Don Juan
Lorsqu’il paraît brillant d’▶or et ◀de▶ soie, dressé sur ses ergots ◀de▶ grand ténor, ◀l’▶on est tenté ◀de▶ ne voir en lui que ◀le▶ feu naturel du désir, une espèce ◀d’▶animalité véhémente, et comme innocente… Mais jamais ◀la▶ Nature n’a rien produit ◀de▶ pareil.
Vous sentez bien qu’il y a du démoniaque dans son cas, une sorte ◀de▶ polémique anxieuse, ◀de▶ méchanceté et ◀de▶ défi : ◀la▶ main tendue au Commandeur, dans le dernier acte ◀de▶ Mozart. Non, ce n’est pas ◀l’▶animal, mais ◀l’▶homme, et non ◀d’▶avant, mais d’après ◀la▶ morale. Point ◀de▶ Don Juan ni chez ◀les▶ « bons sauvages » ni chez ◀les▶ « primitifs » qu’on nous décrit. Don Juan suppose une société encombrée ◀de▶ règles précises dont elle rêve moins ◀de▶ se délivrer que ◀d’▶abuser.
Dans ◀le▶ vertige ◀de▶ ◀l’▶anarchie où il se plaît, ce grand seigneur n’oublie jamais son rang. Son naturel, c’est ◀le▶ mépris ; rien n’est plus loin de ◀la▶ nature. Voyez comme il se sert des femmes : incapable ◀de▶ ◀les▶ posséder, il ◀les▶ viole d’abord moralement pour s’imposer à ◀l’▶animal, et aussitôt prises ◀les▶ rejette, comme si c’était ◀le▶ fait du crime et non ◀le▶ plaisir qu’il cherchait. Polémiste perpétuel, il se trouve entièrement déterminé par ◀le▶ bon et ◀le▶ juste — contre eux. Si ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ morale n’existaient pas, il ◀les▶ inventerait pour ◀les▶ violer. Et c’est cela qui nous fait pressentir ◀la▶ nature spirituelle ◀de▶ son secret, si bien masqué par ◀le▶ prétexte ◀de▶ ◀l’▶instinct. Aux sommets ◀de▶ ◀l’▶esprit révolté, on verra Nietzsche, cent ans plus tard, renouveler ce défi mortel.
Mais quoi ? Faut-il aller si haut ? ◀La▶ recherche « toute naturelle » ◀de▶ ◀l’▶intensité du désir ne peut-elle expliquer à elle seule cette inconstance forcenée ? Alors Don Juan serait ◀l’▶homme ◀de▶ la première rencontre, ◀de▶ ◀la▶ plus excitante victoire ? « ◀La▶ nouveauté est ◀le▶ tyran ◀de▶ notre âme », écrit ◀le▶ vieux Casanova. Mais déjà ce n’est plus ◀l’▶homme du plaisir qui parle ainsi. ◀La▶ volupté du vrai sensuel commence au-delà ◀de▶ ces moments que Don Juan fuit à peine atteints.
Faudra-t-il se résoudre à soumettre ◀le▶ cas aux docteurs indiscrets ◀de▶ ◀l’▶école viennoise ? ◀Le▶ beau sujet ! Ils ne ◀l’▶ont pas manqué. Pour eux aussi, Don Juan serait ◀le▶ contraire ◀de▶ ce que ◀l’▶on croit, il souffrirait ◀d’▶une anxiété secrète déjà voisine ◀de▶ ◀l’▶impuissance. Et il est vrai que celui qui cède à cet attrait superficiel que presque toutes ◀les▶ jolies femmes peuvent exercer sur presque tous ◀les▶ hommes, n’évoque pas une idée ◀de▶ santé. Mais dans cette furie insolente, dans cette jactance batailleuse et joyeuse, comment ne voir que faiblesse et défaut ?
