Le supplice de▶ Tantale
L’eau fuit ses lèvres, la branche fuit sa main, et le rocher qui surplombe sa tête va tomber mais ne tombe jamais. Pour l’observateur non prévenu, tout se passe comme si le désir ◀de▶ Tantale suffisait à repousser les objets qu’il désire, et sa crainte l’objet qu’il redoute. Quand il se penche vers la surface ◀de▶ la rivière où il baigne à mi-corps, quand il lève le bras vers ces fruits mûrs qui font ployer la branche au-dessus ◀de▶ son front, on dirait que son geste même déclenche un mécanisme qui l’annule. Mais on dirait aussi que son regard, dès qu’il l’élève avec angoisse vers le rocher, retient le rocher. Étrange lieu que ce coin du Tartare, où la pesante logique ◀de▶ la matière est abolie pour peu que l’homme se manifeste. Serait-ce un pur lieu ◀de▶ l’esprit ? Oui, car à l’instant même où Tantale est ému, où il forme un projet, où il agit, les lois ◀de▶ la chute des corps et ◀de▶ leur inertie, qui sont celles mêmes ◀de▶ la mort, font place aux lois des dieux, qui sont celles ◀de▶ l’esprit ; et des dieux irrités contre l’homme, c’est-à-dire ◀d’▶un esprit coupable.
Regardons bien ce paysage imaginaire, cette composition simplifiée comme un arcane du Tarot et non moins chargée ◀de▶ symboles : un corps, une eau, une branche et un rocher. C’est l’homme coupable, environné des emblèmes ◀de▶ sa peur et ◀de▶ sa convoitise, emblèmes ou signes, car tout tient ici à des événements intérieurs. Tout tient à l’homme et tout illustre une des structures fondamentales ◀de▶ son être.
Tantale avait commis deux crimes, dit la Fable. Admis à la table des dieux, il avait dérobé à ses hôtes leur nectar et leur ambroisie, pour les faire goûter aux mortels. Puis, dans l’idée ◀de▶ défier l’Olympe et ◀d’▶éprouver son omniscience, il avait tué son propre fils Pélops, pour faire servir sa chair à la table divine.
Les liqueurs ◀d’▶immortalité sont ici comme des signes ◀de▶ la Grâce, dont un homme chercherait à s’emparer par subterfuge, afin de s’assurer un empire terrestre. Doutons que la philanthropie préside au vol ◀de▶ Tantale, quand il est assez clair qu’il jalouse les dieux, leur divination, leur puissance, et tous les plaisirs qu’ils en tirent.
Quant à la mise à mort du fils, offert ensuite aux dieux comme nourriture meilleure, il est surprenant ◀d’▶observer qu’elle invertit exactement le sacrifice du Fils ◀de▶ Dieu. Au lieu du Père livrant son Fils aux hommes pour qu’ils le tuent, mais aussi pour qu’ensuite ils revivent par la consommation ◀de▶ son corps spirituel, un homme tue lui-même son fils, et donne sa chair aux dieux pour qu’ils en meurent — s’ils perdent leur divinité ◀de▶ s’être une fois laissé surprendre et abuser.
À cette double infraction aux grâces ◀de▶ l’esprit (comme je voudrais nommer les lois spirituelles), répond un châtiment dont on croit deviner qu’il n’est qu’une double réfraction du crime dans l’ordre humain. Parce qu’il a convoité la nourriture des dieux, Tantale se voit refuser celle du commun des hommes. Sa jalousie se réfléchit dans la frustration du désir. Et son défi au Ciel, ayant failli, s’inverse en menace suspendue.
Le monde païen ne conçoit pas ◀de▶ pardon par amour et ◀de▶ salut gratuit, et c’est pourquoi les châtiments qu’infligent les dieux revêtent en général un caractère ◀de▶ revanche pure et simple, et comme automatique. C’est autant dire que dans le monde païen, l’homme reste seul avec lui-même et se ferme aux interventions ◀d’▶une transcendance, ou ◀d’▶un appel venu d’ailleurs. (Les « dieux » n’étant, en fait, que ses propres limites.)
