Consolation à Me Duperrier sur un procès perdu (décembre 1947)m
Ta douleur, du Périer, sera donc éternelle ?
Et les▶ tristes discours…
… Est-ce quelque dédale où ta raison perdue
Ne se retrouve pas ?Malherbe
Différence entre ◀les▶ Accusations et ◀les▶ Calomnies.
On ne peut donner aux gardiens ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀d’▶un État un droit plus utile et plus nécessaire que celui ◀de▶ pouvoir accuser, soit devant ◀le▶ peuple, soit devant un magistrat ou tribunal quelconque, ◀les▶ citoyens qui auraient commis un délit contre cette liberté… Mais autant ces accusations sont utiles dans une république, autant ◀les▶ calomnies sont dangereuses et sans but… On accuse ◀les▶ citoyens devant ◀les▶ magistrats, on ◀les▶ calomnie sur ◀les▶ places publiques, dans ◀les▶ assemblées particulières.
Une accusation
◀Le▶ 13 novembre 1947, on pouvait lire dans notre presse ◀de▶ copieux comptes rendus ◀de▶ ◀la▶ plaidoirie prononcée par Me Duperrier lors du procès ◀de▶ son client Georges Oltramare. Ainsi dans ◀la▶ Gazette ◀de▶ Lausanne :
Un rapprochement surprenant
Me Duperrier, brandissant ◀le▶ livre ◀de▶ Denis de Rougemont, Journal des deux mondes , se lance alors à corps perdu dans une accusation qui ne laisse pas ◀de▶ susciter ◀l’▶étonnement ◀de▶ ◀l’▶auditoire. Après s’être livré à quelques persiflages ◀de▶ fort mauvais goût contre ◀l’▶écrivain neuchâtelois auquel il décerne faussement ◀le▶ titre ◀de▶ correspondant attitré ◀de▶ notre journal, il lit à ◀la▶ cour ◀l’▶admirable morceau que de Rougemont a dédié à Paris envahi par ◀les▶ Allemands et qui, paru dans ◀la▶ Gazette en juin 1940, lui valut une sanction ◀de▶ ◀la▶ censure. ◀L’▶écrivain ayant quitté peu après ◀la▶ Suisse pour ◀les▶ États-Unis, ◀l’▶avocat se croit dès lors fondé à assimiler sa situation à celle ◀de▶ son client. « Si ces deux hommes ont pris ensuite des chemins opposés, ◀le▶ départ est ◀le▶ même », affirme ◀l’▶avocat qui cite longuement ◀les▶ passages où Denis de Rongement relate son activité ◀d’▶homme ◀de▶ lettres à ◀la▶ radio américaine.
J’ai ◀l’▶honneur, M. ◀le▶ procureur général, s’écrie Me Duperrier, ◀de▶ me faire ici ◀le▶ dénonciateur ◀de▶ Denis de Rougemont.
et dans ◀la▶ Feuille ◀d’▶Avis ◀de▶ Neuchâtel :
◀Les▶ plaidoiries au procès Oltramare : où il est question ◀de▶ Denis de Rougemont
◀L’▶avocat fait ensuite un parallèle entre ◀l’▶attitude ◀de▶ son client et celle ◀de▶ ◀l’▶écrivain Denis de Rougemont qui, constate ◀le▶ défenseur ◀d’▶Oltramare, est allé se mettre au service ◀de▶ ◀la▶ BBO. Il se demande si, ce faisant, Denis de Rougemont n’a pas mis ◀la▶ sécurité du pays en danger.
Une calomnie
Peu de temps auparavant, ◀les▶ Éditions Fontaine, à Paris, avaient publié ◀le▶ recueil des conférences prononcées ◀l’▶hiver dernier en Sorbonne sous ◀les▶ auspices ◀de▶ ◀l’▶Unesco. À ◀la▶ page 100 ◀de▶ ce recueil, M. Aragon déclare que je n’ai « jamais cessé au temps de Vichy ◀d’▶être publié en France », et il insinue que si j’attaque aujourd’hui ◀le▶ nationalisme, c’est pour mieux « passer sous silence ◀l’▶hitlérisme ».
Qui croire ?
Ainsi donc, selon Me Duperrier, j’ai passé ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ guerre à « mettre en danger ◀la▶ sécurité ◀de▶ mon pays », et cela par mon activité antinazie, tandis que, d’après Aragon, j’aurais passé ◀le▶ même temps à « passer sous silence » ◀le▶ nazisme et ◀l’▶antisémitisme, et cela pour publier mes livres sous Vichy, c’est-à-dire du côté ◀d’▶Oltramare.
Ces deux griefs s’accordant mal, qui devons-nous croire ?
Remarquez que Me Duperrier, en me dénonçant devant un tribunal, a brandi ses preuves : mon Journal dans ◀l’▶édition reliée ◀de▶ ◀la▶ Guilde. Tandis que M. Aragon, devant une « assemblée particulière », n’a rien brandi du tout, ni rien prouvé, et il en eût été bien empêché, car si quelqu’un n’a pas cessé ◀d’▶être publié sous Vichy, c’est lui et non pas moi ; et si quelqu’un a vu ses livres censurés en Suisse, c’est moi et non pas lui.
Avec Tite-Live et son commentateur, je suis pour ◀les▶ accusations mais contre ◀les▶ calomnies, parce que je suis pour ◀la▶ liberté qui est du courage mais contre ◀la▶ licence qui est du fanatisme, ou ◀de▶ ◀la▶ lâcheté, ou simplement (restons courtois) ◀de▶ ◀l’▶étourderie.
