Angérone
En pleine polémique avec le▶ mystère, il arrive à certains ◀de▶ s’oublier jusqu’à donner ◀de▶ ◀l’▶amour une ou plusieurs définitions. Ah ! puissions-nous aimer ◀l’▶amour assez pour ne jamais avoir recours à ces remèdes, car définir ◀l’▶amour ce n’est point ◀le▶ connaître, mais limiter sa part dans notre vie, et nul amour ne peut survivre à cette méfiance ou à cette avarice anxieuse.
Mais il est une manière imaginable ◀de▶ parler ◀de▶ ◀l’▶amour sans malice : c’est ◀de▶ former quelques rythmes ◀de▶ phrases où ◀l’▶indicible jette par moments une espèce ◀d’▶émotion ou ◀de▶ gêne, non qu’il soit dit ni même décrit par allusions ou par symboles, mais sa présence souveraine est annoncée par certain frémissement ◀de▶ ◀l’▶assemblée des mots qui font ◀la▶ cour : ◀le▶ Roi s’approche.
Toute éloquence est amoureuse, excitée par ◀l’▶amour qui ◀la▶ rend fleurissante. Mais ◀l’▶amour même est chose du silence. Cela dont je ne puis parler sans ◀l’▶offenser dans sa grandeur, c’est ce qui m’enflamme à parler. Rien ne peut être dit ◀de▶ ◀l’▶amour même, mais rien non plus n’est dit que par ◀l’▶amour, si toutefois quelque chose est vraiment dite.
◀La▶ Fable nous apprend à sa manière que ◀l’▶amour est ◀le▶ lieu ◀d’▶un mutisme sacré. Angérone, déesse du Silence : on croit qu’elle avait sa statue dans ◀le▶ temple ◀de▶ ◀la▶ Volupté. Et certains pensent qu’elle est ◀la▶ même que ◀la▶ déesse Volupie.
Promenons-nous aux alentours ◀de▶ ce colloque.
◀La▶ Volupté n’est pas ◀le▶ plaisir même, mais ◀l’▶imagination active du désir qui lentement s’approche ◀de▶ son terme. Quand ◀le▶ désir s’empare ◀d’▶un homme, il arrive qu’il ◀le▶ rende muet. Il arrive même que ◀le▶ désir se manifeste tout d’abord par ce mutisme. À tel point que ◀l’▶homme ne retrouvera ◀l’▶usage ◀de▶ ◀la▶ parole qu’avec ◀le▶ « terme » où ◀l’▶esprit se libère. ◀La▶ volupté serait un phénomène analogue à celui ◀de▶ ◀l’▶hypnose : un état ◀de▶ ◀l’▶âme ou ◀de▶ ◀l’▶esprit rétrécissant ◀le▶ champ des facultés vers un objet unique et dans une seule pensée — ◀l’▶identification, par ◀la▶ conquête chez l’un, par ◀l’▶abandon chez l’autre.
Que cette hypnose soit en quelque mesure — celle ◀de▶ ◀l’▶esprit — indépendante ◀de▶ ◀l’▶instinct, c’est ce qu’induisent à supposer ◀les▶ deux observations suivantes : ◀l’▶extrême concentration ◀de▶ ◀l’▶attention sur un objet non corporel, œuvre d’art ou pensée ◀d’▶un ordre difficile, peut échouer comme par un court-circuit dans ◀le▶ plaisir ; tandis qu’un débauché vulgaire gémit ◀d’▶avoir perdu ◀la▶ volupté.
◀L’▶homme du désir : il ne peut aimer qu’indéfiniment. Il n’aime que cela : regarder longtemps en silence, se perdre dans des yeux. (Certaines heures, soirs, aubes, passages.) ◀L’▶ivresse naissante des amants, c’est ◀le▶ silence qui s’établit entre eux.
◀L’▶approche des yeux, dès qu’ils ont accepté tout ◀le▶ regard ◀de▶ l’autre : sentiment comparable au vertige. ◀Le▶ jugement peut rester libre, mais il semble que ◀l’▶âme s’extériorise et tombe sans fin dans ◀le▶ regard unique. Durant certaines secondes, elle dépasse ◀le▶ temps, s’approche des bords ◀d’▶une immobilité sans fond où elle se penche… Maintenant un seul œil est visible dans ce visage décomposé en ombres et lueurs lentement mouvantes, un seul œil par où toute ◀l’▶âme regarde et supplie avec une impérieuse tendresse. De plus près encore, ◀l’▶œil vient à perdre toute expression, regard absolu ◀de▶ ◀l’▶angoisse. Si l’un s’écarte à ce moment, ◀les▶ voici vacillants comme hors ◀d’▶eux-mêmes. Alors il lui saisit ◀la▶ tête entre ses bras, et ◀la▶ contemple. Et il ◀la▶ nomme dans sa pensée, comme s’il doutait… Adolescence !
