Notes sur la▶ voie clandestine (hiver 1948)t
Il faut être aussi rationnel que possible. Pas davantage. On verra bien jusqu’où cela va. Ensuite on verra mieux ce qui va plus loin. Ce n’est pas une erreur qui doit ouvrir ◀la▶ voie. Mais essayons ◀de▶ ramener ◀l’▶attention sur cet obstacle tant de fois refusé dans un écart désarçonnant : qu’est-ce que ◀le▶ destin ◀d’▶un homme, — mon destin ? C’est ici que ◀la▶ voie prend naissance.
Tu as un destin si tu es distinct.
Tout homme, dès qu’il se voit isolé par ◀le▶ sort, entre en superstition : c’est sa voie clandestine. ◀L’▶explorateur va découvrir au loin ses propres amulettes. ◀Le▶ pilote fait une marque en secret sur ◀l’▶hélice. Avant ◀l’▶heure H, ou dans ◀l’▶attente ◀d’▶un amour, quelque cérémonie te disposera dans ◀le▶ fil ◀de▶ ta chance ou ◀la▶ cadence ◀de▶ ta grâce. ◀Le▶ risque et ◀l’▶isolement nous rendent à ◀l’▶enfance, parce qu’ils nous livrent aux magies intimes.
Se croire ou se sentir unique, c’est ◀la▶ superstition fondamentale. Et ◀les▶ autres s’ensuivent aisément, comme ◀le▶ corps quand ◀la▶ tête a passé. Car si je suis unique, il est une voie qui n’est tracée que pour moi seul, et que seul je pourrai deviner comme on fait un poème, ou plutôt : comme on ◀le▶ rejoint quand on ◀l’▶invente en épousant un rythme errant. Désormais j’entre dans ◀l’▶incomparable, où ◀la▶ piste se crée sous ◀les▶ pas qui ◀la▶ suivent. (Par toute autre voie sûre et connue, où que j’arrive, je me perdrais en route.)
Dans ◀l’▶insignifiance ◀d’▶une vie où ◀l’▶argent et ◀la▶ guerre sont seuls à organiser ◀la▶ cohue, ◀le▶ superstitieux simplement sera celui qui ne désespère pas ◀de▶ trouver quelque sens acceptable sous ◀l’▶uniforme absurdité ◀de▶ ce que ◀l’▶on voit. C’est ◀le▶ seul optimiste parmi nous, qui ait causé ◀de▶ ◀l’▶être sans niaiserie.
S’il s’arrête à telle apparence curieusement précise à ses yeux, c’est parce qu’elle semble donner tort au néant des rues évidentes, parce qu’elle fait allusion à ce qui va venir, ou parce qu’elle est un peu moins apparence que tout ◀le▶ reste et un peu plus apparition.
Certains soirs, il descend lentement son escalier, passe ◀le▶ seuil, s’arrête un moment, et commence à longer ◀la▶ rue. Son allure ne saurait tromper. C’est ◀la▶ puissante circonspection ◀de▶ celui qui s’engage sur ◀le▶ sentier ◀de▶ ◀la▶ guerre. ◀Les▶ feux rouges, des yeux verts, un profil détourné au croisement ◀de▶ deux rues, c’est New York, dont ◀la▶ somme donne 6 et ◀le▶ produit 9 — ◀le▶ démoniaque et ◀le▶ divin, pour lui — et ce sont la Sixième Avenue et la Neuvième Rue, justement — s’il y pense, il est dans ◀le▶ jeu. Dans un état signifiant et rythmé. Il ne voit plus ◀l’▶échelle ni ◀le▶ chat noir à gauche, ◀les▶ chevaux blancs ni ◀les▶ curés barbus. Il n’attend rien qui ressemble aux dictons ◀de▶ ◀l’▶occulte, attendant cela seulement qui ne ressemble à rien mais qu’il reconnaîtra du premier coup : un repère à ◀la▶ craie sur ◀le▶ seuil ◀de▶ sa vie, une note que lui seul peut entendre parce qu’elle résout sa dissonance intime et ◀l’▶introduit dans ◀l’▶harmonie ◀de▶ son destin. Cherchant ce qui ne vibre qu’à lui-même et révèle un accord instant, il marche au son, comme ◀les▶ grands appareils suivent une route en do dièse dans ◀la▶ nuit des hauteurs.
