Troisième dialogue sur la▶ carte postale
◀L’▶homme sans ressemblance
◀L’▶agent publicitaire. Vous connaissez, Monsieur, sans aucun doute ◀la▶ série ◀de▶ portraits en couleurs que publient nos grands magazines : The Man of Distinction, ◀l’▶homme distingué. Je suis venu solliciter ◀l’▶honneur ◀de▶ vous photographier pour cette série.
X., une célébrité du jour. Je suppose que je devrais m’asseoir dans un fauteuil, croiser ◀les▶ jambes, regarder ◀l’▶objectif, et tenir à ◀la▶ main un grand verre ◀de▶ whiskey ?
◀L’▶agent. Précisément… Veuillez me permettre… Ces six bouteilles sont un présent ◀de▶ notre maison. Il y a longtemps que nous désirions vous voir, et seuls ◀les▶ nombreux déplacements que nécessite votre carrière…
X. Asseyez-vous, je vous prie, et causons. Qu’appelez-vous un homme distingué ?
◀L’▶agent. Voici ◀la▶ liste ◀de▶ ceux qui ont bien voulu poser pour nous. Un coup d’œil va vous assurer que vous êtes en bonne compagnie.
X. Vous publiez donc ces portraits pour ◀la▶ publicité ◀de▶ votre boisson ? Bien. ◀L’▶idée générale me paraît simple. On incite ◀le▶ lecteur à penser : si Mr. X., homme distingué, boit ce whiskey, je deviendrai distingué en ◀le▶ buvant aussi. Copiez ◀l’▶homme distingué et vous vous distinguerez… Eh bien, cette petite phrase comporte à mon avis une contradiction dans ◀les▶ termes. Car comment pourrait-on se distinguer en imitant ? Devenir distinct en s’efforçant ◀de▶ ressembler ? Supposez que votre effort aboutisse, et que tout le monde adopte votre marque. Elle cessera ◀d’▶être une marque ◀de▶ distinction. Vous serez perdu.
◀L’▶agent. Pas du tout. Si ce jour béni arrive jamais, nous changerons simplement ◀de▶ slogan. Au lieu de dire : « Soyez distingué, buvez ◀le▶ Nelson », nous dirons : « Faites comme tout le monde, buvez ◀le▶ Nelson. » Tel est notre art, et je me fais fort ◀de▶ vous en faire bénéficier bon gré mal gré.
X. Ainsi vos hommes ◀de▶ distinction seront devenus des hommes ◀de▶ ◀la▶ vulgarité, des cartes postales en couleurs montrant ◀les▶ modèles mêmes du commun. Vous voyez ◀le▶ risque que je cours !
◀L’▶agent. Tous ceux qui ont une situation en vue ◀l’▶ont couru jusqu’ici avec bonne grâce, et d’ailleurs ◀le▶ danger n’est pas grand. Prenez ◀le▶ vieil empereur ◀d’▶Autriche, François-Joseph : tous ◀les▶ cochers ◀d’▶opérettes viennoises, tels qu’on ◀les▶ voit encore dans nos films, copiaient sa tête comme vous ◀le▶ savez, et portaient ◀les▶ mêmes favoris. Cela ne ◀l’▶empêchait pas ◀de▶ rester ◀l’▶empereur, et un homme parfaitement distingué.
X. On affirme, en effet, qu’il était fort poli. ◀La▶ politesse est ◀la▶ seule qualité que je connaisse qui rende un homme à la fois distingué et conforme au modèle admis. Encore ne suis-je pas sûr du second point. Car ◀la▶ conformité aux bons modèles relève plutôt ◀de▶ ◀la▶ correction. Mais ◀la▶ politesse véritable relève ◀de▶ ◀l’▶invention et surtout du courage, dont le premier degré est ◀la▶ maîtrise ◀de▶ soi. C’est en somme ◀le▶ début ◀de▶ ◀l’▶héroïsme… À propos, dans votre galerie ◀d’▶hommes distingués, avez-vous aussi des héros ?
◀L’▶agent. Nous sommes fiers ◀d’▶avoir pris ◀les▶ portraits du fameux amiral Grandisson et du général MacAlfred. Mais comme nous sommes dans un pays démocratique, nous avons aussi pris quelques GI tout couverts ◀de▶ décorations.