Ira-t-on peut-être plus loin, à des critères spirituels ? Don Juan serait par exemple ◀le▶ type ◀de▶ ◀l’▶homme qui n’atteint pas au plan ◀de▶ ◀la▶ personne où pourrait se manifester ce qu’il y a ◀d’▶unique dans un être. Pourquoi ne peut-il désirer que ◀la▶ nouveauté dans ◀la▶ femme ? Et pourquoi désire-t-on du nouveau, du nouveau à tout prix, quel qu’il soit ? Celui qui cherche, c’est qu’il n’a pas ; mais peut-être aussi qu’il n’est pas ? Celui qui a, vit ◀de▶ sa possession et ne ◀l’▶abandonne pas pour ◀l’▶incertain, — entendez : s’il possède vraiment. Don Juan serait ◀l’▶homme qui ne peut pas aimer, parce qu’aimer c’est d’abord choisir, et pour choisir il faudrait être, et il n’est pas. Mais ◀le▶ contraire n’est pas moins vraisemblable : Don Juan cherchant partout son idéal, son « type » ◀de▶ beauté féminine (souvenir inconscient ◀de▶ ◀la▶ mère) — trop vite séduit par ◀la▶ plus fugitive ressemblance, toujours déçu par ◀la▶ réalité dès qu’il ◀l’▶approche, et déjà s’élançant vers d’autres apparences, de plus en plus angoissé et cruel… S’il ◀le▶ trouvait, ce « type » ◀de▶ femme rêvé ! J’imagine cette métamorphose. On ◀le▶ voit interrompre sa course, changer soudain ◀de▶ contenance, baisser ◀la▶ tête, s’assombrir, comme saisi ◀d’▶une timidité, et fasciné pour la première fois par ◀la▶ révélation ◀d’▶amour, se muer en ◀l’▶image ◀de▶ Tristan.
Mais il ne trouvera pas. Il est Don Juan parce qu’on sait qu’il ne peut pas trouver, soit impuissance à se fixer, soit impuissance à se déprendre ◀d’▶une image à lui-même secrète. Et ◀de▶ là vient sa puissance apparente, sa furia, son rythme dionysiaque…
Or, si ◀le▶ don juanisme est une passion ◀de▶ ◀l’▶esprit, et non pas comme nous aimions ◀le▶ croire une exultation ◀de▶ ◀l’▶instinct, tout porte à supposer que cette passion n’est pas toujours liée au sexe. Et même il faut se demander si ◀la▶ sensualité, précisément, ne serait pas ◀le▶ domaine où Don Juan se révèle ◀le▶ moins dangereux. (Appelons ici danger ce qui peut compromettre un certain équilibre social que ◀les▶ mœurs ont pour but ◀de▶ maintenir, cet équilibre étant d’ailleurs bon ou mauvais.) C’est que ◀le▶ désir ◀de▶ nouveauté et ◀de▶ changement perpétuel, dès que ◀l’▶esprit insatiable ◀l’▶excite, devient une menace pour ◀la▶ vie. En dérivant cette passion vers ◀le▶ plaisir, ◀la▶ société se trouve lui ménager des satisfactions qui ◀l’▶épuisent, sans que ◀l’▶ordre des choses ait à souffrir ◀d’▶une dépense improductive.
Certes Don Juan est un tricheur, et même il ne vit que ◀de▶ cela. (◀La▶ banque ◀de▶ pharaon était ◀la▶ source unique des revenus ◀de▶ Casanova : symbole dont il nous donne maintes fois ◀la▶ clé.) Mais une tricherie constante est moins dangereuse que ◀les▶ faiblesses subites ◀d’▶un honnête homme. On est en garde, et ◀l’▶on connaît ◀le▶ système, entièrement relatif aux règles du jeu. Imaginons un don juanisme plus secret, une table ◀de▶ pharaon où ◀l’▶on mette sur ◀les▶ cartes des « valeurs » invisibles au lieu d’espèces sonnantes. Alors ◀la▶ tricherie cesse ◀d’▶être une habileté vulgaire et profitable. Elle peut devenir ◀l’▶acte héroïque ◀d’▶une loyauté sans scrupules, toutefois considérée comme criminelle du fait qu’elle institue un nouvel ordre, par décret ◀de▶ rigueur subversive.
