Une lettre de▶ Denis de Rougemont (à propos d’Aragon) (21 octobre 1947)o
Ferney-Voltaire, le 21 octobre 1947
Cher Max-Pol Fouchet,
Je viens de recevoir un exemplaire des Conférences ◀de▶ l’Unesco publiées par les Éditions Fontaine. En le feuilletant, je tombe sur les lignes suivantes :
Au cours de ces conversations — (il s’agit des « Rencontres internationales ◀de▶ Genève ») — un écrivain qui n’a jamais cessé au temps de Vichy ◀d’▶être publié en France et qui a un passeport suisse a trouvé… le moyen, décrivant les maladies ◀de▶ l’Europe, à l’heure qu’il est, ◀de▶ mettre sur le même pied trois ◀de▶ ces maladies : la résistance européenne, l’antisémitisme et le nationalisme. Je n’ai pas souvenir ◀de▶ l’avoir entendu ◀d’▶énoncer l’antisémitisme du vivant de Hitler…
Le passage est censé me viser, comme on le découvre un peu plus bas, et il figure à la page 100, dans la conférence ◀d’▶Aragon.
Cet auteur qui a perdu son prénom, et qui prévoit sans doute que le reste suivra, écrit déjà comme une lettre anonyme. Ce n’est donc pas à lui qu’on peut répondre. Mais pour les lecteurs ◀de▶ Fontaine, mettons les choses au point.
1°) « Au temps de Vichy », j’étais en Amérique, où je rédigeais les émissions ◀de▶ l’Office of War Information, retransmises à la France par la BBC. Quelques fragments ◀de▶ ces émissions furent imprimés par les journaux ◀de▶ la résistance : c’est sous cette forme qu’en effet je n’ai pas cessé ◀d’▶être publié ici. Pour le reste : non seulement il n’a pas paru une ligne ◀de▶ moi en France sous Vichy, mais au contraire mon Journal ◀d’▶Allemagne a été saisi et détruit. (La résistance hollandaise en a fait trois rééditions clandestines.) Dans le même temps, notre auteur sans prénom publiait librement à Paris.
2°) Mon « passeport suisse » — puisque M. Aragon, cédant à un réflexe caractéristique, me demande mes papiers — n’a pas empêché la censure suisse ◀d’▶interdire en 1944 la publication ◀de▶ La Part du diable , jugée non sans raison injurieuse pour Hitler. Dans le même temps et dans le même pays, la même censure autorisait les poésies ◀de▶ M. Aragon, inoffensives.
3°) Parmi les maladies ◀de▶ l’Europe que je décrivais à Genève, il y a un an, je mentionnais l’échec ◀de▶ la résistance après la guerre, non pas la résistance, comme l’affirme Aragon. Dans un mouvement ◀d’▶éloquence excitée, il se demande, à propos de Jaspers, ◀de▶ Bernanos et ◀de▶ moi, s’il a à faire « aux pensionnaires ◀d’▶un asile ◀d’▶aliénés ». Demandons-nous, plus calmement, à son propos, si nous avons à faire à quelqu’un qui sait lire.
4°) M. Aragon « n’a pas souvenir » ◀de▶ m’avoir entendu dénoncer l’antisémitisme, du vivant de Hitler. Que veut-il prouver en nous faisant part ◀de▶ cet intéressant oubli ? Supposez qu’il n’ait pas souvenir ◀d’▶avoir loué le pacte hitléro-stalinien, s’en suivrait-il qu’il ne l’a pas loué ? Enfin, rafraîchissons cette mémoire défaillante. J’ai analysé et dénoncé l’antisémitisme notamment dans Les Juifs (Plon, 1937) et dans Mission ou démission ◀de▶ la Suisse (La Baconnière, 1940). Entre autres, M. Aragon dira qu’il l’ignorait. Dans ce cas, il n’avait qu’à se taire.
Comme vous le voyez, ces quelques lignes ◀de▶ la conférence ◀d’▶Aragon contiennent deux fieffés mensonges, une falsification ◀de▶ sens parfaitement délibérée, et une accusation dont il se trouve qu’en fait elle porte à plein contre son propre auteur, pas une seconde contre moi.
« Nous autres, hommes ◀de▶ l’esprit — ose dire ce même auteur — nous mettons ◀de▶ l’ordre dans les rapports humains ». C’est du moins ce que je voudrais faire en vous écrivant cette lettre, et que vous ferez, mon cher ami, en la publiant.