L’▶ombre perdue
◀L’▶énigme
En 1813, un personnage assez hagard aborde ◀l’▶imagination ◀de▶ Chamisso, décline son nom, déclare avoir perdu son ombre.
Le second romantisme bat son plein. On a vu bien des fous chez Tieck et chez Fouqué. Celui-ci pourtant manifeste une anxiété plus sérieusement troublante. « ◀L’▶homme sans ombre » rôdait depuis longtemps dans ◀les▶ régions obscures ◀de▶ ◀la▶ légende populaire. S’il se risque à paraître devant Chamisso, c’est peut-être poussé par ◀l’▶envie ◀d’▶être enfin reconnu, expliqué. Car Chamisso est Français ◀de▶ naissance. Une excentricité du sort a fait ◀de▶ lui un poète allemand. ◀Les▶ autres ont toujours cru à cette fable, mais, dirait-on, sans ◀le▶ savoir. Chamisso, lui, s’en étonnera. Tel est ◀le▶ calcul ◀de▶ ◀l’▶homme sans ombre. Surprendre ce Français, c’est passer au soleil : c’est donc avouer son terrible secret ! Il arrive souvent qu’un étranger s’initiant aux croyances ◀d’▶un peuple, soit le premier saisi par ce frisson ◀d’▶absurdité que ◀l’▶on baptise inspiration lorsqu’il excite ou crée chez celui qui ◀l’▶éprouve, ◀le▶ désir ◀de▶ s’en délivrer en ◀l’▶exprimant.
Et c’est ainsi que Chamisso introduisit dans ◀la▶ conscience moderne ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀l’▶homme qui a perdu son ombre, sous ◀les▶ traits pathétiques et naïfs du célèbre Peter Schlemihl. ◀De▶ Chamisso à Hofmannsthal, plusieurs ont repris cette histoire. Le dernier même y mêle une assez opaque science, sans détriment pour ◀le▶ mystère qui reste entier.
Cependant, à voir tant ◀d’▶auteurs s’exercer ◀l’▶imagination sur un sujet qui défie ◀l’▶expérience, ◀l’▶on s’étonne qu’aucun d’entre eux n’ait songé à se justifier. ◀L’▶on s’étonne qu’aucun non plus n’ait essayé ◀de▶ formuler ◀le▶ symbole enfermé dans ◀le▶ mythe. Serait-ce pudeur ◀d’▶artistes ? Pudeur tout court ? Ou faut-il croire qu’ils ont écrit leurs contes sans jamais se poser ◀de▶ questions sur ◀le▶ sens ◀d’▶un tel accident, dont à vrai dire ◀les▶ suites sont assez pittoresques pour qu’un « poète » (au sens banal) préfère en ignorer ◀la▶ cause ?
◀L’▶on s’étonne enfin ◀de▶ ce lien entre ◀le▶ domaine germanique et ◀l’▶expression littéraire du mythe : Chamisso, Andersen, Hofmannsthal, et bien d’autres imitateurs, dont ◀le▶ moindre n’est pas Hoffmann…
◀L’▶énigme commença ◀de▶ m’inquiéter lors ◀d’▶un séjour allemand, au cours duquel j’observai maintes fois ◀la▶ popularité du bonhomme Schlemihl. Je fus à ◀l’▶Opéra. On y donnait du Strauss. Je ne connaissais pas ◀le▶ livret ◀d’▶Hofmannsthal, et compris mal ◀l’▶intrigue ◀de▶ ◀la▶ Femme sans ombre. Je voyais une actrice parcourir ◀la▶ scène en hurlant. Elle tirait après soi un grand morceau ◀d’▶étoffe qui figurait son ombre, et qui ◀l’▶embarrassait. Aux entractes, on parlait ◀de▶ Freud. ◀La▶ musique m’ennuyait, indéfinie. (Plus tard, j’ai lu ◀le▶ livre, qui me parut splendide.)
