La▶ jeune littérature des États-Unis devant ◀le▶ roman américain (7 juin 1947)m
Je ne connais dans tout New York qu’une seule vraie terrasse ◀de▶ café, celle du Brevoort, au bas de la Cinquième Avenue. C’est là que Dos Passos situe plusieurs des scènes ◀de▶ ses romans, et c’est là qu’il y a bien six ans j’ai connu Carson McCullers. Elle avait l’air ◀d’▶une toute jeune fille montée en graine, avec ses petits bas rouges au-dessous des genoux, son long visage pâle, sa frange noire en désordre et sa contenance effarouchée. Ses mains tremblaient, et ◀l’▶on pensait que sans sa mère qui ◀l’▶accompagnait ce jour-là, elle ne ferait pas deux pas toute seule dans ◀la▶ ville. Je ◀la▶ félicitai sur ◀le▶ beau titre ◀de▶ son premier roman qui venait de paraître — écrit entre 19 et 22 ans — et elle me dit merci, bien sérieusement selon ◀la▶ coutume des femmes américaines lorsqu’on leur fait un compliment. Je suppose que mon étonnement eût atteint ◀la▶ stupéfaction si j’avais lu avant cette brève rencontre The Heart is a lonely Hunter (◀Le▶ Cœur est un chasseur solitaire). Un peu plus tard je ◀la▶ revis à Brooklyn, dans une sombre maison ◀de▶ quatre étages où m’avait amené Golo, ◀le▶ plus jeune fils ◀de▶ Thomas Mann. Un mélange improbable ◀de▶ Kafka, ◀d’▶Enfants terribles et ◀de▶ style vieux New York en définissait ◀l’▶atmosphère. On écrivait, on composait, on sculptait, on jouait du piano dans toutes ◀les▶ chambres aux portes entrouvertes, et ◀l’▶on se réunissait pour ◀les▶ repas autour ◀d’▶une très longue table que servaient deux ou trois énormes négresses. Wystan Auden y présidait avec une malicieuse dignité : c’est ◀le▶ plus grand poète anglais depuis Eliot. À l’autre bout de ◀la▶ table George Davis, rédacteur du Harper’s Bazaar, tenait son rôle ◀de▶ propriétaire. Benjamin Britten et Paul Bowles représentaient ◀la▶ jeune musique, Gypsy Rose Lee ◀la▶ danse et ◀le▶ striptease, et tous ◀les▶ autres à quelque titre étaient des « creative people », parlaient ◀de▶ Kierkegaard, ◀de▶ Jung, ◀de▶ ballet, ◀de▶ sculpture précolombienne. Je crois bien que toute ◀la▶ jeune littérature, ◀la▶ jeune musique, ◀la▶ jeune peinture, ◀la▶ jeune chorégraphie américaines ont traversé cette maison ◀de▶ Brooklyn, seul centre ◀de▶ pensée et ◀d’▶art que j’aie trouvé dans une grande ville ◀de▶ ce pays.
Et puis leur nomadisme habituel ◀les▶ a repris. Un an plus tard, tous s’étaient dispersés, au Mexique ou au Michigan, en Angleterre ou en Californie, et Carson McCullers était dans une clinique.
Un jour je ◀la▶ rencontre dans un train venant du Sud, en route pour une maison ◀de▶ vacances ◀d’▶écrivains, tout au Nord, près de Saratoga. Elle me tend ◀de▶ ses mains tremblantes une petite coupure ◀de▶ journal : son mari, ◀le▶ lieutenant McCullers, est signalé comme le premier Américain blessé lors du débarquement en Normandie. Aujourd’hui elle est à Paris, inaugurant avec Kay Boyle et Richard Wright — qui fut le premier à saluer son talent — ◀la▶ reprise ◀de▶ ◀l’▶émigration traditionnelle des écrivains américains vers ◀le▶ Vieux Monde.
◀La▶ principale différence entre ◀la▶ jeune littérature américaine et ◀la▶ française, c’est que la première ne professe pas du tout ce culte du roman américain qui caractérise la seconde.
Carson McCullers par exemple, quand je ◀l’▶interroge sur ses maîtres, me cite Dostoïevsky, Flaubert et Kierkegaard, là où un jeune Français citerait sans doute Hemingway, Dos Passos et Steinbeck. C’est dire peut-être que ◀les▶ jeunes Américains sont moins anxieux ◀de▶ renouveler ou ◀d’▶assouplir leurs procédés que ◀de▶ se créer un ordre intime et ◀d’▶approcher par des moyens plus déliés ce monde dont leurs aînés décrivaient ◀le▶ chaos avec une sorte ◀de▶ brutalité qui en était ◀le▶ reflet plus que ◀l’▶explication. Mais cette recherche obscurément spirituelle ne tend jamais vers ◀la▶ formule ou ◀le▶ système, comme elle ferait irrésistiblement chez un Français. (« Trouver ◀le▶ lieu et ◀la▶ formule », disait Rimbaud.) Elle ne se décante pas, reste immergée dans ◀le▶ symbolisme ambigu des caractères particuliers, des sensations, des attractions mutuelles qui meuvent à leur insu ◀les▶ personnages. C’est une recherche proprement romanesque, en images, et non pas illustrée après coup, sensible et non traduite en adjectifs, conduite avec une sympathie plus fascinée que volontaire.
Ainsi ◀les▶ êtres qui animent cet ouvrage se poursuivent, se rapprochent et se manquent dans une espèce ◀de▶ tâtonnement aventureux qui est ◀le▶ mouvement même ◀de▶ ◀la▶ vie intérieure en quête ◀d’▶explications, ◀de▶ rythmes, ◀de▶ certitudes à embrasser.
◀La▶ nouvelle littérature américaine, au lieu de mettre en scène des intellectuels, recourt plutôt à des enfants, à des autodidactes, à des hors-castes, moins pour débrouiller que pour sensibiliser ◀les▶ questions qui tourmentent ◀l’▶époque.