◀Le▶ charme du désir est celui du silence : il éloigne sans fin ◀le▶ terme.
Tu n’entends que ce qui s’interrompt. Tu ne sais rien que tu ne perdes. Car ce n’est pas ◀le▶ savoir que tu veux, mais ◀la▶ divine connaissance du présent. Or cette connaissance est interdite. Et c’est ◀l’▶approche du viol ◀de▶ ◀l’▶interdit qui impose aux amants leur silence, fascination ◀de▶ ◀l’▶horreur sacrée, attirance ◀de▶ ◀l’▶effroi mortel.
Dans ◀le▶ silence du désir, ◀la▶ possession a fait une brusque rumeur ◀de▶ vagues affrontées et hostiles. Maintenant, ◀l’▶onde lisse et basse ◀d’▶un temps nouveau nous environne. Ceux qui n’aiment point ◀la▶ femme qu’ils viennent de posséder, leur silence meurt à cette minute du plaisir. Ils fuient, bavardent.
Tristesse platonicienne
C’est dans ◀l’▶accomplissement du plus violent amour qu’il nous est accordé ◀de▶ concevoir un absolu, mais sous ◀la▶ forme ◀de▶ ◀l’▶inaccessible. Atteintes enfin ◀les▶ limites ◀de▶ ◀la▶ puissance du désir, sur ◀la▶ solitude égarée du couple, Éros pose en couronne un désespoir glacial : vous n’irez pas au-delà ◀de▶ votre union.
Ô silence des astres ! Fondues nos âmes ? Deux corps s’endorment dans leur paix, et ◀l’▶être enfin comblé ne sait plus où se prendre. Il se ramène en soi, se divise en ses ombres. Ainsi passent ◀les▶ heures ◀d’▶avant ◀l’▶aube, dans ◀le▶ dépaysement ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀les▶ métamorphoses indicibles. Lui s’éveille parfois tout à fait, et ses yeux dans ◀le▶ noir imaginent. Une étreinte qui s’égalerait à ◀l’▶Infini. Se fondre en un seul être, mais que cet être accède ensuite au commerce ◀de▶ ses semblables, qu’à son tour il ◀les▶ aime, ◀les▶ possède ! Ainsi par une suite ◀de▶ vertiges, multipliant ◀la▶ splendeur amoureuse, par mille étreintes successives, il s’élève à ◀la▶ jouissance imaginaire et désespérément consciente ◀de▶ ◀l’▶Être.
◀L’▶aube point. ◀L’▶esprit se tourne vers ◀les▶ choses et ◀les▶ dénomme ◀d’▶un regard. Un corps auprès du mien respire, mémoire pesante ◀de▶ ◀l’▶incommensurable nuit. Nous n’irons pas au-delà ◀de▶ nous-mêmes. Mais dans cette défaite ◀de▶ ◀l’▶étreinte, n’est-ce point ◀le▶ souvenir du seul désert que désormais nous chercherons ?
Au terme ◀de▶ ◀la▶ fuite, nous ne toucherons jamais qu’un impossible fascinant. Et nous vivrons dès lors dans ◀le▶ vertige ◀de▶ nous détruire au contact ◀de▶ cet infini, plus puissant que ◀la▶ joie et ◀la▶ douleur. Dans ◀le▶ vertige ◀de▶ revenir toucher cet absolu, sensible à celui seul qui ◀l’▶éprouve jusqu’à ◀l’▶épouvante : ◀l’▶être que nous formons au sommet ◀de▶ ◀l’▶amour, et qui meurt dans ◀l’▶instant où il naît.
Tout notre platonisme échoue dans ◀l’▶instant ◀de▶ ◀l’▶étreinte dénouée. Alors ◀l’▶amour, dirait-on, change ◀de▶ signe. On voit soudain que ◀le▶ désir était ◀le▶ dialogue des corps, tandis que ◀le▶ plaisir est solitaire, instant où ◀les▶ amants sont ◀le▶ plus séparés, arrachés, retirés en soi. ◀Le▶ plaisir est ◀la▶ fin du dialogue et non pas cette fusion rêvée. Alors paraissent ◀la▶ conscience, et ◀le▶ sérieux, et ◀la▶ réalité des vies au jour. Nous sommes deux.
Il n’y a que deux philosophies : celle du désir et celle ◀de▶ ◀l’▶acte ; ou encore, il n’y a que deux doctrines : celle du silence et celle ◀de▶ ◀la▶ parole.
◀La▶ négation du désir amoureux par ◀l’▶acte même qui ◀l’▶accomplit, c’est ◀le▶ signe physique, originel, ◀de▶ ◀l’▶infinie contradiction que nous souffrons. ◀Le▶ désir divinise, ◀l’▶acte rend à ◀l’▶humain. ◀L’▶amour rêvé meurt au seuil ◀de▶ ◀l’▶amour qui sera notre tâche sérieuse.
Quittons ce temple où dorment deux idoles, et parlons ◀le langage du Jour.