Qu’est-ce qu’une ombre ? me demandais-je. Quelque chose ◀d’▶assez méprisable. ◀Les▶ Latins ◀la▶ ridiculisent ! C’est pour eux ◀l’▶irréalité même. (« Il n’est plus que ◀l’▶ombre ◀de▶ lui-même… Ce n’est rien, dit-on, c’est une ombre… ») Mais je vois bien qu’ils exagèrent : si nous étions ◀de▶ purs esprits, nous ne projetterions pas ◀d’▶ombre. ◀L’▶ombre est ◀la▶ preuve humiliante ◀de▶ ◀la▶ chair humiliante pour ceux, du moins, qui, plaçant ◀la▶ Raison dans ◀le▶ monde des dieux, voudraient bien être pris pour des gens raisonnables. Voilà pourquoi, pensais-je, ils méprisent ◀l’▶ombre et ◀la▶ sous-estiment gravement. Mais encore ? Ils en ont tous une, et s’entendent à tirer parti du plaisir que dispense un corps. Ils prisent fort ◀la▶ transparence, mais tolèrent très bien cette chair, oui, même ceux-là qui déplorent qu’elle se fasse, aux regards ◀de▶ ◀la▶ convoitise, « opaque ». Que pouvais-je tirer ◀de▶ tout cela ? Rien qu’une évidence assez pauvre : ◀l’▶ombre est ◀le▶ fait, en nous, ◀de▶ notre chair. Mais perdre sa chair, c’est mourir, n’en déplaise aux spiritualismes, et cet « infortuné Schlemihl » n’était pas mort ◀d’▶avoir perdu son ombre… Il était même si vivant et sa présence si gênante, que je tentai ◀de▶ ◀le▶ contraindre, malgré ◀l’▶auteur, aux suprêmes aveux. Il y avait ◀la▶ psychanalyse. Mais avant ◀d’▶en venir à cette extrémité, on pouvait essayer ◀d’▶un pédantisme moins barbare. Je rédigeai ◀la▶ note que voici, en m’appliquant à écarter ◀les▶ conseils ◀de▶ pitié que me dictait mon cœur.
Psychologie ◀de▶ Peter Schlemihl
Peter est un naïf : il croit à ◀la▶ fortune. Il croit surtout qu’elle seule assure à ◀l’▶homme une dignité. C’est un bourgeois, ◀de▶ ◀la▶ plus dangereuse espèce : ◀le▶ bourgeois pauvre qui envie ◀les▶ bourgeois riches. ◀D’▶où vient ◀le▶ sentiment qu’il a ◀d’▶être inférieur. ◀Le▶ diable sait cela : c’est par là qu’il ◀le▶ tient. Peter lui donne son ombre contre une bourse magique, ◀d’▶où il pourra tirer un or inépuisable. Désormais riche, mais privé ◀d’▶ombre, il se croit ◀le▶ maître du monde. Point du tout : on se moque ◀de▶ lui. Comblé, ◀le▶ voici plus qu’avant inadmissible. ◀Le▶ complexe ◀d’▶infériorité à peine défait par ◀la▶ fortune subite, se renoue, cette fois-ci sans remède. Il ne tarde pas à tourner au délire ◀de▶ persécution. Tout effraye Peter et ◀le▶ moleste en mille manières. ◀Les▶ jeux des enfants dans ◀la▶ rue, ◀les▶ valets qui ◀le▶ servent, ◀les▶ femmes qu’il rencontre, surtout ◀la▶ lumière du jour, et même ◀la▶ clarté ◀de▶ ◀la▶ lune. Il recherche ◀la▶ solitude pour y mener des réflexions désespérées. Souvent il éclate en sanglots à ◀l’▶idée du plus simple bonheur, ◀de▶ ce bonheur dont tous ◀les▶ autres semblent détenir ◀le▶ secret, jalousement, méchamment, contre lui. Je dis bien ◀le▶ secret, car c’en est un pour eux, comme toutes ◀les▶ choses trop naturelles que ◀l’▶on possède. Peter, lui, ◀le▶ connaît, mais parce qu’il ◀l’▶a vendu. (Ne connaît-on que ce qui vient à manquer ? Et perd-on ce que ◀l’▶on connaît, comme Adam et Ève ◀l’▶innocence ?)