Où je me vois sommé ◀de▶ répondre
Lorsque j’ai lu ◀de▶ quoi ◀l’▶on accusait Georges Oltramare, quelques jours avant son procès, je me suis dit, songeant à ma propre action pendant ◀la▶ guerre : « Quel curieux parallèle et quel joli contraste ! Se trouvera-t-il quelqu’un pour ◀les▶ relever ? » Et puis ◀les▶ circonstances ◀de▶ ma vie ne m’ont plus laissé ◀le▶ loisir ◀d’▶y penser, ni même ◀de▶ bien lire ◀les▶ journaux. Mais voici ce matin sur mon bureau une ◀de▶ ces lettres-éclair ◀de▶ notre directeur : « ◀Les▶ journalistes, dit-il, m’accablent ◀de▶ téléphones et dérangent mon travail pour me demander mon opinion sur cette affaire… » Il joint ◀l’▶extrait ◀de▶ ◀la▶ Gazette qu’on vient de lire et m’enjoint ◀de▶ « saisir ◀l’▶occasion ◀d’▶un papier ». Si je comprends bien, il veut sa paix, et me laisse ◀le▶ soin ◀de▶ répondre aux téléphones. OK ! disent ◀les▶ Américains. Pendant qu’il administre, amusons-nous.
Où je réponds
Voici ◀le▶ raisonnement qu’a tenu devant ◀la▶ cour ◀le▶ bouillant Me Duperrier : — Rougemont s’est mis au service ◀d’▶une propagande étrangère, comme Oltramare ; il a parlé à ◀la▶ radio, comme Oltramare ; et hors de Suisse, comme Oltramare encore. ◀Les▶ deux cas étant identiques, il faut donc condamner Rougemont, mais il faut acquitter Oltramare.
Vous n’y comprenez rien ? Ni moi non plus. C’est que ce raisonnement n’en est pas un, mais combine deux absurdités.
1. Si ◀l’▶on admet avec cet avocat que j’ai vraiment agi comme son client, ◀l’▶alternative est ◀la▶ suivante : ou bien je suis coupable, mais alors Oltramare ◀l’▶est aussi, ◀la▶ plaidoirie devient un réquisitoire, et ◀l’▶avocat fait une drôle ◀de▶ figure. Ou bien il faut acquitter Oltramare, mais alors il n’y avait pas lieu ◀de▶ me dénoncer, tout ce discours retombe à plat, et notre avocat perd ◀la▶ face.
2. Mais où est ◀l’▶homme sain ◀d’▶esprit qui peut admettre que j’aie vraiment agi comme Oltramare ? Nous avons tous ◀les▶ deux écrit pour ◀la▶ radio, hors de Suisse, sur ◀la▶ politique. Soit. Mais un avocat qui veut s’en tenir à ◀la▶ seule ressemblance des mots tombe dans ◀le▶ calembour juridique. Car il est vrai que ◀les▶ deux cas s’énoncent et se prononcent de même, mais par ce procédé ◀l’▶on pourrait accuser ◀la▶ ville ◀de▶ Lyon des méfaits ◀d’▶un lion du désert, et Malherbe ◀d’▶avoir consolé Duperrier — celui qui a perdu son procès.
◀La▶ seule question sérieuse qui se posait, notre avocat s’est bien gardé ◀de▶ ◀la▶ formuler : c’est celle du contenu des émissions.
Oltramare a parlé en faveur des nazis, ennemis jurés ◀de▶ toute démocratie, donc ◀de▶ ◀la▶ Suisse. J’écrivais contre ◀les▶ nazis, pour ◀les▶ démocraties, donc pour ◀la▶ Suisse. Il en résulte à ◀l’▶évidence que je faisais en Amérique exactement ◀le▶ contraire ◀d’▶Oltramare à Paris.
Si Me Duperrier ne sent pas ◀la▶ différence, essayons ◀de▶ ◀l’▶éclairer par une fable.
Fable
J’ai tant et si bien parlé à ◀la▶ radio américaine, qu’à ◀la▶ fin ◀les▶ nazis ont occupé ◀la▶ Suisse. Voilà ce que c’est ! On m’y ramène sous bonne escorte. ◀Le▶ Gauleiter, un nommé Oltramare, me fait emprisonner, puis juger sommairement, et Me Duperrier se voit chargé ◀d’▶office ◀de▶ ma défense. Que va-t-il dire ? Il n’hésite pas : il dit que j’ai fait comme Oltramare, notre infaillible führer suisse. On lui répond que ça ne prend pas, que j’ai fait exactement ◀le▶ contraire. On me fusille et on ◀le▶ pend ◀d’▶office. Fin ◀de▶ ◀la▶ douleur ◀de▶ Duperrier.
Mais voilà…
◀Les▶ Américains ont gagné ◀la▶ guerre. ◀La▶ Suisse subsiste, intacte et libre. On n’a pas fusillé Oltramare, on s’est borné à ◀le▶ punir un peu. Son avocat garde ◀le▶ droit ◀de▶ me dénoncer pour avoir combattu ◀l’▶hitlérisme, et Aragon ◀le▶ droit ◀de▶ me calomnier sous un prétexte exactement inverse. Je garde ◀le▶ droit ◀de▶ répondre, et même ◀de▶ rire. Et vous, lecteurs, vous gardez ◀le▶ droit ◀de▶ juger toute cette affaire, mon livre en main, selon votre conscience ◀de▶ citoyens ◀de▶ ◀la▶ plus vieille démocratie du monde.
Jugez donc ! et dites avec moi que nous ◀l’▶avons échappé belle ! Et que ◀le▶ désordre tolérable et tolérant où nous voici tout de même encore vivants et libres, vaut mieux que leur « ordre » où nous serions des morts, ou je ne sais quels esclaves honteux ◀de▶ vivre.