La▶ balance n’est pas égale entre ◀les▶ États-Unis et ◀l’▶URSS (8 novembre 1947)q
◀L’▶anecdote circulait à New York ce printemps. Un reporter américain vient de visiter ◀les▶ stations flambant neuves du métro ◀de▶ Moscou, et son guide soviétique ◀l’▶invite à admirer. « Très beau, dit notre Américain, mais je ne vois pas ◀de▶ trains circuler ? » — « En effet, réplique ◀le▶ guide, ils ne circulent pas encore, mais vous, qu’est-ce que vous dites ◀de▶ ◀la▶ question des Noirs aux États-Unis, hein ? »
Ce dialogue ◀de▶ fous n’est pas celui des peuples, mais ◀de▶ certains journalistes qui parlent en leur nom. C’est ainsi que ◀L’▶Humanité, comme pour détourner ◀l’▶attention des mises au pas mensuelles ◀de▶ ◀la▶ culture décrétées par Jdanov en Russie, proclame que « ◀l’▶Amérique dégrade ◀l’▶esprit ! » ◀Le▶ raisonnement, sur huit colonnes, est ◀le▶ suivant : 1° « Henry Miller propage ◀l’▶idée du monde ◀la▶ plus désespérée qu’un Américain ait encore puisée dans son pays » ; 2° Truman veut asservir ◀l’▶Europe au dollar ; 3° Donc Truman impose à ◀l’▶Europe ◀la▶ lecture ◀de▶ Henry Miller, et ce dernier qui est « ◀le▶ plus rusé ◀de▶ tous » écrit ce qu’il faut pour servir « ◀l’▶expansionnisme » du dollar.
Qu’on ne rie pas : il s’agit ◀de▶ « dialectique ». Et qu’on ne hausse pas ◀les▶ épaules : il s’agit ◀d’▶un retour en force ◀de▶ ◀l’▶hitléro-fascisme culturel. (C’est à peine si ◀les▶ termes ont changé depuis que Goebbels et Gaida insultaient ◀les▶ Yankees barbares.) Tout ◀le▶ raisonnement ◀de▶ ◀L’▶Humanité repose sur ◀la▶ conviction typiquement totalitaire que ce qu’on publie dans un pays donné ne peut et ne doit servir que ◀le▶ parti au pouvoir. Ainsi, Faulkner, Hemingway et Miller, nolens volens, servent Truman (même s’ils ont écrit sous Roosevelt). Mais alors, et pour ◀les▶ mêmes raisons, ◀le▶ succès en Europe occidentale ◀de▶ Tolstoï et Dostoïevsky devrait être mis au crédit des sombres desseins du tsarisme ? Et, de même, ◀l’▶insuccès notoire ◀de▶ ◀la▶ littérature soviétique serait ◀le▶ fait ◀d’▶un calcul ◀de▶ Staline ?
Il se peut que ◀les▶ rédacteurs ◀de▶ ◀L’▶Humanité s’imaginent servir ◀la▶ paix et ◀la▶ justice en embrouillant tout, au nom de fleur dialectique. Pour ma part, j’essaierai ◀de▶ débrouiller quelques faits, au nom de ◀la▶ simple vérité.
Tout d’abord, il est notoirement faux ◀d’▶écrire que Henry Miller a puisé son désespoir « dans son pays » : c’est ◀la▶ vie ◀de▶ Montparnasse entre ◀les▶ deux guerres que décrivent ses Tropiques, publiés à Paris, et interdits en Amérique.