Nietzsche s’est dressé face au siècle. Et ◀l’▶adversaire qu’il s’est choisi, c’est ◀l’▶esprit ◀de▶ lourdeur, notre poids naturel, notre faculté naturelle ◀de▶ retombement dans ◀la▶ coutume. ◀L’▶immoraliste est comme ◀le▶ moraliste un ennemi vigilant ◀de▶ ◀l’▶instinct : car s’il ◀le▶ glorifie, c’est par esprit ◀de▶ polémique, c’est qu’il veut forcer ◀la▶ nature autrement qu’on ne ◀l’▶a fait jusqu’à lui.
Polémiste perpétuel, Nietzsche se trouve entièrement déterminé par ◀le▶ bon et ◀le▶ juste — contre eux. Il va ◀de▶ défi en défi, excité puis exaspéré par ◀le▶ silence ou ◀les▶ lâchetés ◀de▶ ◀l’▶adversaire. ◀Les▶ idées se retournent au caprice ◀de▶ ◀l’▶esprit : il n’y a plus ◀de▶ vérité qui tienne. ◀Les▶ hommes se rendent ou tombent dans ◀le▶ doute à la première séduction ◀d’▶une hypothèse scientifique. Il n’y a plus ◀de▶ foi qui affirme et qui maintienne en vertu de ◀l’▶absurde. Ah ! comme on se lasse ◀de▶ gagner à tout coup pour peu qu’on ait ◀l’▶envie ◀de▶ nier des règles que personne n’ose plus dire inviolables ! Qui donc se ferait tuer pour une vertu dont on ne sait plus quelle est ◀la▶ fin ? Et toutes ces vérités qu’ils respectaient, voyez comme elles ont vite cédé ! Il faudra donc s’en prendre à Dieu et à son Fils. Déjà « ◀le▶ Dieu moral est réfuté ». Que va dire l’Autre ? C’est, dans ◀la▶ vie du Don Juan des vérités, ◀l’▶heure ◀de▶ ◀l’▶invitation au Commandeur ! Or Dieu se tait. Il ne relève pas ◀le▶ défi. Nietzsche attend dans ◀la▶ nuit désertique des hauteurs. Une aube vient. C’est encore ◀l’▶aube ◀de▶ ◀la▶ terre. Personne n’a parlé. Dieu est mort !
◀De▶ chaque idée, ◀de▶ chaque croyance, ◀de▶ chaque valeur, Nietzsche a voulu violer ◀le▶ secret ; et leur défaite rapide ◀les▶ rend toutes méprisables après la première possession. Pourquoi s’attarderait-il ? Elles n’étaient excitantes pour ◀l’▶esprit que par ◀la▶ fausse vertu qu’on leur prêtait. Mais aussitôt qu’elles ont trahi leur commune vulgarité, ◀le▶ triomphe perd toute saveur. Il faut détruire maintenant ◀les▶ valeurs neuves qu’on avait inventées pour ◀la▶ lutte. Il faut rejeter avec dégoût ce que ◀l’▶on désirait ◀de▶ toute sa fougue ; et se rire des suiveurs, des successeurs, ◀de▶ ces disciples enhardis par ◀le▶ triomphe ardent ◀d’▶un autre, et qui déjà croient pouvoir abuser ◀de▶ ses victimes…
Mille et trois vérités se sont rendues, et pas une seule n’a su ◀le▶ retenir.
