(1947) Tapuscrits divers (1936-1947) « Il y a aussi des gens en Suisse (15 mai 1947) » pp. 1-9

Il y a aussi des gens en Suisse (15 mai 1947)n

Environ quatre millions et demi, et maintenant je ne citerai plus un chiffre, c’est promis, je vais parler des êtres humains et de leurs coutumes.

La plupart des Anglo-Saxons, quand on dit Switzerland, voient des montres, des vaches, des trous dans le fromage, des montagnes et surtout Saint-Moritz. Je n’ai jamais été à Saint-Moritz, qui me parait l’endroit le moins suisse de mon pays, parce que tout, sauf le lac et les glaciers, y date du xix e siècle. Or la Suisse date d’un Moyen Âge démocratique et germanique, non pas féodal, d’une Renaissance italienne et protestante non païenne, d’un xviii e siècle français et aristocratique, mais non pas enlightned, et d’un xx e siècle fédéraliste et mondial, quand les autres pays sont encore en pleine crise nationaliste. C’est tout le contraire de ce que l’on croit savoir. C’est un nœud de contradictions vivantes et florissantes, noué en plein cœur de l’Europe à contre-courant de l’histoire, défiant l’histoire depuis sept siècles, non sans succès, et résumant toutes les richesses de l’Europe. C’est ce miracle de contradictions harmonisées et de diversités en bonne intelligence que je voudrais décrire ici, parce que c’est justement cette essence de la Suisse que les touristes qui la traversent soupçonnent le moins, tout occupés qu’ils sont à distribuer des tips, à acheter des wristwatches, à regarder les Alpes, et à tenter de changer des billets de banque qui n’intéressent personne, car le cours du dollar au marché noir est inférieur au cours officiel dans ce pays — mais j’ai promis de ne plus citer de chiffres. Voyons les Suisses. C’est dans leurs villes petites ou grandes — et non pas dans les pâturages, qu’on les voit le mieux et que la plupart vivent.

Berne ou l’histoire

Prenons Berne, par exemple : c’est la ville fédérale, mais c’est aussi la capitale d’un canton, d’un des 22 petits États qui forment la Confédération. Bismarck disait que le Bavarois était un être intermédiaire entre l’Autrichien et l’homme. De même, tout le monde sait en Suisse que le Bernois est intermédiaire entre l’ours et l’homme. Le nom même de la ville l’indique : Berne vient de Bär, qui est l’ours en allemand. Et vous retrouvez cet animal totémique dans toute la ville : sur les gâteaux de pain d’épice qu’on vend à Noël, on l’a coulé en sucre blanc et il tire une grande langue rose ; sur les enseignes médiévales des restaurants, sur le drapeau de la République, dans le caractère des habitants et sur l’une des fontaines peintes en rouge, bleu et or qui ornent la grande rue centrale bordée d’arcades, on le voit debout, tenant un oriflamme, et revêtu d’une véritable amure de chevalier. Enfin au bas de la ville, dans une fosse circulaire, vous trouverez ce symbole de l’État bien vivant, toujours dressé sur ses pattes de derrière, abondamment nourri par les enfants et les touristes de carottes et de peanuts qu’on lui jette par-dessus la barrière, et qu’il attrape d’une patte qui semble paresseuse, mais qui ne rate jamais sa proie. Ainsi sont les Bernois, lents et rusés, aussi adroits qu’ils paraissent lourds. Ils furent un jour les plus puissants en Suisse, lorsque la Suisse était la plus puissante, militairement, au centre de l’Europe. Ils avaient battu successivement tous leurs voisins, Impériaux, Français, Italiens. Lors d’une de leurs dernières campagnes, ils envahirent la Lombardie, battirent le duc de Milan, lui prirent ses ours et les ramenèrent en laisse, par-dessus les Alpes, jusqu’à Berne : ce sont les descendants de ces prisonniers de guerre qui habitent aujourd’hui la fameuse fosse, entourés du respect affectueux de la population. Cela se passait à la fin du xv e siècle. Peu après survint la Réforme, et la Suisse renonçant aux conquêtes militaires devint un centre spirituel et intellectuel. On peut suivre cette évolution dans la vie du plus étonnant des citoyens de Berne à cette époque, Nicolas Manuel Deutsch. Tantôt soldat dans les guerres d’Italie, tantôt peintre à la fantaisie cruelle et visionnaire (les surréalistes français le connaissent bien et s’en sont inspirés), en même temps auteur de drames et de poèmes satiriques, il abandonne un jour l’épée et le pinceau pour se lancer avec la même fougue dans les grandes luttes théologiques du temps et devient l’un des chefs du parti protestant. Il meurt jeune, consumé, dirait-on, par cette fièvre de l’homme de la Renaissance, qui le pousse à se prodiguer là où la lutte promet d’être la plus ardente, que ce soit dans les arts ou dans la politique, dans la spéculation métaphysique ou dans la guerre.