Que chacun donc découvre ses symboles et ◀la▶ voie que lui seul peut frayer pour s’approcher des mystères communs.
Mais ◀le▶ matériel symbolique est assez curieusement restreint, ◀les▶ symboles efficaces en nombre limité. Très grand génie, celui qui pourrait en créer un seul nouveau ! Dans ◀les▶ jeux, rêves ◀de▶ ◀la▶ conscience, et dans ◀les▶ rêves, jeux ◀de▶ ◀l’▶inconscient, on a vite fait ◀d’▶en dresser ◀le▶ catalogue : tout se ramène à quelques personnages constants et à des formes géométriques — rois et reines, châteaux et enceintes, soldats ou pions ; cercles, quadrilatères, spirales et ◀croix▶ ; ◀l’▶Anima femme sauvage, désirable et fuyante, et ◀le▶ Vieillard qui juge, tous ◀les▶ deux sans visage… Il semble que ces formes et figures soient presque seules à définir ◀le▶ pouvoir ◀d’▶illustrer ◀les▶ messages émis par quelque au-delà (ou en deçà) du moi qui veille. Canaux, écluses, ou signaux éprouvés, jalonnant ◀la▶ voie clandestine, fleurs ◀de▶ cette « rhétorique du rêve » que Jean-Paul a nommée le premier, ils règlent ◀la▶ circulation entre ◀les▶ profondeurs et ◀la▶ surface manifeste.
Je ne parlais que des Grands Rêves et des vrais jeux. Bien entendu, pour ◀l’▶usage quotidien, comme pour ◀le▶ tout-venant du rêve qui ◀le▶ reflète, n’importe quel objet pourra servir ; vieux clou tordu, statuette à quatre sous, caillou noir, carte à jouer perdue sur laquelle on met ◀le▶ pied par hasard. Mais nous touchons ici au fétichisme, qui n’est qu’une obsession morbide du sens des signes.
Quand tout se ferme devant moi, et que rien ne m’indique plus comment agir et comment sortir ◀de▶ ◀l’▶impasse, je tire ◀les▶ cartes, j’accepte ◀le▶ clin d’œil ◀de▶ mes superstitions improvisées. Qu’est-ce donc que cela ?
Un moyen ◀de▶ me refonder sur mes assises inconscientes, si ◀la▶ raison hésite et là où elle se tait.
Car d’une part ◀les▶ signes que j’accueille ont bien des chances ◀d’▶être dans ◀la▶ complicité ◀de▶ mon exigence secrète. C’est elle, au vrai, qui ◀les▶ choisit, en vertu d’une préalable inclination, complaisance ou interprétation. Ils agissent donc comme des révélateurs ◀de▶ moi-même à mes propres yeux.
D’autre part, il se peut que ces signes baignent dans une réalité profonde, celle du mythe, à quoi s’ordonnent ◀les▶ hasards apparents, et des structures ◀de▶ laquelle ils me permettent ◀de▶ repérer certains linéaments ou certains affleurements.
Ainsi d’ailleurs font ceux qui dans ◀le▶ doute se réfèrent à leur tradition, aux coutumes ancestrales, aux dictons : signes enregistrés ◀de▶ ◀l’▶inconscient collectif, et tenant lieu ◀de▶ raisons lorsque ◀la▶ raison cale.
◀Le▶ superstitieux expérimente quotidiennement son destin.
Survient alors celui qui dit : « Vous ne retenez que ◀les▶ coïncidences, prémonitions et prédictions heureuses, une sur dix, comme ◀la▶ loi du hasard nous autoriserait à ◀l’▶attendre. Vous négligez tous ◀les▶ cas où cela rate.
« Cela rate au moins neuf fois sur dix, comme toutes vos expériences ◀de▶ laboratoire. Et comme vous, je ne retiens que le dixième, qui donne un sens. Mais ◀les▶ neuf autres n’ont pas été vaines, ni muettes. Car elles m’ont dit : tu n’es pas toi, ou pas ici, tu n’y es plus ou pas encore. Elles m’ont ramené… »
◀Le▶ superstitieux va loin, s’il est grand : dans ◀la▶ voie ◀de▶ ◀l’▶incomparable, il va jusqu’au bout de lui-même.