Qu’importent ◀les▶ « contradictions » ! Ce n’est pas pour bâtir un système qu’il réfute, dénonce et détruit, c’est pour ◀la▶ joie du viol intellectuel. Comme Don Juan ◀l’▶image ◀de▶ ◀la▶ Mère, Nietzsche poursuit ◀l’▶image obscure, et à lui-même infiniment secrète, ◀d’▶une Vérité qui ne se rendrait point, mais qui ◀le▶ posséderait à tout jamais, digne enfin ◀de▶ sa vraie Passion ! Il traque sans relâche tout ce qui bouge, tout ce qui s’arrête, tout ce qui fait mine ◀de▶ résister… Voluptés brèves — ◀le▶ temps ◀d’▶un aphorisme — fulgurations toujours décevantes : ce n’est pas elle qu’il vient de posséder… Ô haine ◀de▶ leurs vérités faibles ! ◀La▶ Vérité est morte ! Revivra-t-elle ?
Car si ce Dieu est mort, à tout jamais, il n’y a plus ◀d’▶amour possible. Il faut inventer un amour qui permette au moins ◀de▶ haïr tout ce qui passe, tout ce qui cède, toute ◀l’▶impudeur et ◀la▶ lourdeur du monde.
C’est au point ◀de▶ fureur dionysiaque où ◀la▶ joie ◀de▶ détruire devient douleur, et dans ◀l’▶angoisse ◀d’▶une puissance anéantie par son succès, que Nietzsche a rencontré soudain ◀la▶ fascinante idée du Retour éternel. Devant ◀le▶ roc ◀de▶ Sils-Maria on ◀le▶ voit interrompre sa course, changer ◀de▶ contenance, et pour la première fois baisser ◀la▶ tête et adorer. Tout reviendra éternellement à cette minute, à cet instant ! ◀L’▶Éternité, c’est ◀le▶ retour des temps ; et non plus ◀la▶ victoire sur ◀le▶ temps… Mais dans ◀le▶ temps, disait-il, Dieu est mort. Si Dieu est mort, c’est donc qu’il a vécu ? Dieu revivra éternellement ! Ainsi Nietzsche devient ◀le▶ Tristan ◀d’▶un Destin qu’il ne peut posséder que par ◀l’▶amour éternellement lointain.
Don Juan, tricheur, aime sans amour. S’il gagne, c’est en violant ◀la▶ vérité des êtres. Nietzsche pose des valeurs qui détruisent ◀les▶ règles anciennes, mais qui ne valent que par ces règles et dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶on sent qu’elles ◀les▶ violent. Pour peu qu’il ◀les▶ impose, elles perdent leur sens, puisque ◀le▶ système qui ◀les▶ mesurait n’existe plus. Par-delà ◀le▶ bien et ◀le▶ mal, par-delà toutes ◀les▶ règles du jeu, il faut qu’une passion se révèle ; ou ◀la▶ mort, ou ◀la▶ vie éternelle. Il faut donc que Don Juan disparaisse (car Don Juan ne gagnait qu’en trichant, et s’il n’y a plus ◀de▶ règles, on ne peut plus tricher).
Voici peut-être ◀la▶ clé du mystère : c’est qu’en respectant toutes ◀les▶ règles, nous ne pourrons jamais que perdre. Alors : ou bien nous serons condamnés, ou bien nous recevrons notre grâce. Mais Nietzsche et Don Juan doutent ◀de▶ leur grâce. ◀Les▶ voici donc contraints ◀de▶ gagner dans ◀le▶ temps ◀de▶ leur vie — ◀d’▶où ◀la▶ tricherie ; ou bien il leur faut nier ◀la▶ fin des temps, ◀le▶ règlement, ◀le▶ jugement dernier — ◀d’▶où ◀l’▶idée du Retour éternel.
Comme je parlais ◀de▶ ces choses à une amie : « J’ai connu, me dit-elle, un homme marié avec lequel ayant été coquette en vain, il me dit en me quittant : Je vous ajoute à ma liste des mille e tre. C’étaient ◀les▶ femmes qu’il n’avait pas eues, par fidélité à la sienne. »
Où est ◀la▶ tricherie ? Dans ◀le▶ défi, installé au cœur ◀de▶ ◀la règle ?