Premier dialogue sur la▶ carte postale
◀La▶ pluie et ◀le▶ beau temps
Lord Artur. Je voudrais vous poser une question, Sonnette. Une question assez grave. Une question qui signifie, en somme : êtes-vous un être capable ◀d’▶aimer, ou seulement une apparence adorable ? Voici ma question : préférez-vous ◀la▶ pluie ou ◀le▶ beau temps ?
Sonnette. Vous êtes drôle. C’est moi qui fais ◀la▶ pluie et ◀le▶ beau temps !
Lord Artur. Certes, ◀la▶ réponse serait sage, si seulement vous saviez ce que vous dites. Mais, en vérité, que signifient pour vous ◀le▶ beau temps et ◀la▶ pluie ? Est-ce que c’est rire et pleurer ? Est-ce que c’est ◀le▶ bonheur et ◀la▶ tristesse ? Est-ce que vous préférez l’un à l’autre ?
Sonnette. Comme vous êtes un profond pédant, dans cinq minutes je ne saurai plus voir s’il fait beau ou s’il fait vilain.
Lord Artur. Je pense sérieusement que vous ne ◀l’▶avez jamais su. Pas plus que vous n’avez jamais su si vous préfériez ◀le▶ bonheur ou ◀la▶ tristesse. Vous ne savez pas où est votre bien. Et c’est pourquoi ◀les▶ mots vous paraissent simples, évidents et indifférents. Vous admettez que ◀le▶ « beau » temps est ◀le▶ contraire du « mauvais » temps, et vous n’avez jamais cherché ce que doit être ◀le▶ « bon » temps, ni si ◀les▶ tempêtes sont « belles ». Et vous pensez encore que ◀le▶ bonheur peut exister en dehors de notre souffrance, ou même qu’il est ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ souffrance, petite fille ! Et vos rêves composent toujours ◀le▶ même paysage ◀de▶ carte postale en couleurs, idéal inévitable ◀de▶ ceux qui n’ont pas ◀de▶ point de vue sur ◀le▶ beau temps. Écoutez-moi, Sonnette : vos actions, vos pensées, votre idée ◀de▶ ◀l’▶amour se réfèrent en vérité à une carte postale en couleurs. Et non pas à ◀la▶ réalité. Vous n’aimez pas penser à ◀la▶ souffrance. (Un silence.) Sans doute, Sonnette, portez-vous ◀de▶ ces courtes bottes vernies, quand il pleut ?
Sonnette. Quand j’étais petite fille, j’aimais me promener à ◀la▶ lisière des forêts, ◀les▶ jambes nues sous ◀la▶ pluie. ◀L’▶herbe était pleine ◀de▶ limaces et ◀de▶ petits escargots, et ◀les▶ framboises humides avaient un délicieux goût fade. Je rentrais toute fière ◀de▶ mes genoux griffés comme ceux des garçons, et ◀le▶ soir quand quelqu’un souhaitait invariablement « qu’il fasse beau demain », je pensais en dessous que j’aimais mieux ◀les▶ herbes mouillées.
Lord Artur. On dit souvent des femmes qu’elles sont naturellement païennes. Mais ◀les▶ peuples païens sont toujours religieux, alors que ◀les▶ femmes ◀de▶ ce temps sont seulement sournoises.
Sonnette. Lord Artur, vous m’amusez beaucoup. Vraiment, vous devez être jaloux, ce soir. Quand vous cédez à votre manie ◀de▶ remuer des métaphysiques à propos de petits riens, c’est toujours par dépit amoureux. Si je vous agace encore un peu, vous finirez par démontrer qu’il faut être chrétien pour parler sagement ◀de▶ ◀la▶ pluie et du beau temps.
Lord Artur. J’ai toujours estimé, Sonnette, que vous étiez extrêmement intelligente. Je regrette profondément que vous n’ayez pas plus ◀de▶ sens qu’un oiseau.
Sonnette, si vous étiez païenne ou si vous étiez chrétienne, vous sauriez ce que c’est que ◀le▶ beau temps. Si vous étiez païenne et que vous adoriez ◀la▶ lumière, ◀le▶ beau temps vous serait un dieu rendu visible et ◀le▶ « bonheur » serait ◀le▶ nom ◀de▶ sa présence. Mais un jour, ◀la▶ lumière est morte autour de nous, elle est morte à ◀la▶ surface des choses pour renaître au centre ◀de▶ ◀l’▶homme. Et désormais, ◀de▶ tous ◀les▶ événements qui paraissent autour de nous, aucun n’importe, sinon celui qui dans ◀le▶ même temps se passe à ◀l’▶intérieur ◀d’▶un être. Ainsi tout est changé, mais peu ◀le▶ savent. Peu savent ◀le▶ chemin qui va du signe à ◀l’▶être, ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀l’▶incarnation.
Longues pluies ◀de▶ printemps sur ◀la▶ campagne recueillie, tempêtes sur ◀les▶ hautes pentes — c’est mon beau temps, ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ présence. Car je sais pour quel « bien » désiré je ◀les▶ aime. Pourtant je sais qu’à ◀l’▶aube aussi, d’autres fois, je ◀l’▶ai possédé… Maintenant, je n’ai plus à choisir parmi tant de choses créées, mais seulement à distinguer, pour moi seul, leur sens convenable. Et lorsque je connais où se situe leur lieu, j’établis en ce lieu ◀la▶ demeure ◀de▶ mes pensées.
Ainsi, nous dit ◀la▶ Fable, fit Myscille, habitant ◀d’▶Argos. N’ayant pu débrouiller ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Oracle qui lui avait dit ◀d’▶aller bâtir une ville là où il trouverait ◀la▶ pluie et ◀le▶ beau temps, il rencontra en Italie une courtisane qui pleurait, et en ce lieu bâtit ◀la▶ ville ◀de▶ Crotone.
Sonnette. Dites-moi, Lord Artur, si je pleurais, quel temps ferait-il pour vous ?
Lord Artur. … ◀le▶ beau mot : courtisane… Ce n’est pas qu’elle soit belle, peut-être, mais qu’elle pleure, qui me réchauffe. Parce qu’elle se tient là, vêtue ◀de son péché — comme une courtisane. Mais vous n’êtes qu’une petite fille.