Il ne faut jamais oublier ce passé glorieux et turbulent quand on voit les Suisses d’aujourd’hui, si calmes et pacifiques, si soucieux de modération dans leurs jugements, et de neutralité dans leur politique. La Suisse ayant choisi et décidé, au xvi e siècle, de rester un petit pays, il en résulte que les grandes entreprises et les grands tempéraments n’y trouvent plus de place : elle les exporte. Quand un Suisse veut construire un gratte-ciel, il propose ses services aux Nations unies , comme Le Corbusier. Quand il veut bâtir le plus grand pont du monde, le Washington Bridge, il ne trouve une rivière assez large qu’aux États-Unis, comme l’ingénieur Amann. Quand il veut proposer un système ou jouer un rôle politique, il s’adresse à la France, comme Rousseau, comme Benjamin Constant. Pendant deux siècles après la Réforme, la Suisse a exporté les cerveaux brûlés de son patriciat : ils recrutaient un régiment et allaient faire la guerre dans toute l’Europe pour le compte des rois de France, de Naples, d’Espagne, de Prusse. Mais presque tous rentraient finir leurs jours dans leur patrie. Ils rapportaient de leurs campagnes des grades et des titres ronflants, généraux, maréchaux de France, barons du Saint-Empire, comtes et marquis. Et c’est ainsi que la plus vieille démocratie du monde, et certainement la plus égalitaire dans son esprit et dans ses mœurs, se trouve être en même temps l’un des pays où les traditions aristocratiques sont le plus jalousement gardées. Les grandes maisons de pierres gris-vert du patriciat bernois, aux frontons armoriés, aux fenêtres ornées de géraniums, renferment et dissimulent aux yeux de l’étranger des chefs-d’œuvre de luxe ancestral, lourds meubles de style patinés, tapisseries, collections de porcelaine de Chine dites de la Compagnie des Indes, tiroirs pleins d’argenterie massive.

Personne n’est plus conservateur au sens littéral que les Suisses, personne n’est plus ennemi du waste. Conserver tout l’acquis est une nécessité vitale dans un pays pauvre en matières premières et qui ne vit que de son habileté à mettre en œuvre ce qui lui vient d’ailleurs. Mais ce trait de caractère national résulte aussi du fait que la Suisse, presque seule sur le continent, n’a pas subi de révolutions violentes depuis sa formation au xiii e siècle : ainsi le passé s’y continue et survit tout mêlé au présent. Cette continuité peut se lire facilement dans l’architecture d’une ville comme Berne. Vous passez par une série de transitions insensibles du centre de la ville, médiéval et renaissant, des rues bordées d’hôtels aristocratiques de style français du xviii e, puis à des quartiers bourgeois et officiels du xix e, puis à des faubourgs aérés, de plus en plus modernes, habités par les fonctionnaires fédéraux et les ouvriers, qui exigent leur baignoire « encastrée », le téléphone, la radio et un jardin. Sur cet ensemble harmonieux et divers, illustrant six siècles de tradition vivante, règne une municipalité socialiste.

Bâle ou la culture

Si Berne est un carrefour d’influences françaises, germaniques et italiennes, fondues dans une tradition militaire et politique, Bâle est au contraire une cité toute bourgeoise, intellectuelle et germanique. Il semble que l’esprit des villes universitaires et romantiques de l’Allemagne ancienne y ait trouvé son dernier refuge. C’est ici qu’enseignèrent Érasme, puis Euler, le fondateur des mathématiques modernes, puis Jacob Burckhardt, le grand historien de la Renaissance, et son jeune disciple Nietzsche. Aujourd’hui, les deux Karl dont s’honore la Suisse, Barth le théologien et Jaspers l’existentialiste, y enseignent côte à côte, cependant que dans les laboratoires des grandes usines de produits chimiques, les inventions les plus inquiétantes se multiplient par centaines, l’une des plus connues étant le DDT. Tout cela se passe en silence, dans le cadre le plus cossu, le plus bourgeois qu’on puisse imaginer. Ici, les grandes familles ne comptent pas combien de généraux ou de hauts dignitaires de la République figurent parmi leurs ancêtres, mais combien de professeurs célèbres.

Les mariages bâlois sont des affaires considérables. Quelques jours avant la cérémonie, l’on procède à la réception des cadeaux. Ceux-ci sont apportés par les domestiques des familles amies, et déposés sur une grande table. D’un coup d’œil, le personnage qui préside à la réception estime le prix du cadeau, et les tips donnés aux domestiques sont calculés in accordance, tant pour cent. On imagine les conversations qui s’ensuivent dans les familles ! Le reste de la Suisse se moque volontiers de ces coutumes, mais les respecte secrètement comme autant de marques d’une stabilité sociale que la plupart des pays de l’Europe ont perdue sans retour possible.

