Antée ou La▶ terre
Antée géant, champion du monde, subit ◀la▶ hantise des forts, qui est ◀de▶ ne point faire honneur constamment à sa force. Noblesse oblige au tout ou rien : s’il perd une fois, c’en est fini. Jamais il ne se sent plus angoissé qu’à ◀la▶ veille ◀d’▶une épreuve mondiale, au terme du plus rigoureux des entraînements. Son manager ◀l’▶a séquestré pendant des mois, ni vin, ni femmes, ni journées ◀de▶ paresse ou ◀de▶ promenade à ◀l’▶aventure. Vie à ◀l’▶horaire, chronométrée, sans rien ◀d’▶impur. Et pourtant il se sent impur et affaibli. Allégé physiquement par un régime sévère, tous ses muscles jouant aisément, ou se gonflant à bloc en un clin d’œil, son poids exact et sa vue nette, il s’éprouve cependant chargé ◀d’▶une fièvre. Ce n’est pas ◀l’▶impatience ◀de▶ combattre, mais au contraire un besoin obsédant ◀d’▶abandon à quelque délire et ◀de▶ dissolution incontrôlée.
Ces dispositions, bien connues du manager, ont été qualifiées par lui, devant ◀les▶ journalistes, ◀de▶ « tendance névrotique due à ◀l’▶hypersensibilité ◀de▶ notre ami », déclaration qui n’a pas peu contribué à ◀la▶ popularité du champion. ◀La▶ foule moderne adore que ses héros soient un peu détraqués, ces faiblesses ◀les▶ rendant plus humains, selon ◀le▶ langage courant.
◀Le▶ fait est qu’Antée, jusqu’ici, déployant des trésors ◀d’▶astuce à faire pâlir tous ses triomphes musculaires, a toujours réussi à s’évader, pour quelques heures, à ◀la▶ veille ◀d’▶une épreuve décisive. Mais ◀le▶ lendemain il reparaît peu avant ◀le▶ match, affreux à voir, ◀le▶ visage taché ◀de▶ boue, ◀les▶ vêtements en loques, ◀les▶ mains couvertes ◀d’▶éraflures et ◀les▶ ongles rognés ou cassés. Épuisé, semble-t-il, haletant et suant, il se jette dans ◀la▶ lutte et ◀le▶ voici vainqueur.
(Nous donnons ici quelques Extraits des notes ◀de▶ ◀l’▶analyste qui a bien voulu se charger du cas, sur ◀la▶ demande répétée du manager.)
« … … …Complexe ◀d’▶Œdipe : me suis vu contraint ◀de▶ renoncer à cette hypothèse, après deux ans ◀de▶ travail acharné… Vie des parents normale, je dirai même exemplaire9… Vie sexuelle du patient normale, sauf quelques périodes ◀d’▶abstinence prolongée, coïncidant avec ◀les▶ périodes ◀d’▶entraînement… Légère répugnance pour ◀les▶ géantes qu’on voudrait lui faire rencontrer… Cauchemar typique : il se promène dans une grande ville déserte… Phobie du macadam, du béton armé, des constructions métalliques… Phobie ◀de▶ perdre pied…
Tout cela ne m’eût pas mené très loin. Mais comme il nous arrive parfois ◀de▶ ◀le▶ constater, c’est ◀le▶ patient lui-même qui a fini par me donner ◀la▶ clé ◀de▶ son mystère.
Lors ◀d’▶une ◀de▶ nos dernières séances, je me suis risqué à une allusion courtoise à sa légende bien connue. Il est entré dans une fureur terrible, a cassé ◀le▶ canapé en deux comme une allumette, en hurlant : — C’est ◀le▶ contraire ! C’est tout juste ◀le▶ contraire ! — ◀Le▶ contraire ◀de▶ quoi ? — ◀Le▶ contraire ◀de▶ ce qu’ils disent depuis qu’ils parlent ◀de▶ moi, ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’il dit, ◀le▶ Petit Larousse, ◀le▶ contraire ◀de▶ vous autres, ◀le▶ contraire ◀de▶ vos idées, ◀le▶ contraire ◀de▶ tout !