Schlemihl est donc ◀le▶ type classique ◀de▶ ◀l’▶homme qui perd ◀le▶ contact social. ◀L’▶or même ne suffit pas à rétablir tous ◀les▶ contacts. Ou plutôt il ◀les▶ établit en apparence, mais, dirait-on, sans réciprocité. ◀La▶ moindre épreuve trahit cette fêlure : on aime Schlemihl pour tout ce qu’il a, qui n’est pas lui. Ce sont ◀les▶ femmes, bien entendu, qui ◀le▶ devinent. Quel est ◀le▶ rapport social ◀le▶ plus réel ? Admettons que ce soit ◀le▶ mariage, surtout pour ce philistin-là. Toutes ◀les▶ ruses ◀de▶ Peter échouent devant cet obstacle dernier. Il a beau n’aller que ◀de▶ nuit aux rendez-vous avec ◀la▶ belle Mina. ◀Le▶ jour venu de signer ◀le▶ contrat, lorsque son imposture éclate au grand soleil, Mina s’écrie : « Oh ! mon pressentiment ! Oui, je ◀le▶ savais depuis longtemps, il n’a pas ◀d’▶ombre ! »
Que reste-t-il à un tel homme ? ◀Le▶ suicide ? Rien n’est plus loin de sa pensée. Sa vision du monde serait exactement celle ◀d’▶un philistin sympathique, ◀d’▶un philistin sans exigences, et qui veut croire à ◀la▶ vertu, s’il n’y avait, au centre ◀de▶ lui-même, cette absence. En tout pareil aux autres, sauf en ce je ne sais quoi qui n’est rien et qui est ◀l’▶essentiel, notre philistin méconnu se voit chassé ◀de▶ ◀la▶ communauté des siens. Et par sa faute ! C’est là son amertume. Ici intervient ◀l’▶évasion. Il achète — par esprit ◀d’▶économie — une paire ◀de▶ bottes usagées. Mais voilà bien sa chance, ce sont des bottes ◀de▶ sept lieues ! Désormais il échappe à ◀la▶ vie, au voisinage et au dialogue. Son existence réelle se confond avec tous ◀les▶ vagabondages qu’il imagine. Il peut même retrouver une espèce ◀d’▶activité, purement descriptive il est vrai, solitaire, presque mécanique : il dresse un vaste catalogue ◀de▶ toutes ◀les▶ plantes ◀de▶ ◀la▶ terre. C’est à cela qu’il s’occupe, en Thébaïde, lorsque ◀l’▶auteur et ◀le▶ lecteur perdent sa trace.
Complexe ◀d’▶infériorité, délire ◀de▶ persécution, perte du contact social, sentiment ◀de▶ culpabilité, besoin ◀d’▶évasion, activité maniaque (ou universitaire érudite.)
Nul doute n’est plus permis : Schlemihl est « schizoïde ». Chamisso, heureusement pour lui, n’en savait rien. Il savait peut-être autre chose.
Tentative ◀d’▶interprétation
Je reproche pour ma part à ◀la▶ psychanalyse ◀de▶ flatter notre propension à localiser ◀les▶ symboles. Car, pour ◀la▶ vie spirituelle, il n’est pas ◀de▶ lieux séparés ; ◀l’▶on peut toujours passer ◀de▶ l’un à l’autre par quelque ruse ◀de▶ ◀la▶ métamorphose, qui est ◀l’▶acte même ◀de▶ ◀la▶ vie. Et pourquoi dire, dès lors : ceci est cause ◀de▶ cela ? Quand ◀l’▶inverse est au moins aussi probable ? Et quand rien ne dépend à coup sûr que du tout ? Ceci dit, ◀la▶ psychanalyse peut nous donner des descriptions utiles. Je retiens donc ◀de▶ Freud cette constatation : « Celui qui, dans un domaine quelconque, est considéré comme anormal au point de vue social et moral, celui-là peut être considéré comme anormal dans sa vie sexuelle.3 »
Nous venons de voir que Schlemihl est ◀le▶ type même ◀de▶ ◀l’▶inadapté, — celui qui ne peut « trouver sa place au soleil », et qui ne subsiste dans ◀la▶ compagnie ◀de▶ ses semblables que par un subterfuge toujours menacé. ◀D’▶une incompatibilité sociale aussi parfaite, nous pourrions déduire, semble-t-il, une aberration maximum. Pour confirmer notre soupçon sur ◀la▶ nature ◀de▶ cette aberration, il conviendrait ◀de▶ rappeler ceci : Peter parvient à ◀la▶ cacher à tous sauf aux deux femmes qu’il voudrait épouser. Mais n’allons pas conclure trop vite.