Ensuite, il est notoirement faux et ridicule ◀d’▶accuser ◀les▶ éditeurs américains ◀de▶ « tirer parti » du pessimisme ◀d’▶un Miller ou ◀d’▶un Faulkner, pour faire ◀de▶ leurs livres des « rabatteurs ◀de▶ dollars à travers ◀le▶ monde ». Essayons ◀d’▶expliquer patiemment ◀l’▶absurdité technique ◀de▶ ce reproche :
1° ◀Les▶ éditeurs américains ne sont pas aux ordres ◀de▶ Truman, comme ceux ◀de▶ ◀l’▶URSS sont aux ordres ◀de▶ Staline ; 2° ◀Les▶ éditeurs américains cherchent à faire ◀de▶ ◀l’▶argent, comme les nôtres, tout en publiant parfois une œuvre ◀de▶ qualité qui ne rapporte rien ; 3° Or ◀les▶ livres qui font ◀de▶ ◀l’▶argent aux US sont ◀les▶ romans historiques et ◀les▶ romans religieux, qui tirent souvent à un million et plus ; 4° ◀Les▶ droits ◀de▶ traduction ◀d’▶un ◀de▶ ces romans ne représentent au mieux qu’une fraction négligeable des bénéfices sur ◀la▶ vente en Amérique ; 5° ◀Les▶ œuvres « pessimistes » ◀de▶ Faulkner et surtout ◀de▶ Miller, loin ◀d’▶être des best-sellers, tirent à 5 ou 20 000 exemplaires, tandis que ◀les▶ œuvres ◀de▶ Lewis Douglas, ◀de▶ Betty Smith, ◀de▶ Betty McDonald, et ◀d’▶une trentaine ◀de▶ romanciers dont ◀l’▶Europe ne connaît même pas ◀les▶ noms, tirent à 800 000 avant ◀la▶ mise en vente, pour peu qu’un book club s’y intéresse ; 6° ◀Le▶ succès à ◀l’▶étranger ◀d’▶un Henry Miller stupéfie ◀les▶ éditeurs américains qui en entendent parler, mais non pas Truman qui s’occupe ◀d’▶autre chose, et dont ◀la▶ politique a autant ◀de▶ rapports avec ◀les▶ vomissements décrits par un Miller, que ◀la▶ réalité américaine avec ce qu’en écrit un stalinien.
Ceci dit, et ◀les▶ arguments ◀de▶ ◀L’▶Humanité proprement balayés dans ◀le▶ ruisseau, auquel nous laisserons ◀le▶ soin ◀de▶ ◀les▶ conduire à leur conclusion naturelle, — reste toute ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ culture américaine dans ses rapports avec « ◀l’▶esprit », pour parler comme ◀les▶ communistes.
◀Les▶ intellectuels européens qui ont connu ◀de▶ près ◀la▶ vie américaine ont coutume ◀d’▶insister sur deux traits ◀de▶ cette culture qui leur paraissent foncièrement déplaisants : ◀la▶ dictature ◀de▶ ◀l’▶argent, et celle du grand public, c’est-à-dire du simplisme qu’on baptise opinion moyenne.
Sur ◀la▶ dictature ◀de▶ ◀l’▶argent aux USA, tout a été dit, et ◀les▶ cent anecdotes personnelles que je pourrais verser au dossier n’ajouteraient rien que ◀l’▶on ne sache. Comme dans tous ◀les▶ pays où ◀l’▶entreprise est libre, mais plus que chez nous, parce que ◀l’▶Américain n’est pas hypocrite dans ce domaine, ◀les▶ éditeurs ◀de▶ livres et ◀de▶ revues demandent avant tout ◀d’▶un écrit qu’il se vende. On m’assure que ◀l’▶éditeur ◀d’▶Ambre fit savoir à ◀la▶ jeune et jolie femme qui en est ◀l’▶auteur qu’il jugeait ◀l’▶ouvrage très mauvais, mais ◀l’▶acceptait comme très vendable.
Qu’il y ait là une dégradation ◀de▶ ◀l’▶esprit, je pense que tout le monde ◀l’▶admettra, sans chicaner sur ◀le▶ sens exact du mot esprit dans ce contexte. Mais ◀la▶ question n’est pas si simple.
Car après tout, c’est ◀le▶ goût du public qui fait ◀le▶ succès financier ◀d’▶un roman, bien plus que ◀la▶ passion du gain chez ◀l’▶éditeur. En d’autres termes, si Ambre est un triomphe mondial qui réduit à néant ceux ◀de▶ Miller à Paris, c’est que ◀la▶ majorité du grand public est imbécile. Il faut donc ◀l’▶éduquer, concluent ◀les▶ moralistes américains. Et pour cela, donnons-lui des Digests où, sous une forme assimilable et simplifiée, il trouvera ◀le▶ meilleur ◀de▶ ce qui s’écrit chez nous. Et que lui donne-t-on, dans ◀le▶ fait ? ◀D’▶excellents articles sur ◀l’▶hygiène, ◀les▶ sciences, ◀les▶ mœurs chinoises, ◀la▶ vague ◀de▶ divorces, ◀l’▶aviation ou ◀le▶ sort des Indiens ; des extraits bien choisis ◀d’▶Emery Reeve, ◀d’▶Einstein, ◀de▶ Saint-Exupéry, ◀de▶ John Gunther ; des anecdotes frappantes et loufoques à souhait ; ◀de▶ ◀l’▶optimisme, encore ◀de▶ ◀l’▶optimisme, et une confiance sérieusement motivée dans ◀les▶ destins ◀de▶ ◀l’▶Amérique.