X. Bien entendu, ces portraits ont paru pendant ◀la▶ guerre ?
◀L’▶agent. C’est naturel. Depuis ◀la▶ paix, nous nous tournons plutôt vers ◀les▶ sportifs, ◀les▶ stars et ◀les▶ grands hommes ◀d’▶affaires.
X. En un mot, ceux qu’on peut imiter. Pendant ◀la▶ guerre, on entraînait ◀le▶ public à ◀l’▶héroïsme. On avait même rendu cet héroïsme obligatoire pour des millions ◀de▶ nos contemporains. C’était encore une contradiction. Car ◀le▶ héros est ◀l’▶homme du grand courage, mais ◀le▶ plus grand courage cesse aussitôt ◀de▶ ◀l’▶être s’il est officiellement prescrit. J’ajoute qu’il est rarement bien vu. Peut-être même faut-il aller plus loin, et déclarer qu’il est ◀de▶ son essence ◀d’▶être mal vu. Ou pire encore, ◀de▶ n’être jamais vu du tout, étant toujours unique, incomparable, et très secret dans ses motivations, puisqu’il se produit justement à l’instant où un homme se voit privé ◀de▶ toute assurance exemplaire, jeté dans un destin sans précédent, auquel il faillirait très certainement s’il recourait à un modèle déjà connu, fût-ce ◀le▶ plus grand.
◀L’▶agent. Je vois que vous êtes un amateur ◀de▶ paradoxes. Quel est selon vous ◀le▶ héros ◀de▶ ◀l’▶époque ?
X. Quelqu’un, Monsieur, dont vous ne prendrez jamais ◀le▶ portrait. Et j’ose dire que ◀l’▶idée ne vous en viendra même pas. Car ◀l’▶époque ne connaît que des têtes ◀de▶ série, tandis que ◀le▶ héros vrai serait inimitable, hors série par définition, sans précédent et sans avenir, courant un risque institué par lui seul, ◀l’▶assumant et ◀le▶ consommant sans que rien en parût au-dehors, avec ◀l’▶aide ◀de▶ ◀la▶ seule énergie qu’il aurait lui-même produite. S’il existe, il est ◀l’▶homme qui ne ressemble à rien, par conséquent ◀l’▶homme invisible en tant que personne, inaperçu en tant qu’individu, ou peut-être même déguisé, c’est-à-dire remarqué justement pour quelque trait qui n’est pas lui et qui détourne ◀l’▶attention. C’est peut-être celui qui n’a pas fait tel geste ou telle action qui ◀l’▶eût rendu fameux, riche, ou puissant selon ◀le▶ monde, et qui ne ◀l’▶a pas fait en vertu d’une vocation que sa foi seule pouvait saisir. Et cependant tout ◀le▶ tentait, ◀la▶ raison, ◀la▶ morale, ◀le▶ bien ◀de▶ son peuple…
◀L’▶agent. Dans ce cas, je parlerais plutôt ◀d’▶un raté ou ◀d’▶un orgueilleux qui refuse ◀de▶ tenir son rôle social. Si ◀le▶ héros n’est pas glorieux, qui ◀le▶ sera ? ◀L’▶attente des masses sera trompée, nous savons bien qu’elles ont besoin ◀d’▶admiration. Et à mon tour, je me permettrai ◀de▶ signaler une contradiction dans ◀les▶ termes, quand vous parlez ◀d’▶un héros inconnu…
X. C’est bien ici que je vous attendais. Toutes choses égales d’ailleurs, prenez deux physiciens. Ils ont trouvé tous ◀les▶ deux, ◀le▶ même jour, ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique. Mais l’un renonce à ◀l’▶exploiter, brûle ses papiers, et s’en va tranquillement faire sa partie ◀de▶ billard, tandis que le second saisit sa chance ◀de▶ gloire et devient un héros national : vous avez publié récemment son image. Notez que le premier reste inconnu, mais c’est pour ◀la▶ raison précise qui fait ◀de▶ lui ◀le▶ héros véritable. Et j’ajoute que c’est lui probablement qui aura ◀le▶ mieux tenu son rôle social.
◀L’▶agent. Avouez que votre idée du héros manque totalement ◀de▶ sex-appeal ! De plus, si vous avez vraiment comme idéal celui que vous venez de décrire et que je nommerai plus simplement ◀le▶ Méconnu, vous devez être assez malheureux ?