◀Les▶ états ◀d’▶âme ◀d’▶un malade ou ◀d’▶un fou diffèrent-ils essentiellement des états ◀d’▶âme ◀d’▶un homme sain ? Ne sont-ils pas plutôt ◀de▶ simples fixations ◀d’▶état qui, normalement, ne tarderaient pas à se muer en leur contraire ? Plus précisément, ◀l’▶état ◀de▶ Peter Schlemihl n’est-il pas comparable à celui ◀d’▶un esprit ou ◀d’▶un corps sains après ◀l’▶amour ? Durant quelques moments, ◀l’▶homme éprouve une sensation ◀de▶ vide, ◀de▶ légèreté et en même temps ◀de▶ lourdeur, comme s’il était un peu en arrière des choses, lent à démêler ◀le▶ monde où il revient, et qui ◀l’▶accable ◀de▶ présences bizarres, parfois douces mais parfois hostiles. (Et cela peut-être comme une première influence ◀de▶ ce qu’on nommera chez un malade, folie ◀de▶ ◀la▶ persécution.) Il arrive aussi que cet homme se sente trop lucide, perçant toutes choses à jour, et lui-même, ◀d’▶où ◀l’▶impression ◀d’▶être mal défendu contre ◀les▶ regards qu’il rencontre ; transparent, dirait-on, sans ombre ! Voilà peut-être une première indication. Elle paraîtra sans doute plus probante à des adolescents qu’à des adultes ; à des mélancoliques qu’à des sanguins ; et même à des Nordiques qu’à des Méridionaux, pourrions-nous ajouter, avec toutes ◀les▶ réserves qu’on voudra4, mais en nous souvenant ◀de▶ ◀la▶ question que nous posait ◀l’▶origine germanique du mythe.
Dès ◀le▶ début, j’avais pressenti qu’une fable à ce point célèbre chez un peuple ne pouvait exprimer qu’un fait humain élémentaire. J’étais déçu ◀de▶ ◀le▶ voir se réduire à quelque chose ◀d’▶aussi précis, et que mille préjugés, français surtout, concourent à ridiculiser. Un fragment ◀de▶ Paracelse lu par hasard à cette époque, vint heureusement me donner ◀la▶ clé ◀d’▶une interprétation autrement riche et inquiétante. Je ◀le▶ traduis littéralement : « On ne peut comparer ◀la▶ Liquor Vitae dans ◀l’▶homme à autre chose qu’à une ombre sur ◀la▶ paroi, laquelle (ombre) vient de ◀l’▶homme et se forme d’après lui : telle est aussi ◀la▶ Liquor, qui est microcosme, elle est ◀l’▶ombre intérieure. »
Une étude plus poussée ◀de▶ Paracelse devait bientôt m’apprendre, avec bien d’autres choses curieuses et profondes, que ◀la▶ portée ◀de▶ ce passage était en vérité beaucoup plus vaste que tout ce que permettait ◀d’▶imaginer ◀l’▶obtus physiologisme ◀de▶ ce siècle.
