Épilogue
La▶ route américaine
◀L’▶Européen parle parfois ◀de▶ sa conception ◀de▶ ◀la▶ vie ; ◀l’▶Américain (◀l’▶Anglais aussi) ◀de▶ son way of life, littéralement : ◀de▶ sa route ◀de▶ vie. Ce qui est pour ◀le▶ Latin concept, forme arrêtée, devient chez eux chemin, voie et mouvement.
C’est pourquoi je prendrai ◀les▶ routes ◀d’▶Amérique comme un symbole du rêve et ◀de▶ ◀la▶ volonté du Nouveau Monde.
On croyait close ◀l’▶ère des pionniers, ◀l’▶ère des défricheurs ◀de▶ savanes qui firent reculer ◀la▶ frontière ◀de▶ décade en décade, à travers ◀le▶ Far West, jusqu’à ce qu’ils eussent rejoint ◀les▶ terres du Pacifique. On ne pouvait plus rien ajouter aux plus hauts gratte-ciel ◀de▶ New York, à ces grandiloquents témoins ◀de▶ ◀la▶ Crise ◀de▶ 1929, où ◀les▶ affaires périssent et ◀les▶ bureaux se vident au-dessus du 50e étage, pour peu que ◀la▶ pression baisse à Wall Street. Un grand malaise étreignait ◀l’▶âme américaine, prise ◀de▶ nausée dès qu’elle ressent ◀l’▶approche ◀d’▶une limite infranchissable. Où s’élancer encore ? Comment sortir ◀de▶ cet embouteillage ◀de▶ richesses matérielles ? Il restait à construire des routes.
Depuis quinze ans, ◀les▶ autostrades américaines allongent sans répit leur ruban ◀de▶ béton, semblables à ◀la▶ trace ◀d’▶un grand fer à repasser au travers des savanes, des cultures et des territoires urbains. Cet effort gigantesque se poursuit en silence à travers tout ◀le▶ continent. Personne n’en parle. On n’a pas eu besoin ◀de▶ changer ◀de▶ régime pour ◀le▶ réaliser. ◀Les▶ autostrades américaines ne sont pas une réclame politique, ni même un expédient pour lutter contre ◀le▶ chômage. Elles sont ◀le▶ produit du rêve et ◀de▶ ◀la▶ vitalité inépuisable ◀d’▶un peuple libre, et qui voit grand sans se forcer. Voici enfin un spectacle émouvant qui n’effraie pas, mais au contraire atteste une force paisible.
Trois pistes parallèles dans chaque sens, séparées par une large bande gazonnée où ◀l’▶on s’est ingénié à conserver, ici et là, un grand arbre isolé, témoin ◀de▶ ◀la▶ Prairie. Trois pistes blanches délimitées par des lignes jaunes et noires, entre lesquelles se déplacent lentement, ◀de▶ droite à gauche, ◀de▶ gauche à droite, entre 100 et 130 à ◀l’▶heure, des millions ◀de▶ larges voitures. Une telle aisance dans ◀la▶ vitesse, ◀l’▶absence ◀de▶ secousses et ◀d’▶obstacles, ◀l’▶enivrante continuité du déferlement général, tout cela vous donne après quelques minutes ◀l’▶illusion ◀d’▶une puissance immobile qui vaincrait ◀la▶ distance par ◀le▶ charme, attirant ◀les▶ villes à soi et déplaçant ◀de▶ vastes paysages au gré ◀d’▶une curiosité rêveuse. Mais soudain ◀le▶ regard est pris par un panneau rutilant sur ◀la▶ droite, puis mitraillé à bout portant par vingt, par cent panneaux ◀de▶ toutes formes et couleurs. Sans relâche, ils croissent en gros plan et disparaissent en coup de vent, jusqu’à ce que ◀l’▶œil s’éduque et se mette à déchiffrer cette espèce ◀de▶ manuel ◀de▶ conduite et ◀de▶ morale élémentaire (avec publicité dans ◀le▶ texte) dont ◀les▶ phrases fragmentées s’échelonnent tout au long des superhighways. « Perdez une minute, épargnez une vie !… Gardez votre droite… Dépassez à gauche… Avez-vous pensé à ◀l’▶anniversaire ◀de▶ votre femme ?… Donnez-lui un aspirateur Smith… Des bonbons Johnson… Ici, trois tués par jour… Lisez ◀la▶ Bible… Cabines ◀de▶ touristes à 100 yards… Ferry-boat du Delaware en grève… Faites un détour par Philadelphie… Et arrêtez-vous à ◀l’▶hôtel Franklin… Ralentissez, région ◀de▶ daims… ◀Les▶ partis se réconcilient… autour ◀d’▶un verre ◀de▶ champagne Renault !… Avez-vous vérifié votre niveau ◀d’▶huile ?… ◀L’▶État de Pennsylvanie vous souhaite ◀la▶ bienvenue… Et limite votre vitesse à cinquante miles… 500 dollars ◀d’▶amende, ou un an ◀de▶ prison… ou ◀les▶ deux ensemble… Dieu bénisse ◀l’▶Amérique… »
Je ferme ◀les▶ yeux et j’écoute ◀le▶ grondement sourd des pneus qui mordent ◀le▶ béton. En cinq heures nous aurons couvert ◀les▶ 400 kilomètres qui séparent ◀le▶ centre ◀de▶ New York de Washington, en traversant deux villes énormes : Philadelphie et Baltimore. ◀La▶ vitesse rétrécit ◀l’▶espace américain ; ◀les▶ routes ◀de▶ ◀la▶ vitesse lui créent enfin des cadres. Quand cette surface sera suffisamment organisée, vers quoi pourra bien se tourner ◀l’▶effort collectif ◀de▶ ce peuple ? Peut-être vers ◀la▶ profondeur, vers ◀la▶ culture, vers ces problèmes que ◀le▶ grand nombre a toujours fuis, partout. Peut-être alors ◀les▶ masses elles-mêmes comprendront-elles qu’il n’est qu’un seul infini véritable : celui que chacun porte en soi, celui ◀de▶ ◀l’▶âme inépuisable. Ce jour-là, ◀les▶ glorieux highways aboutiront enfin à ◀l’Homme.