X. Attaque trop simple, et je garde ◀le▶ point. Tout homme connu vous fera remarquer qu’il se sent méconnu dans son dessein profond, à moins qu’il ne soit très vulgaire et ne tire vanité ◀d’▶une gloire usurpée, plaquée sur lui par ◀la▶ publicité. Mais laissons ◀de▶ côté ces nuances ◀de▶ scrupule. ◀La▶ différence capitale entre celui que vous irez voir parce qu’on ◀le▶ proclame un homme en vue, et ce héros que personne ne peut voir pour ◀les▶ raisons que je viens de dire, c’est que le premier croit à ◀la▶ chance et au bonheur, tandis que le second croit au salut.
◀L’▶agent. Là encore, je ne vois pas ◀d’▶opposition, ni ◀de▶ difficulté sérieuse. Si j’étais philosophe ou prêtre, j’essaierais ◀de▶ convaincre ◀le▶ public que ◀le▶ vrai bonheur se trouve dans ◀le▶ salut. ◀Le▶ tour serait joué.
X. Mais ceux qui vous croiraient seraient peut-être perdus, et en tous cas seraient eux-mêmes joués… Je vois que vous ne me comprenez pas. Je vous donnerai donc un exemple. Vous avez entendu parler ◀de▶ Kierkegaard, ce philosophe danois que tous vos magazines se croient obligés ◀de▶ citer, et quelques-uns déjà se permettent ◀d’▶en parler. L’un d’entre eux, l’autre jour, me demandait son adresse. Je me suis fait un plaisir ◀de▶ ◀la▶ donner. C’est une pierre plate dans un cimetière danois, sur laquelle on peut lire ces mots : ◀Le▶ Solitaire. Cet homme-là ne croyait pas au bonheur, mais au salut. Il ne croyait pas à ◀la▶ masse, mais au courage personnel, et il ne croyait pas non plus que ce courage personnel pût être enseigné à une masse par ◀la▶ presse, ◀la▶ radio et ◀la▶ publicité, tant et si bien qu’on obtienne à ◀la▶ fin du courage personnel en masse, et qu’il devienne possible en général ◀de▶ mélanger toutes choses impunément. Voyez-vous, cet homme Kierkegaard, c’était ◀le▶ type même ◀de▶ ◀l’▶inadapté, du rebut social, ◀de▶ ◀la▶ vipère lubrique, du résistant qui refuse ◀de▶ comprendre, et du négativiste impénitent qui dit non dans son coin, avec passion. Il était tellement « distingué » qu’on affirme qu’il en est mort. On ne peut donc plus ◀l’▶interviewer, voilà sa chance. Car tel que je vous connais, vous n’auriez pas ◀de▶ cesse que vous ne ◀l’▶ayez traîné devant un micro pour qu’il explique aux masses sa grande idée qui est que rien ◀d’▶important ne peut être dit aux masses. Et ◀le▶ programme du Solitaire à ◀la▶ radio serait écouté chaque dimanche par quarante millions ◀de▶ personnes avides ◀de▶ faire comme ◀le▶ voisin… Imaginez ce cri suprême ◀d’▶une ironie désespérée : « Faites comme moi, soyez tous ◀l’▶Exception ! »
◀L’▶agent. Quelle merveilleuse idée ◀d’▶article ! Je sens que ◀la▶ photo sera bonne, nous ◀l’▶avons prise pendant que vous parliez ◀de▶ votre sujet préféré. Vous étiez animé, dynamique, tout à fait informal — ce sera parfait !
X., ivre ◀d’▶une rage subite, saisit une bouteille ◀de▶ whiskey et fracasse ◀l’▶appareil ◀de▶ photo.
◀L’▶agent. Je vous tire mon chapeau, Monsieur ! Et je parie que ce geste-là ne servira pas moins votre publicité que ◀la▶ photo pleine page et en couleurs que nous prendrons une autre fois. (Il va pour sortir.) Attendez un instant, je crois que je tiens mon titre : ◀Le▶ Héros ◀de▶ ◀l’▶Incognito !
X. fait un geste vers la seconde bouteille, mais ◀l’agent est déjà sorti. Il ne lui reste plus qu’à boire, pour oublier.