◀La▶ Liquor Vitae, selon Paracelse, c’est en effet ◀le▶ principe ◀d’▶activité vitale répandu dans tous nos organes. Elle figure « ◀le▶ miroir auquel ◀la▶ nature se regarde en nous ». Elle est ainsi ◀l’▶agent microcosmique, ◀la▶ puissance même ◀de▶ créativité dans tous ◀les▶ ordres. Elle est « ce qu’il y a de plus noble dans ◀le▶ corps tout entier et dans ◀l’▶homme ». Je ◀la▶ rapproche alors ◀de▶ ce Selbst ou Soi-même dont parle Chamisso à ◀la▶ fin ◀de▶ son conte. Voilà qui peut enfin situer ◀le▶ vrai problème5.
◀La▶ créativité : c’est à quoi se ramène tout ce qui est vraiment grave dans notre vie ; et ◀la▶ fameuse question sexuelle ne tire son importance démesurée que du seul fait qu’elle est une image physique du pouvoir créateur en général.
Comme on peut ◀le▶ voir par ◀l’▶examen ◀de▶ ◀la▶ pudeur, ne serait-ce point pour ◀la▶ raison qu’en beaucoup ◀d’▶hommes ◀la▶ créativité paraît avoir son siège dans ◀le▶ seul sexe, que ◀la▶ pudeur s’est localisée là ? Ne serait-ce point pour cette raison que ◀l’▶homme cherche à ◀le▶ dissimuler comme quelque chose ◀de▶ sacré, et que ◀les▶ fds ◀de▶ Noé couvrirent ◀la▶ nudité ◀de▶ leur père ivre en marchant vers lui à reculons ? Mais chez ◀l’▶homme qui parvient à ◀la▶ conscience ◀de▶ sa mission spirituelle, ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ créativité paraît se déplacer dans ◀le▶ cerveau ou dans ◀le▶ cœur. ◀La▶ pudeur aussitôt affecte ◀la▶ pensée, ◀les▶ sentiments. On parle « ◀d’▶étalage impudique » lorsqu’un auteur exhibe une excessive sincérité dans ses écrits. (Il peut être, d’ailleurs, au sens courant du mot, ◀le▶ plus « pudibond » des bourgeois : un Amiel…) Cependant ces remarques n’expliquent pas tout. Que ◀l’▶on sache son secret ◀le▶ plus profond, ◀le▶ plus sacré, qui est ◀le▶ pouvoir ◀de▶ création que ◀l’▶on possède, c’est naturel, mais non qu’on en ait honte, semble-t-il. En vérité ◀la▶ mauvaise pudeur provient ◀de▶ ce que ◀le▶ corps et ◀l’▶âme se distinguent, et cessent ◀d’▶être reflets l’un ◀de▶ l’autre. Alors ◀le▶ corps a honte ◀de▶ sa pensée, et celle-ci des désirs ◀de▶ son corps, comme ◀d’▶un embrassement sans amour ou ◀d’▶un amour qui se refuse à ◀l’▶étreinte. Et pourquoi ◀la▶ pudeur cesse-t-elle ◀d’▶exister, normalement, quand deux êtres s’aiment ? Parce que ◀le▶ sexe reprend alors sa « propriété » symbolique. (Ce qui est honteux, douteux, non propre, c’est ce qui en moi m’est étranger.)
Revenons alors à notre mythe : ◀la▶ transparence, c’est ◀l’▶absence ◀d’▶ombre, donc ◀de▶ secret. Or ◀le▶ secret « sacré » étant ◀le▶ lien ◀de▶ ◀la▶ créativité ◀de▶ ◀l’▶homme, celui qui a perdu son ombre se promène parmi ◀les▶ hommes avec ◀l’▶angoisse ◀de▶ voir révélée au grand jour non son secret, mais justement ◀l’▶absence en lui ◀de▶ son secret : sa transparence. Spirituellement ou ◀de▶ quelque autre sorte, il n’est plus un homme créateur.
