Einstein, patriarche de▶ ◀l’▶âge atomique, m’a dit : « C’est pour dissimuler sa pauvreté et sa faiblesse que ◀l’▶URSS méfiante, s’entoure ◀de▶ secret… » (9 août 1947)n
Princeton est une petite cité américaine dont ◀la▶ moitié des habitants se préparent à porter ◀le▶ titre ◀de▶ docteur et vivent dans des châteaux néo-gothiques pleins ◀de▶ salles ◀de▶ bains : c’est l’une des grandes universités du continent. Depuis deux ans que j’y vis, je vois passer chaque jour sous mes fenêtres, à onze heures du matin, quelque temps qu’il fasse, ◀le▶ patriarche du nouvel âge, Albert Einstein.
Je suis allé lui rendre visite dans une maison ◀de▶ bois jaune entourée ◀de▶ gazon, ◀de▶ fleurs et ◀d’▶arbres pleins ◀d’▶oiseaux. C’est d’ici que partit, en 1939, ◀la▶ fameuse lettre au président Roosevelt, par laquelle Einstein demandait que fussent organisées ◀d’▶urgence des recherches sur ◀l’▶arme atomique. Dans cette petite maison naquit ◀le▶ nouvel âge.
◀Le▶ voici soudain devant moi. Souriant ◀de▶ ses gros yeux très vifs sous des arcades sourcilières étrangement élevées, un énorme nez rose, des joues grises creusées ◀de▶ profondes ravines et deux touffes ◀de▶ cheveux blancs en auréole. À ◀le▶ voir ◀de▶ tout près, je ◀le▶ trouve plutôt petit, massif, ◀la▶ tête rentrée dans des épaules épaisses. Il porte un chandail bleu très ample, un pantalon ◀de▶ flanelle sans pli et des sandales. C’est ◀le▶ costume habituel des étudiants. Il m’apporte un fauteuil ◀de▶ jardin près du sien. Et nous parlons ◀de▶ ◀l’▶Amérique, dont Einstein est devenu citoyen.
Il me dit :
— Écoutez-moi bien, c’est ◀la▶ seule démocratie véritable. ◀Les▶ gens d’ici sont cordiaux, serviables et surtout ils sont dépourvus ◀de▶ toute espèce ◀d’▶inhibition sociale. Je vous en donnerai un bon exemple. Il y a quelques mois, une ◀de▶ mes voisines, que je ne connais pas, envoie sa petite fille sonner à ma porte. ◀La▶ petite fille me dit : « Maman pense que vous pourrez m’aider pour mes devoirs ◀d’▶arithmétique. » Je ◀l’▶ai aidée ◀de▶ mon mieux. C’est une charmante enfant.
— Depuis quand vivez-vous en Amérique ?
— Depuis 1934. Mais j’y étais venu une première fois en 1922, pour parler ◀d’▶un projet ◀d’▶université juive à Jérusalem. On m’a donné beaucoup de banquets, j’ai entendu beaucoup de speechs. Vous ne pouvez imaginer à quel point ce pays a changé depuis lors. ◀Le▶ niveau des discours, ◀les▶ plaisanteries qui faisaient rire en ce temps-là, c’était ◀d’▶une sottise incroyable. En vingt-cinq ans, à travers ◀la▶ crise ◀de▶ 1929 et ◀la▶ guerre, ils ont fait des progrès immenses vers ◀le▶ sérieux et vers ◀la▶ vraie culture. Toutefois, je m’étonne ◀de▶ ◀la▶ manière dont ils réagissent, ou plutôt ne réagissent pas à ◀la▶ menace atomique. Ils semblent n’avoir qu’une idée en tête : leur sécurité personnelle, leur prospérité immédiate. C’est un fait : un énorme danger collectif effraye moins que nos petits malheurs individuels. ◀La▶ seule chose qui inquiète ◀les▶ Américains, c’est ◀la▶ Russie. Avez-vous remarqué qu’il se développe ici une sorte ◀d’▶hystérie antirusse ?
Méfiance russe
Et je pense à part moi : nous y voici. N’ai-je pas entendu répéter ces derniers temps qu’Einstein serait « très communiste », expression qu’on réserve d’ailleurs aux personnes dont on ne peut affirmer qu’elles sont communistes, simplement. N’a-t-il pas proposé, en 1945, ◀de▶ livrer ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ bombe aux quatre Grands, donc pratiquement à ◀l’▶URSS ? Au risque de passer pour fasciste à ses yeux, je suggère que ◀la▶ cause ◀la▶ plus nette ◀de▶ ce qu’il nomme ◀l’▶hystérie antirusse, n’est autre que ◀l’▶attitude des Russes sur le plan international.
Einstein réfléchit un moment.
— Il est évident, dit-il enfin, que ◀l’▶obstacle majeur à ◀l’▶établissement ◀d’▶un gouvernement mondial, c’est ◀la▶ méfiance systématique des Soviets. Or je crains qu’il n’y ait rien à faire pour ◀la▶ surmonter. Car ◀la▶ cause n’en est que trop claire. ◀La▶ Russie sait que, dans ◀le▶ jeu actuel, elle est ◀le▶ partenaire ◀le▶ plus faible. Elle s’oppose donc à tout ce que ◀les▶ autres proposent. Elle soupçonne une menace dans chacun ◀de▶ nos mouvements. C’est fatal. Et cela durera tant qu’elle nous croira ◀les▶ plus forts.
