(1948) Articles divers (1946-1948) « La jeune littérature des États-Unis devant le roman américain (7 juin 1947)  » p. p. 1

La jeune littérature des États-Unis devant le roman américain (7 juin 1947)m

Je ne connais dans tout New York qu’une seule vraie terrasse de café, celle du Brevoort, au bas de la Cinquième Avenue. C’est là que Dos Passos situe plusieurs des scènes de ses romans, et c’est là qu’il y a bien six ans j’ai connu Carson McCullers. Elle avait l’air d’une toute jeune fille montée en graine, avec ses petits bas rouges au-dessous des genoux, son long visage pâle, sa frange noire en désordre et sa contenance effarouchée. Ses mains tremblaient, et l’on pensait que sans sa mère qui l’accompagnait ce jour-là, elle ne ferait pas deux pas toute seule dans la ville. Je la félicitai sur le beau titre de son premier roman qui venait de paraître — écrit entre 19 et 22 ans — et elle me dit merci, bien sérieusement selon la coutume des femmes américaines lorsqu’on leur fait un compliment. Je suppose que mon étonnement eût atteint la stupéfaction si j’avais lu avant cette brève rencontre The Heart is a lonely Hunter (Le Cœur est un chasseur solitaire). Un peu plus tard je la revis à Brooklyn, dans une sombre maison de quatre étages où m’avait amené Golo, le plus jeune fils de Thomas Mann. Un mélange improbable de Kafka, d’Enfants terribles et de style vieux New York en définissait l’atmosphère. On écrivait, on composait, on sculptait, on jouait du piano dans toutes les chambres aux portes entrouvertes, et l’on se réunissait pour les repas autour d’une très longue table que servaient deux ou trois énormes négresses. Wystan Auden y présidait avec une malicieuse dignité : c’est le plus grand poète anglais depuis Eliot. À l’autre bout de la table George Davis, rédacteur du Harper’s Bazaar, tenait son rôle de propriétaire. Benjamin Britten et Paul Bowles représentaient la jeune musique, Gypsy Rose Lee la danse et le striptease, et tous les autres à quelque titre étaient des « creative people », parlaient de Kierkegaard, de Jung, de ballet, de sculpture précolombienne. Je crois bien que toute la jeune littérature, la jeune musique, la jeune peinture, la jeune chorégraphie américaines ont traversé cette maison de Brooklyn, seul centre de pensée et d’art que j’aie trouvé dans une grande ville de ce pays.

Et puis leur nomadisme habituel les a repris. Un an plus tard, tous s’étaient dispersés, au Mexique ou au Michigan, en Angleterre ou en Californie, et Carson McCullers était dans une clinique.

Un jour je la rencontre dans un train venant du Sud, en route pour une maison de vacances d’écrivains, tout au Nord, près de Saratoga. Elle me tend de ses mains tremblantes une petite coupure de journal : son mari, le lieutenant McCullers, est signalé comme le premier Américain blessé lors du débarquement en Normandie. Aujourd’hui elle est à Paris, inaugurant avec Kay Boyle et Richard Wright — qui fut le premier à saluer son talent — la reprise de l’émigration traditionnelle des écrivains américains vers le Vieux Monde.

La principale différence entre la jeune littérature américaine et la française, c’est que la première ne professe pas du tout ce culte du roman américain qui caractérise la seconde.

Carson McCullers par exemple, quand je l’interroge sur ses maîtres, me cite Dostoïevsky, Flaubert et Kierkegaard, là où un jeune Français citerait sans doute Hemingway, Dos Passos et Steinbeck. C’est dire peut-être que les jeunes Américains sont moins anxieux de renouveler ou d’assouplir leurs procédés que de se créer un ordre intime et d’approcher par des moyens plus déliés ce monde dont leurs aînés décrivaient le chaos avec une sorte de brutalité qui en était le reflet plus que l’explication. Mais cette recherche obscurément spirituelle ne tend jamais vers la formule ou le système, comme elle ferait irrésistiblement chez un Français. (« Trouver le lieu et la formule », disait Rimbaud.) Elle ne se décante pas, reste immergée dans le symbolisme ambigu des caractères particuliers, des sensations, des attractions mutuelles qui meuvent à leur insu les personnages. C’est une recherche proprement romanesque, en images, et non pas illustrée après coup, sensible et non traduite en adjectifs, conduite avec une sympathie plus fascinée que volontaire.

Ainsi les êtres qui animent cet ouvrage se poursuivent, se rapprochent et se manquent dans une espèce de tâtonnement aventureux qui est le mouvement même de la vie intérieure en quête d’explications, de rythmes, de certitudes à embrasser.

La nouvelle littérature américaine, au lieu de mettre en scène des intellectuels, recourt plutôt à des enfants, à des autodidactes, à des hors-castes, moins pour débrouiller que pour sensibiliser les questions qui tourmentent l’époque.