À ◀l’▶inverse, ◀la▶ chasteté (corporelle et spirituelle) rénove en ◀l’▶homme son élan vers ◀le▶ monde. Elle ◀le▶ porte au-devant ◀de▶ tout, comme un peu en avant de lui-même, là où il peut dominer sa vie et ◀la▶ construire avec tout son instinct à ◀l’▶image ◀d’▶une vision ◀de▶ ◀l’▶esprit. ◀Le▶ corps et ◀l’▶âme chantent alors à l’unisson. ◀L’▶esprit offensif et joyeux, ◀le▶ corps qui se sent « plein dans sa peau » partagent ◀les▶ richesses du désir. Et ◀l’▶homme a retrouvé son ombre.
Suite et fin ◀de▶ ◀la▶ fable
Peter Schlemihl nous apparaît maintenant une émouvante et très précise description ◀de▶ ◀l’▶individu romantique, dans ce qu’il a ◀de▶ démissionnaire, ◀d’▶impuissant à saisir ◀le▶ monde pour ◀le▶ former à son image, et ◀d’▶évasif devant sa vocation : ◀le▶ mystère ◀de▶ ◀l’▶incarnation. Chamisso a donné à son Peter tous ◀les▶ traits physiques et moraux ◀de▶ ce que ◀l’▶on appellera plus tard ◀le▶ vague à ◀l’▶âme, qui est aussi bien ◀le▶ vague au corps.
◀Le▶ roman ◀d’▶Hofmannsthal — contre-épreuve — décrit ◀le▶ tourment ◀d’▶une femme stérile, ◀l’▶impératrice qui a perdu son ombre et qui emprunte celle ◀d’▶une fille du peuple. Mais Andersen, comme on pouvait s’y attendre, fait dominer ◀l’▶aspect « spirituel » du mythe. Son conte ◀de▶ ◀L’▶Ombre, c’est ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀la▶ puissance ◀de▶ création qui vient à se détacher ◀de▶ ◀l’▶auteur pour prendre corps dans ◀l’▶œuvre poétique. Et ◀le▶ poème ensuite, plus beau et plus vivant que ◀l’▶individu qui ◀l’▶a conçu, reviendra s’asservir ◀le▶ poète…
C’est une des gloires du romantisme allemand que ◀d’▶avoir su élever ◀les▶ faiblesses ◀de▶ ◀l’▶homme, et quelques-unes ◀de▶ ses plus folles illusions, à ◀la▶ hauteur du mythe, ou ◀de▶ ◀la▶ Fable, plus profondément vrais que ◀la▶ vie (plus riches ◀d’▶enseignements concrets, et ◀d’▶invites à ◀la▶ métamorphose). Mettre en forme ce qui nous défait, c’est ◀le▶ paradoxe génial, ◀l’▶audace comme malgré soi recréatrice ◀d’▶un Chamisso. ◀Les▶ historiens ◀de▶ ◀la▶ littérature devraient se garder ◀d’▶affadir une telle œuvre, n’y admirant à leur coutume qu’une fantaisie « gratuite » ◀de▶ ◀l’▶imagination. Nul doute que ◀l’▶art ◀de▶ Chamisso ne « signifie » et ne soit au sens propre un grand art, tout effort digne ◀de▶ ce nom étant d’abord une mise en ordre, un sens donné… C’est par là que Chamisso s’est sauvé ◀de▶ lui-même : s’il a fait Schlemihl, comme on sait, en grande partie à son image, il en diffère toutefois par ceci qu’il ◀l’▶a fait, témoignant ◀d’▶un pouvoir ◀d’▶invention dont ◀la▶ nouveauté reste entière. Et j’y songe : ce Schlemihl éternel, ce symbole en bottes ◀de▶ sept lieues qui traverse encore notre vie, n’est-ce pas ◀l’▶ombre ◀de▶ Chamisso ? Une ombre qui a perdu son homme, cette fois, mais non pas ses charmes profonds.
C’est ◀le▶ siècle présent qui n’a plus ◀d’▶ombre : il ne sait même plus écrire sa Fable, il n’en veut plus, il veut du vraisemblable… Il est retombé dans ◀le▶ roman insignifiant.6