Dans l’histoire du supplice ◀de▶ Tantale, cet automatisme est si sûr qu’il autorise à des spéculations précises, encore que fantastiques en apparence.
Je vois Tantale soutenu dans la rivière, le rocher soutenu sur sa tête, l’onde et la branche ne s’écartant ◀de▶ lui qu’à l’instant où il veut les atteindre, et tout cela ne tient vraiment qu’à lui, qu’aux dispositions ◀de▶ son âme : c’est que celles-ci n’ont pas changé depuis ses crimes. Nourrissant avec obstination les mêmes désirs et le même orgueil, il nourrit la vengeance des « dieux » qui frustrent ces désirs et qui retardent, ironiquement, ◀d’▶écraser cet orgueil.
Imaginons, maintenant, par impossible, que Tantale renonce un instant, qu’il s’abandonne, et qu’il préfère soudain à son amour ◀d’▶un moi coupable et torturé, l’expiation libératrice et son délire. À l’instant même, il s’enfonce dans les eaux, il boit à mort, et le rocher l’écrase.
Mais c’est précisément ce qui n’arrive jamais, et ne peut arriver dans le Tartare.
Tantale, ne croyant pas à la résurrection, ni au pardon, ni au salut que lui vaudrait un instant ◀de▶ pur abandon — payé ◀de▶ sa mort, il est vrai, pour quelle indescriptible renaissance ! — préfère subir le supplice ◀de▶ Tantale. C’est son orgueil et sa dignité ◀d’▶homme : il se révolte contre tout, sauf soi.
C’est pourquoi rien ne change autour de lui.
Considérons ici l’Homme du Désir, Tantale symboliquement réduit, dans la légende, à sa faim, à sa soif et à sa peur. Il est cet homme qui, dans chacun ◀de▶ nous, préfère le désir même douloureux, ◀d’▶avoir été mille et mille fois déçu — mais c’est encore son désir, donc lui-même — à la proie qu’il ne posséderait qu’en acceptant ◀d’▶être changé d’abord. Que lui servirait, pense-t-il, ◀de▶ gagner le monde s’il y perdait son moi ? Il est certain qu’à sa manière il a raison. Car à gagner, l’on perd toujours quelque chose : l’attente, l’espoir, la nostalgie du gain. Supposons un individu qui aurait désiré si longtemps que tout son être en fût devenu attente, espoir et nostalgie. Cet être-là mourrait nécessairement, et par définition, du don reçu. Ou encore : un être nouveau surgirait dans l’instant du don, pour le recevoir en son lieu.
À la limite, et dans la logique ◀d’▶un mythe où l’homme s’identifie à l’une ◀de▶ ses tendances, celui qui gagne est donc toujours un autre. Et celui qui désire ne gagnera jamais.
C’est le sophisme ◀de▶ l’empereur : Napoléon n’est pas un Bonaparte comblé, mais quelqu’un qui s’est substitué, sous le manteau ◀d’▶hermine, à Bonaparte. Le romantique qui rêvait ◀d’▶être empereur est mort le jour du couronnement.
Tous nos succès, tous nos actes sans doute, sont ainsi à quelque degré des modifications ◀de▶ notre identité, des aliénations ◀de▶ nous-mêmes. À la limite, ils sont autant ◀d’▶usurpations.
Changeons maintenant ◀de▶ plan spirituel, et transposons le mythe ◀de▶ Tantale dans un monde où l’instant ◀d’▶abandon ne signifie plus la mort mais la vie et l’héritage ◀de▶ la vie éternelle. J’emprunte à Jean-Paul7 une histoire étrangement parabolique et qui, dans le registre ◀de▶ l’humour profond, reproduit notre fable grecque, mais la conduit à une heureuse fin.