— Tant que ◀la▶ bombe sera ◀de▶ notre côté… Que pensez-vous ◀de▶ ce délai ◀de▶ cinq ans qu’on cite partout, et qui serait nécessaire à ◀la▶ Russie pour fabriquer ses propres bombes ?
— ◀La▶ Russie peut avoir ◀la▶ bombe d’ici deux ans au moins. D’ici dix ans au plus. Ce qui est sûr, c’est qu’elle y travaille.
— Croyez-vous que ◀le▶ « rideau ◀de▶ fer » s’explique par ◀la▶ peur qu’ont ◀les▶ Russes que ◀l’▶on se renseigne sur ◀l’▶état ◀de▶ leurs travaux atomiques ?
— J’ai une explication plus simple du « rideau ◀de▶ fer ». ◀Les▶ Russes sont très pauvres. C’est pour cela qu’ils ont si peur des étrangers. Et non sans raison. Car, au cours actuel du dollar, il serait vraiment trop facile ◀d’▶acheter des espions en Russie. ◀L’▶indicateur y serait trop bon marché.
— Selon vous, ils redoutent des fuites au sujet de leurs préparatifs militaires proprement dits ?
— Oui… et au sujet de n’importe quoi qui se passe aujourd’hui dans leurs frontières. Je vous ◀le▶ répète, ce qui domine ◀la▶ situation présente, c’est que ◀les▶ Russes se sentent et se savent ◀les▶ plus faibles, surtout par rapport aux États-Unis. Tout ce qui vient de nous ◀les▶ inquiète, et ils se croient forcés ◀de▶ tout refuser.
— Alors que faire ?
— Je ne vois qu’une solution possible. C’est que tous ◀les▶ autres pays forment une organisation mondiale solide, sans ◀l’▶URSS.
— Vous entendez : en offrant aux Russes une invitation permanente à ◀les▶ rejoindre ?
— Mieux que cela : cette organisation mondiale sera bientôt si forte, une fois éliminés ◀les▶ résistances ou ◀le▶ sabotage soviétique, qu’on n’aura plus besoin ◀d’▶y garder des secrets. ◀Les▶ Russes pourront bien entretenir auprès ◀d’▶elle autant ◀d’▶observateurs qu’il leur plaira, officiels ou non. Et à ◀la▶ fin — car ils ne sont pas fous comme ◀les▶ nazis —, ils verront bien que leur avantage est ◀d’▶y rentrer.
◀La▶ « bombe » et ◀le▶ monde…
◀La▶ nuit est venue. Nous passons dans un petit salon bien bourgeois, bien en ordre. Voici ◀le▶ piano sur lequel Schnabel, ◀le▶ meilleur exécutant ◀de▶ Beethoven, accompagne parfois Einstein, qui joue du violon. Je me rappelle ◀l’▶anecdote qui circule ici. Schnabel s’interrompant, impatienté, pour dire au violoniste : « Ce qu’il y a ◀d’▶ennuyeux avec vous, Albert, c’est que vous ne savez pas compter ! »
Je pense à ◀l’▶Institut qu’Einstein a fondé avec quelques collègues, ici même, pour éclairer ◀l’▶opinion publique sur ◀les▶ problèmes que pose ◀la▶ bombe. Cet homme se sent-il responsable ◀de▶ ◀la▶ menace ◀d’▶Apocalypse qu’il a contribué plus que nul autre à susciter dans notre siècle ?
Je tourne autour de ◀la▶ question. Mais soudain, Einstein m’interrompt et, ◀de▶ son air malicieux et bonhomme : « ◀La▶ bombe, dit-il, n’a pas changé ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀la▶ guerre beaucoup plus que ne ◀l’▶avaient déjà fait ◀les▶ raids massifs ◀d’▶avions. Mais ◀la▶ bombe a du moins ◀l’▶avantage ◀de▶ rendre ◀les▶ masses plus conscientes du danger ◀de▶ ◀la▶ guerre moderne. »
Je lui demande s’il approuve ◀le▶ plan Baruch, au terme duquel ◀les▶ États-Unis proposent ◀de▶ céder ◀la▶ bombe à un organisme international doté ◀de▶ pouvoirs ◀de▶ contrôle illimités. Il répond :
— Tant que ◀la▶ machine militaire restera prête à fonctionner dans tous ◀les▶ grands pays, ◀les▶ plans ◀de▶ ce genre seront sans efficacité. Cependant, ◀la▶ proposition Baruch a cela ◀d’▶excellent qu’elle impliquerait un renoncement partiel à ◀la▶ souveraineté absolue des nations.
— Ce serait, lui dis-je en me levant, le premier pas vers un gouvernement mondial, c’est-à-dire vers ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ féodalité des États-nations.
— ◀La▶ route est longue, bien longue encore ! dit-il soucieux en me reconduisant.
Sur quoi je lui cite ◀la▶ parole ◀de▶ Lyautey qui avait demandé qu’on plante devant sa résidence une arbre ◀d’▶une espèce rare ; et comme ◀le▶ jardinier lui objectait que ces arbres-là prennent plus ◀d’▶un siècle à se développer : « Vous voyez, riposta ◀le▶ maréchal, il n’y a pas une seconde à perdre ! »