Erreur commune : s’il n’y a pas ◀de▶ hasard, tout serait donc déterminé ? Nous n’aurions plus qu’à suivre une voie rigide, fixée ◀de▶ toute nécessité par ◀le▶ Destin ?
Erreur commune et dont il faut rougir.
Il n’y a pas ◀de▶ hasard, mais pourtant nous sommes libres. Je ne sais qui dispose ◀de▶ moi, mais ◀la▶ contrainte, si c’en est une, certainement n’est pas mécanique. ◀La▶ voix insiste ou bien n’insiste plus ; elle parle plus ou moins clairement ; des portes se ferment et se rouvrent ; mon oreille est plus ou moins fine ; je m’oriente ou me désoriente… C’est une immense affaire ◀d’▶amour ! Nous ne sommes pas aimantés comme des grains ◀de▶ limaille, nous sommes aimés par un destin. Et parfois il nous traite avec indifférence, parfois nous blesse, parfois nous tyrannise…
◀Le▶ rationaliste articule : déterminisme. Il voit un rail. Il pense au règlement ◀d’▶une dictature anonyme.
J’imagine un destin actif et joueur.
Arrêtez-vous un moment, je vous prie, devant cette nouveauté proprement dramatique.
Quel coup pour nos philosophies ! Qu’on m’en cite une qui s’en relèverait. Une seule !
Une idée me retient, me tient probablement plus que jamais encore je ne me ◀l’▶étais avoué : celle du changement instantané ◀de▶ tout, en sorte que nul ne s’en doute.
Ne serait-ce pas sur cette croyance que reposent ◀les▶ vœux, incantations, magie — et ◀la▶ prière ?
« Croire », disait Kierkegaard, « que Dieu peut à tout instant, voilà ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ foi. »
Amoureux égale superstitieux, parce que tout amour est unique, et doit donc inventer ses signaux, indices, repères et mesures. ◀La▶ science se tait, ou dit avec tout le monde, depuis trois-cent-mille ans qu’il y a des hommes et qui aiment : « Question ◀de▶ peaux. » Nous en sommes là.
On avancerait un peu en disant : « Question ◀d’▶astres. »
Poète égale superstitieux, parce qu’ils se sentent accompagnés à chaque instant, en tapinois, par ◀la▶ même question : c’est à savoir s’ils suivent leur voie ou s’ils ◀l’▶inventent ? S’ils ne ◀l’▶inventent qu’en ◀la▶ suivant telle qu’elle était, ou ne ◀la▶ suivent qu’en ◀l’▶inventant telle qu’elle devient ?
Créer ou rejoindre un poème, un destin, un amour, une vocation ?
« Je n’ai jamais su, dit ◀le▶ poète, si j’inventais un vers ou si je ◀le▶ retrouvais, comme un souvenir perdu, comme un rêve qui sombrait et que je ramène sur ◀la▶ berge du réveil par une touffe ◀de▶ cheveux, par ◀la▶ main… Il se débat, et pour un peu, m’entraînait dans sa mort naissante. »
Poésie et superstition : elles ont mêmes lois, mêmes incertitudes, mêmes échecs et mêmes réussites. Et ◀les▶ mêmes trucs aussi, souvent vulgaires. ◀Le▶ poète croit que 12 syllabes, exactement… ◀Le▶ superstitieux, que ◀le▶ 21 du mois, à 7 heures… Un beau soir ◀le▶ beau vers accourt sur douze pieds, et ◀la▶ femme est au rendez-vous.
(Allez répéter cela devant un jury ! Allez donc refaire ◀l’▶expérience, comme ◀l’▶exige leur coutume. Pourtant, c’est vrai.)
Bonne et mauvaise superstition, comme il y a bonne et mauvaise poésie.
Ajoutons que ◀le▶ vrai superstitieux se moque des superstitions comme ◀le▶ vrai poète des sujets et des mots poétiques : ni plus ni moins. L’un et l’autre en joue, et s’en jouent.