L’oncle van der Kabel vient de mourir, et devant ses sept héritiers naturels, un notaire ouvre et lit le testament. La dernière clause se trouve ainsi conçue :
« Tous mes biens tels qu’ils sont et vont reviendront et appartiendront à celui des sept ◀de▶ MM. mes Neveux qui, durant la demi-heure qui suivra la lecture ◀de▶ la présente clause, versera avant tous les autres, une ou quelques larmes sur moi, son oncle défunt, et cela en présence d’un respectable magistrat qui en dressera le protocole. Si tous restent secs, mes biens seront donnés au légataire universel dont le nom va suivre. »
À ce point, le notaire pose sa montre sur la table, elle marque onze heures et demie, et il attend les larmes. Le marchand Neupeter se demande s’il ne s’agit que ◀d’▶une mauvaise farce, indigne ◀d’▶un homme ◀de▶ sens. Le fiscal Knol se sent prêt à pleurer ◀de▶ colère. Pasvogel, le rusé libraire, essaie ◀de▶ se remémorer tout ce qu’il y a ◀d’▶émouvant dans les livres. Klitte, qui est alsacien, jure que pour tout l’or du monde, une plaisanterie ◀de▶ ce genre ne le ferait pas pleurer. Sur quoi l’inspecteur de police Harprecht lui fait observer que s’il parvient à pleurer à force de rire, ce ne sera qu’un vol pur et simple, mais l’Alsacien proteste que s’il rit, « c’est par pure plaisanterie, et non pas dans une intention plus sérieuse. » L’inspecteur ouvre ◀de▶ gros yeux fixes, où rien ne vient. Le jeune prédicateur Flachs, lui, serait tout disposé à se lamenter ecclésiastiquement, mais la vision ◀de▶ la maison ◀de▶ l’oncle, s’avançant vers lui sur ces flots, est bien trop réjouissante… Glanz, le conseiller ◀d’▶église, se met à faire une allocution, car il sait que cela le fait pleurer… Mais Flachs, maintenant, a fermé les yeux. Il évoque son oncle van der Kabel, ses bienfaits, ses redingotes grises, puis Lazare et ses chiens, la tête ◀de▶ beaucoup ◀d’▶êtres, les souffrances du jeune Werther, un petit champ de bataille, lui-même enfin, en train de se tourmenter si pitoyablement à cause du testament, et il s’en faut ◀de▶ bien peu qu’il ne pleure… Le conseiller continue son discours… Soudain : « Je crois, très honorés Messieurs, dit Flachs en se levant, je crois que je pleure ! » Et, en effet, il se rasseoit en sanglotant brièvement. Son émotion dûment enregistrée, il héritera ◀de▶ tous les biens ◀de▶ l’oncle, pour lui avoir dédié, entre tant d’autres, une seule pensée ◀d’▶amour pur et gratuit.
L’auteur du nouveau Testament n’en demande pas davantage à l’homme pour le faire hériter ◀de▶ son royaume : il demande un instant ◀de▶ foi. Un instant ◀d’▶abandon ◀de▶ soi-même, et ◀d’▶amour désintéressé.
Toute autre tentative pour mériter la Vie et le Royaume, gratuitement offerts, déclenche irrésistiblement le mécanisme du supplice ◀de▶ Tantale, c’est-à-dire qu’elle s’annule ◀de▶ soi-même.
Si un homme croit pouvoir s’autoriser du mérite ◀de▶ ses œuvres, il ne pleurera pas : car la vision ◀de▶ la proie qui s’approche sera « bien trop réjouissante » pour son cœur, et le Royaume convoité s’éloignera tout aussitôt, comme la branche chargée ◀de▶ fruits.
Si un homme veut la Vie éternelle par seule crainte ◀de▶ mourir à cette vie temporelle, les eaux vives fuiront ses lèvres ; car il faudrait, pour y être immergé, accepter ◀de▶ mourir d’abord à ses propres désirs et à soi-même. (Et c’est le symbole du Baptême.)
Telle est la ruse ◀de▶ l’Amour insondable. Admirons-en la précision miraculeuse ! Pour si peu ◀d’▶égoïsme qu’il subsiste dans l’acte ◀de▶ porter les lèvres ou la main vers cette eau, vers ces fruits offerts, l’amour ◀de soi domine encore le pur Amour, et le plaisir anticipé suffit encore à refouler cette larme, qui pouvait seule, et dans un seul instant, mériter la joie éternelle.