La France est assez grande pour n’être pas ingrate (26 novembre 1947)n
La honte de▶ l’Europe, ce n’est pas sa misère, ni l’aide nécessaire ◀de▶ l’Amérique, mais la manière dont nous sollicitons cette aide et la vilipendons du même mouvement. « Payez, messieurs, et veuillez agréer les assurances ◀de▶ notre ingratitude anticipée. »
C’est ce qu’il me semble entendre un peu partout depuis que je suis rentré dans ce vieux monde. Or il ne s’agit pas ◀d’▶une attitude nouvelle, ou qui serait le seul fait des communistes : il y a trente ans que l’Europe, la bourgeoisie ◀d’▶Europe, se conduit mal à l’égard des États-Unis. Je ne parle pas des discours officiels, mais des conversations et ◀de▶ beaucoup ◀d’▶articles, ◀de▶ jugements que nous portons chaque jour sur les Américains et leur action.
Il y a trente ans que nous les abreuvons ◀de▶ récriminations et ◀de▶ dédains, ◀de▶ demandes ◀d’▶emprunts et ◀de▶ refus ◀de▶ rembourser, ◀de▶ recours à leurs capitaux et ◀de▶ dénonciations ◀de▶ leur capitalisme. Il y a trente ans que nous les appelons au secours quand l’Europe est à feu et à sang (par notre faute, si je ne me trompe) : il y a trente ans que nous nous plaignons ◀de▶ leur lenteur à répondre à nos SOS (eh quoi ! onze mois pour créer ◀de▶ toutes pièces l’armée ◀de▶ notre libération et pour la débarquer en Algérie !) ; il y a trente ans que, lorsqu’ils arrivent enfin, lorsqu’ils nous sauvent, nous leur disons : « ◀De▶ quoi vous mêlez-vous ? »
Bref, trente ans que nous voyons dans leurs réponses à nos appels désespérés autant ◀de▶ preuves ◀de▶ leur impérialisme.
On va plus loin. On accuse les Américains ◀de▶ sombres motifs égoïstes, non pas seulement quand ils s’isolent, mais surtout et précisément quand ils nous offrent leur appui ! J’entends dire couramment : « C’est entendu, ils nous fournissent du blé et ◀de▶ l’argent pour l’acheter, mais croyez-vous que ce soit par pure philanthropie ? Soyez sûr qu’ils y trouvent leur intérêt ! »
Que voudrait-on qu’ils y trouvent ◀d’▶autre ?
L’intérêt ◀de▶ l’Amérique, c’est que l’Europe vive et ne tombe pas aux mains des Russes ; c’est qu’elle soit forte et donc unique, puisque les autres comptent sur sa faiblesse. Mais au lieu de se féliciter ◀d’▶une aussi bienheureuse coïncidence, on a l’air ◀d’▶en vouloir à ces Yankees ◀de▶ n’être pas ◀de▶ purs imbéciles, ◀de▶ ne pas donner comme ça, pour le plaisir, n’importe comment et à n’importe qui… On leur fait un grief ◀d’▶avoir une politique, un crime ◀d’▶être en mesure ◀de▶ l’appliquer, un ridicule ◀d’▶avoir réalisé sans phrases ce que les Russes promettent aux masses et ne leur donnent pas.
On va plus loin encore, s’il est possible. À croire la propagande des staliniens, c’est nous qui sauverions l’Amérique ◀de▶ la ruine en acceptant qu’elle nous avance une vingtaine ◀de▶ milliards ◀de▶ dollars ! C’est l’Amérique, dit-on, qui a besoin ◀de▶ l’Europe ! Car elle est à la veille ◀d’▶une crise épouvantable, Staline l’a dit ; elle ne sait plus où vendre ses produits, la pauvre, et tente ◀de▶ prolonger l’agonie ◀de▶ son système en s’ouvrant des marchés européens…
Rien de plus stupéfiant que la popularité ◀de▶ ce théâtre pour illettrés. Raymond Aron, après vingt autres, le rappelait récemment dans Le Figaro : « À son plus haut niveau, l’exportation (américaine) ne représente pas 10 % du produit national brut. » Quand on déduit ◀de▶ ce 10 % les parts qui reviennent à l’Amérique latine, à l’Asie et à la Russie, on voit ce qui reste pour l’Europe — pour la solidité ◀de▶ l’argument stalinien !
Par bonheur, elles n’y suffiront pas. Le plan Marshall se fonde sur nos besoins concrets, négligeant nos humeurs et préjugés. On ne nous demande pas ◀de▶ dire merci. Mais justement, puisque l’opportunisme n’est pas en cause, pour le seul honneur ◀de▶ l’Europe, il serait temps que nous prenions un peu de tenue.
Si nous étions francs, nous dirions : la vraie menace contre l’indépendance européenne, elle ne vient pas de l’Amérique, mais ◀de▶ nous-mêmes. La vraie, ce n’est pas que M. Clayton morigène les experts du Comité des Seize, mais que ceux-ci se mettent dans le cas ◀de▶ mériter pareil rappel à l’ordre.
L’indépendance économique des nations ◀de▶ l’Europe est une fiction. Tout le monde le sait, n’en parlons plus.
Quant à l’indépendance morale et politique que nous devons affirmer ou regagner, c’est dans l’union fédérative du continent qu’elle trouvera sa seule garantie. Nous serons guéris ◀de▶ notre mauvaise conscience quand nous aurons admis que la tâche concrète, ce n’est pas ◀de▶ défendre l’Europe, mais ◀de▶ la faire.