Consolation à Me Duperrier sur un procès perdu (5 décembre 1947)h i
Voici le▶ raisonnement qu’a tenu devant ◀la▶ cour ◀le▶ bouillant Me Duperrier : — Rougemont s’est mis au service d’une propagande étrangère, comme Oltramare ; il a parlé à ◀la▶ radio, comme Oltramare ; hors de Suisse, comme Oltramare encore. ◀Les▶ deux cas étant identiques, il faut donc condamner Rougemont, mais il faut acquitter Oltramare.
Vous n’y comprenez rien ? Ni moi non plus. C’est que ce raisonnement n’en est pas un, mais combine deux absurdités.
1. Si ◀l’▶on admet avec cet avocat que j’ai vraiment agi comme son client, ◀l’▶alternative est ◀la▶ suivante : ou bien je suis coupable, mais alors Oltramare ◀l’▶est aussi, ◀la▶ plaidoirie devient un réquisitoire, et ◀l’▶avocat fait une drôle de figure. Ou bien il faut acquitter Oltramare, mais alors il n’y a pas lieu de me dénoncer, tout ce discours retombe à plat, et notre avocat perd ◀la▶ face.
2. Mais où est ◀l’▶homme sain d’esprit qui peut admettre que j’aie vraiment agi comme Oltramare ? Nous avons tous ◀les▶ deux écrit pour ◀la▶ radio, hors de Suisse, sur ◀la▶ politique. Soit. Mais un avocat qui veut s’en tenir à ◀la▶ seule ressemblance des mots tombe dans ◀le▶ calembour juridique. Car il est vrai que ◀les▶ deux cas s’énoncent et se prononcent de même, mais par ce procédé ◀l’▶on pourrait accuser ◀la▶ ville de Lyon des méfaits d’un lion du désert, et Malherbe d’avoir consolé Duperrier — celui qui a perdu son procès.
◀La▶ seule question sérieuse qui se posait, notre avocat s’est bien gardé de ◀la▶ formuler, c’est celle du contenu des émissions. Oltramare a parlé en faveur des nazis, ennemis jurés de toute démocratie, donc de ◀la▶ Suisse. J’écrivais contre ◀les▶ nazis, pour ◀les▶ démocraties, donc pour ◀la▶ Suisse. Il en résulte à ◀l’▶évidence que je faisais en Amérique exactement ◀le▶ contraire d’Oltramare à Paris.
Si Me Duperrier ne sent pas ◀la▶ différence, essayons de ◀l’▶éclairer par une fable. Supposons que j’aie tant et si bien parlé à ◀la▶ radio américaine, qu’à ◀la▶ fin ◀les▶ nazis ont occupé ◀la▶ Suisse. Voilà ce que c’est ! On m’y ramène sous bonne escorte. ◀Le▶ Gauleiter, un nommé Oltramare, me fait emprisonner, puis juger sommairement, et Me Duperrier se voit chargé d’office de ma défense. Que va-t-il dire ? Il n’hésite pas : il dit que j’ai fait comme Oltramare, notre infaillible führer suisse. On lui répond que ça ne prend pas, que j’ai fait exactement ◀le▶ contraire. On me fusille et on ◀le▶ pend d’office. Fin de ◀la▶ douleur de Duperrier.
Mais voilà !… ◀les▶ Américains ont gagné ◀la▶ guerre. ◀La▶ Suisse subsiste, intacte et libre. On n’a pas fusillé Oltramare, on s’est borné à ◀le▶ punir un peu. Son avocat garde ◀le▶ droit de me dénoncer pour avoir combattu ◀l’▶hitlérisme, et Aragon ◀le▶ droit de me calomnier sous un prétexte exactement inverse. Je garde ◀le▶ droit de répondre, et même de rire. Et vous, lecteurs, vous gardez ◀le▶ droit de juger toute cette affaire, mon livre en main, selon votre conscience de citoyens de ◀la▶ plus vieille démocratie du monde.
Jugez donc ! et dites avec moi que nous ◀l’▶avons échappé belle ! Et que ◀le▶ désordre tolérable et tolérant où nous voici tout de même encore vivants et libres, vaut mieux que leur « ordre » où nous serions des morts, ou je ne sais quels esclaves honteux de vivre.