Nous voici loin des « turpitudes » et ◀de▶ ◀la▶ résignation morbide dénoncées par ◀L’▶Humanité. Mais dans ◀la▶ mesure même où ces digests sont des écoles ◀de▶ simplisme béat au service ◀de▶ ◀l’▶idéologie majoritaire, nous voici tout près des problèmes que pose ◀la▶ « culture des masses » en Russie comme en Amérique. Un communiste moins que tout autre a ◀le▶ droit ◀d’▶ironiser sur ce sujet.
◀L’▶éditeur américain, pour éduquer ◀le▶ grand public, cherche à ◀le▶ séduire et lui fait trop ◀de▶ concessions, ce qui rapporte une quantité ◀de▶ dollars. ◀Le▶ commissaire soviétique, au contraire, force carrément ◀l’▶opinion, dans ◀le▶ sens ◀d’▶une théorie tactique qui change d’ailleurs tous ◀les▶ six mois ; ce qui entraîne une quantité ◀d’▶emprisonnements. Mais nous, Européens, quels efforts faisons-nous pour qu’une masse élargie assimile ◀les▶ idées ? Nous préférons marquer ◀les▶ points, ◀les▶ mauvaises notes à droite et à gauche, ◀d’▶un air sceptique. Nous dénonçons ◀l’▶abus flagrant des méthodes américaines, au lieu d’en faire meilleur usage. Nous sommes ◀de▶ petits malins qui refusent ◀de▶ choisir entre ◀la▶ peste et ◀le▶ choléra, entre ◀les▶ blocs. Nous tenons ◀la▶ balance égale…
Eh bien ! non, ◀la▶ balance n’est pas égale ! ◀L’▶Amérique est tout de même un pays où ◀les▶ dégradations ◀de▶ ◀l’▶esprit, hélas ! réelles, peuvent encore être dénoncées, et ◀le▶ sont chaque jour avec une force, une pertinence, une cruauté qu’aucun critique européen n’égale. ◀De▶ Mencken à Philip Wylic, ◀de▶ Thorsten Veblen à Reinhold Niehbur, pour ne rien dire des romanciers, il n’est pas une des tares américaines qui n’ait été décrite, avouée, analysée par ◀les▶ Américains eux-mêmes, avec une liberté ◀d’▶esprit que ◀l’▶Europe ne peut qu’envier, et qui épouvanterait ◀les▶ staliniens.
◀La▶ balance n’est pas égale. Car ce qui dégrade ◀l’▶esprit, ce sont bien moins ◀les▶ tentations ◀de▶ ◀l’▶argent et du succès vulgaire que ◀les▶ habitudes ◀de▶ mensonge en service commandé par ◀l’▶État. Ce qui dégrade ◀l’▶esprit, ce n’est pas ◀le▶ fait que ◀les▶ mauvais romans encombrent ◀l’▶étalage, mais qu’on n’ait plus ◀le▶ droit ◀de▶ ◀les▶ juger mauvais si ◀le▶ Parti ◀les▶ déclare orthodoxes.
◀La▶ balance n’est pas égale. Car ◀d’▶un côté ◀l’▶on se moque encore ◀de▶ ◀la▶ bêtise, ◀de▶ l’autre on ◀la▶ fait respecter. Pendant qu’on jouait à Moscou, ce printemps, une pièce violente ◀de▶ Simonov, où ◀l’▶on voit un reporter américain persécuté par ses patrons pour avoir « bien parlé » ◀de▶ ◀l’▶URSS, l’un des meilleurs producers ◀de▶ Broadway me dit en riant : « Il n’y a qu’une réponse possible. Je vais faire jouer cette pièce ici, ce sera ◀le▶ succès ◀de▶ fou rire ◀de▶ ◀la▶ rentrée. »
Quant à ◀l’▶influence américaine, concluons sur une simple remarque qui rétablit ◀les▶ proportions. Pour ◀L’▶Humanité tout se résume dans ◀le▶ pessimisme ◀de▶ Miller, dont ◀le▶ succès, je ◀l’▶ai montré, loin ◀d’▶être ◀le▶ fait des éditeurs américains, est celui ◀de▶ notre public. Mais sur ◀l’▶Europe, en général, ◀l’▶influence américaine s’est exercée en deux occasions plus marquantes, je veux parler ◀de▶ 1917 et ◀de▶ 1942, et alors elle fut bien ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ volonté du peuple américain et ◀de▶ ◀la▶ politique ◀de▶ ses chefs.