Et tout d’un coup, dans cette cité studieuse, lourdement conformiste et puritaine, éclate comme une revanche des instincts naturels, le carnaval le plus déchaîné de la Suisse. Pendant deux jours et deux nuits, sur un signal donné, la ville entre en folie. Des barques chargées de personnages portant des masques démesurés se détachent de la rive droite du Rhin, traversent le fleuve, et répandent dans la ville les symboles bariolés du délire et de la monstruosité. On danse, on boit partout. À la faveur des déguisements, tout est permis. Les lois morales sont suspendues. Les échanges et les aventures les plus inconcevables sont admis. Et puis tout s’arrête brusquement, au second signal. Et durant le reste de l’année, par un accord tacite strictement observé, plus personne ne fera la moindre illusion à ce qui lui est arrivé pendant le carnaval.

Genève ou l’internationalisme

Il n’y a pas de place en Suisse pour de longs voyages dans l’espace, mais on se rattrape sur la variété et les contrastes. Entre Bâle et Genève, en trois heures, on change de monde au moins deux fois.

Sortant d’un Nord sévère et montagneux, on débouche après un tunnel au-dessus des rives du lac de Neuchâtel, qui reflète en des eaux d’une suavité immatérielle des vignobles doucement étagés, en bas d’un vaste ciel. À l’horizon flotte la guirlande diaphane des Alpes. Déjà, tout le monde parle français et le climat s’est adouci. Une heure encore, et c’est le lac Léman, son paysage monumental, ses rives les plus internationales du monde. Du parc où l’on trouvait l’été dernier M. Churchill en train de peindre, on peut voir les villes et les châteaux qu’habitaient jadis ou naguère Paderewski, Lord Byron, l’empereur Charles d’Autriche, Voltaire, Madame de Staël, Stravinsky, Gibbon, l’Aga Khan, la reine d’Espagne, le roi des Belges ; et tant de fameux couples d’amants sortis des romans romantiques. Et tout cela se résume et se concentre au bout du lac, à Genève, dans les palaces qui entourent le port, et que domine la cathédrale de Saint-Pierre, qui fut l’église de Calvin…

C’est si petit, c’est si charmant, tout y prend un air de vacances… Et c’est d’ici que sont parties quelques-unes des idées qui ont transformé le monde : celle de Calvin, qui croyait la nature mauvaise et qui a fondé nos régimes libéraux ; celle de Rousseau, qui croyait la nature bonne, et qui a produit les révolutions modernes ; celle de Dunant, qui ne croyait ni l’un ni l’autre, ou l’un et l’autre, et qui a fondé la Croix-Rouge. Voici enfin parmi les arbres séculaires d’un parc privé, le palais blanc de la Société des Nations : il est vide, le fantôme d’un grand rêve y attend encore les hommes d’une grande réalité.

Les Genevois passent donc pour secs et froids, d’après l’idée qu’on se fait de Calvin. Je les trouve pour ma part spirituels, cultivés, d’une élégance un peu trop parfaite, d’un goût un peu trop classique, mais au total remarquablement civilisés et dignes de leurs traditions. Leurs femmes sont souvent belles, plus sportives et modernes d’allure que les Françaises. Leurs salles de concerts et de conférences voient défiler chaque jour les meilleurs artistes, les écrivains les plus célèbres du continent, et ils les jugent avec un sens critique très sûr. Que leur manque-t-il ? Que manque-t-il à cette Suisse si incroyablement intacte au milieu des ruines de l’Europe ? Peut-être simplement quelques vertus extrêmes qui lui permettraient de dépasser sa parfaite correction : l’imagination dure et théâtrale des Espagnols, l’humilité naïve des Russes.

L’automne dernier, comme je passais sur le grand pont qui enjambe la rade de Genève, au milieu de la cohue joyeuse des piétons, des cyclistes, des autos et des motos, je vis dans un tourbillon blanc trois cygnes s’abattre sur la chaussée. Apparemment épuisés par l’effort d’avoir volé si haut, par-dessus les barrières du pont, ils se balançaient tristement d’une patte sur l’autre, leurs grandes ailes étendues traînant sur l’asphalte. L’un d’eux saignait. Le vide s’était fait autour des oiseaux, la circulation s’arrêtait. Personne ne bougeait : les Suisses sont self-conscious. Et les cygnes sont connus pour leur méchanceté : ils mordent très fort. Soudain, un solide petit garçon sortit de la foule, s’avança vers l’un des cygnes, le prit à bras le corps et, titubant sous le poids de l’animal plus gros que lui, le poussa par-dessus la large balustrade de fer. Le cygne étendit ses ailes et se posa sur l’eau bleue. Puis le garçon se retourna, sérieux et décidé, vers le second cygne, l’empoigna, mais cette fois-ci ne parvint pas à le soulever. Quelques hommes s’étaient enfin avancés et l’aidèrent.

Ce qu’il nous faut, pour sauver le monde, ce sont quelques naïfs qui n’aient pas peur. Un petit pays, s’il osait…