant. Ils nous sont supérieurs à tant d’autres égards ; saurons-nous garder au moins cela ?
◀Le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ complexité. ◀La▶ tendance générale à simplifier, à géométriser, typique ◀d’▶une civilisation mécanisée, est signe ◀de▶ lourdeur ◀d’▶esprit, ◀de▶ paresse ◀d’▶âme, ◀d’▶appauvrissement ◀de▶ ◀la▶ vitalité. En politique, c’est ◀le▶ respect des complexités organiques qui peut seul ménager des libertés réelles.
◀Le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶échec, ◀de▶ sa nécessité métaphysique et ◀de▶ sa valeur ◀d’▶enseignement spirituel. ◀La▶ croyance exclusive à ◀la▶ réussite est ◀le▶ signe ◀d’▶une vue bornée ◀de▶ notre condition humaine, de même que ◀le▶ goût des formes parfaitement arrondies révèle une pauvre conception ◀de▶ ◀l’▶art.
◀Le▶ sens des formes, des symboles, des signes et des correspondances. On ne peut pas impunément se vêtir ◀de▶ n’importe quelle couleur sous prétexte que cela fait bien, construire une banque qui a l’air ◀d’▶une église, et une église qui a l’air gothique quand plus rien ne ◀l’▶est en nous ni autour ◀d’▶elle. Un peuple, s’il éduque son sens des formes, cesse ◀d’▶imiter et se met à créer.
◀La▶ réduction du fait à une signification. ◀L’▶Américain croit aux faits, dur comme fer. Il ◀les▶ réduit d’ailleurs en chiffres et se sent aussitôt rassuré. Mais un fait n’est qu’un signe dans une équation, une lettre ou une virgule dans une phrase, on ne peut ◀le▶ lire qu’avec tout ◀le▶ contexte. S’en tenir aux faits seuls, aux faits bruts, c’est une timidité ◀de▶ ◀l’▶esprit qui recule devant son acte propre : donner un sens, voir au-delà, relier ◀les▶ moyens aux fins.
◀La▶ volonté ◀de▶ prendre conscience. J’ai dit qu’ils rêvent. J’ajouterai qu’ils détestent celui qui vient ◀les▶ réveiller. Ils ◀le▶ tiennent pour pervers et masochiste. Et il est vrai que ◀la▶ conscience s’éveille généralement dans ◀la▶ douleur, mais ils préfèrent ◀l’▶anesthésie. Aussi n’ont-ils pas ◀de▶ philosophes, ni ◀de▶ mystiques, mais beaucoup de paradis artificiels à bon marché : ◀l’▶alcool et Hollywood, ◀les▶ pin-up-girls et ◀le▶ glamour, Superman et ◀les▶ sports à ◀la▶ radio. Et ils s’entourent ◀d’▶objets polis, luisants, emballés dans ◀de▶ ◀la▶ cellophane, qui n’offrent plus ◀d’▶aspérités et ne posent plus aucune question ; ◀de▶ mécanismes qui répondent à leur place ; et ◀de▶ musiques qui empêchent ◀d’▶entendre ◀le▶ silence. Ils s’imaginent qu’un certain nombre ◀de▶ recettes et ◀de▶ martingales — d’ailleurs communiquées à tous ◀les▶ joueurs — suffiraient pour que chacun gagne. Enfin, ils ne croient pas au Mal…
◀Le▶ krach ◀de▶ 1929, Hitler, ◀la▶ guerre, et quelques privations ont causé les premières fissures dans cet édifice ◀d’▶inconscience que chacun s’ingéniait à rendre étanche, — inconsciemment. Ce sont là des secousses extérieures. Qui sait si une loi ◀de▶ ◀l’▶esprit ne ◀les▶ rend pas ◀d’▶autant plus fortes et fréquentes que ◀les▶ poussées intimes ◀de▶ ◀la▶ conscience sont plus méthodiquement refoulées ? Qui sait quels malheurs historiques un réveil spirituel ◀de▶ ◀l’▶Amérique ne pourrait pas lui épargner ? Si ◀l’▶Europe peut y contribuer, elle aura bien mérité ◀de▶ ◀la▶ planète.
18.
Comment ◀l’▶Amérique peut aider ◀l’▶Europe
Seuls, ◀les▶ Européens — je connais leurs complexes — trouveront trop dures pour ◀l’▶Amérique ◀les▶ quelques pages qui précèdent. ◀L’▶Amérique a ◀les▶ reins solides. Elle a, sur tout autre pays que je connaisse, ◀l’▶avantage ◀d’▶accueillir ◀les▶ critiques avec mieux que ◀de▶ ◀la▶ tolérance : avec une volonté souriante mais sérieuse ◀d’▶apprendre et ◀de▶ s’améliorer. J’y vois ◀le▶ signe ◀de▶ sa force.
Qui n’a pas lu ◀les▶ éreintements ◀de▶ ◀l’▶esprit américain auxquels se livrent avec exubérance ◀les▶ revues et ◀les▶ journaux américains ne sait pas ce que c’est que ◀la▶ confiance en soi.
Ceci dit, je me retourne vers mes compatriotes européens et je leur dis : si vous voulez que ◀l’▶Europe dure encore — et ◀le▶ reste du monde en a besoin — ne vous contentez pas ◀d’▶appeler périodiquement ◀l’▶Amérique à votre secours, quitte à ◀la▶ mépriser sitôt ◀le▶ travail fait. Sachez que ◀les▶ Américains ont beaucoup mieux à nous donner que des frigidaires, des capitaux et des avions. Ils ont libéré nos villages. Libérons-nous à leur contact, à leur exemple, ◀de▶ ◀l’▶esprit villageois.
Apprenons ◀d’▶eux à mépriser ◀le▶ politicien mais à respecter ◀l’▶homme d’État ; à perdre aux élections sans insulter ◀le▶ vainqueur, et à gagner sans écœurer ◀le▶ vaincu.
Apprenons ◀d’▶eux à tenir parole, à nous laver, à boire du lait, à être à ◀l’▶heure, à ne pas couper ◀les▶ files par principe, à observer ◀les▶ règles du jeu dans ◀la▶ mesure où elles sont raisonnables, à faire crédit, à payer nos impôts, à exiger des fonctionnaires décents, à trouver ◀les▶ gens drôles plutôt que ridicules s’ils ont d’autres allures que nous.
Apprenons ◀d’▶eux ◀la▶ valeur créatrice ◀d’▶un certain gaspillage lyrique, dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ vie ; car notre économie minutieuse des moyens, surestimée par ◀l’▶École et ◀l’▶État, et par toute ◀la▶ morale bourgeoise, trahit aussi un vice ◀de▶ ◀l’▶âme. Apprenons ◀d’▶eux ◀le▶ sens spirituel ◀de▶ ◀la▶ mise en pratique, à tous risques, ◀d’▶un idéal même imparfait ; car notre rigorisme intellectuel masque souvent des lâchetés ◀de▶ frileux.
Enfin, apprenons ◀d’▶eux ◀le▶ souci ◀d’▶être dignes non seulement ◀d’▶un passé qui nous a faits, mais surtout ◀d’▶un avenir qu’il dépend ◀de▶ nous ◀de▶ faire. Cette attitude détient ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ liberté. Car il n’est ◀de▶ liberté réelle qu’en avant, dans tous ◀les▶ ordres, à chaque instant, — si ◀l’▶on veut bien y réfléchir en refermant ce petit livre.