Je n’ai pas discuté ces derniers mots, qui choquent mon sens ◀de▶ ◀la▶ logique, mais j’ai quelques meubles ◀de▶ prix. J’ai même feint ◀d’▶approuver ce « contraire ◀de▶ tout ». Au cours des séances suivantes, il s’est expliqué plus posément. Je déplore, pour ◀la▶ clarté ◀de▶ ces notes, que ◀l’▶appareil conceptuel ◀de▶ mon client soit aussi nettement déficient, mais mon devoir est ◀de▶ consigner ou ◀de▶ résumer ses paroles (plusieurs expressions argotiques m’ont échappé) dans ◀la▶ forme, si je puis dire, où il ◀les▶ a, non sans peine, énoncées.
— Harry veut me tuer (Harry, c’est son manager)… Veut pas que je me saoule. Veut pas ◀de▶ vadrouille. Rien ◀de▶ rien. Toujours propre, qu’il me veut. Moi, quand j’ai ◀de▶ ◀la▶ terre sur ◀les▶ doigts, s’ils disent que je suis sale, je ◀l’▶ai sec. Je me lave. Avec ◀la▶ terre je me lave… C’est ◀le▶ contraire ! Ils disent que j’y prends ma force. C’est pas vrai. Ça ne coule pas comme qui dirait ◀de▶ ◀la▶ terre vers moi, c’est ◀le▶ contraire. C’est ◀les▶ saletés qui vont dans ◀la▶ terre. Il faut se décrasser ◀le▶ dedans, c’est pas une question ◀de▶ savonnette et ◀d’▶eau ◀de▶ Cologne. Quand j’ai mes humeurs, je me sens faible. Je suis tout chargé. Ça me donne sur ◀les▶ nerfs. Plus qu’il m’isole dans mes belles chambres, plus que je m’énerve. Ça ne peut plus sortir et ça me travaille, ça me fermente dans ◀le▶ sang. ◀Les▶ humeurs, comme on dit, est-ce qu’on sait seulement ce que c’est, ◀les▶ humeurs ? C’est toujours dans ◀les▶ villes que ça me prend. Quand ils m’ont bien lavé, massé, poudré comme un bébé… et allez ! ◀l’▶ascenseur, ◀le▶ marbre, ◀le▶ ciment, ◀l’▶asphalte, ◀l’▶auto et ◀les▶ assiettes ! Tout propre, tout lisse, tout astiqué, rien à toucher, vous comprenez ? Toutes mes saletés, elles restent dans mon corps. Ça ne me sort pas. Je me dis : je vais perdre. Je me dis : tu ne pourras plus cette fois, tu es trop nerveux. Je deviens comme fou ! Mais le bon Dieu m’aime, je finis toujours par m’échapper. Harry veut me tuer. Il court dans tous ◀les▶ bars. Je me défile en vitesse vers ◀la▶ campagne. Et là, docteur, là je m’en paye une tranche ! Je me roule par terre et je me creuse dans ◀la▶ terre, je cours tout nu, je mords ◀les▶ feuilles, je griffe ◀les▶ arbres, j’embrasse ◀la▶ terre, je dors par terre, et quand je me réveille couvert ◀de▶ terre, ◀le▶ lendemain matin, je me sens propre ! ◀La▶ forêt, ◀le▶ fouillis, ◀les▶ feuilles, c’est comme ◀les▶ femmes… C’est ma faiblesse qui a passé dans ◀la▶ terre, pendant ◀la▶ nuit. Vous voyez, c’est ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’on dit. Regardez ◀les▶ morts et toutes leurs maladies — comme elle vous ◀les▶ nettoie, ◀la▶ terre ! »