Roger Breuil qui vient de mourir était un grand romancier protestant (13 mars 1948)f
Il était venu passer une soirée chez moi, il y a quelques semaines, car nous avions parlé d’▶une pièce que nous comptions écrire ensemble. Nous étions amis depuis dix-sept ans, et sans question, pour ◀le▶ reste ◀de▶ notre vie. Il est difficile ◀de▶ comprendre que c’est fini. Je retrouve sa dernière lettre : il ne m’y parle que ◀de▶ notre projet, et je n’ai pas encore répondu. Il est difficile ◀de▶ comprendre que ce qui était tourné vers ◀l’▶avenir est devenu tout ◀d’▶un coup du passé, est fini. Que veut-il signifier, par ce retrait soudain ? Mais non, il ne veut rien, il a subi. Sachant que seule cette autre chose est vraie, à travers nous et malgré nous, cette autre chose contre laquelle il n’y a rien à faire, et qui nous aime.
Je relis la dernière page ◀de▶ sa Galopine, où il dit cela, et chaque mot porte. Je voudrais que vous preniez ce roman, et que vous aussi vous relisiez cette dernière page (280 et 281). Je pense que vous ne ◀l’▶oublierez plus. Et ce sera ◀l’▶hommage ◀le▶ plus vrai.
Subitement je comprends que Roger Breuil n’a pas cessé ◀de▶ représenter pour moi ◀l’▶inquiétude ◀de▶ ◀la▶ vocation, son cheminement imprévisible, son mystère. En termes de psychologie courante, il faudrait parler ◀de▶ pudeur. Mais cette pudeur cachait une étrange liberté, celle que donne aux démarches intimes ◀les▶ plus aventureuses en apparence, ◀la▶ certitude ◀d’▶une vérité qui sur nous-mêmes en sait plus long que nous. Moins on en parle et mieux elle sait se faire entendre.
Ce mouvement ◀de▶ retrait constamment renouvelé ; cette manière ◀de▶ poser une question, ou plutôt ◀d’▶indiquer qu’elle se pose, mais ◀de▶ s’abstenir ◀d’▶y répondre parce que ◀la▶ réponse n’est pas ◀la▶ nôtre ; cet effacement ◀de▶ ◀l’▶individu, avouant (non sans humour) bien des incertitudes, comme pour mieux renvoyer à ce qui ◀les▶ transcende, j’en retrouve des marques sensibles dans tous mes souvenirs ◀de▶ lui, et dans son œuvre : c’était son style, son art, et sa vraie force. Certains lui demandaient un « message ». Il n’aimait guère ce mot, pour des raisons profondes et non seulement par pudeur naturelle ou discrétion spirituelle. ◀Le▶ Message est ailleurs, et autrement troublant, autrement consolant que tout ce qu’on peut en dire. Voilà ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀d’▶un écrivain qui se voulait fidèle en vérité.
◀De▶ tous ◀les▶ romanciers contemporains, il est celui dont ◀l’▶œuvre est ◀le▶ plus solidement fondée dans ◀la▶ plus sûre théologie : c’est pourquoi il n’en parle jamais, et se garde bien ◀d’▶utiliser ses personnages pour exposer des « idées religieuses ». Il nous montre des hommes et des femmes qui vivent comme ils ◀le▶ peuvent ◀la▶ vie contemporaine, il ◀les▶ suit ◀de▶ très près, ◀d’▶une allure naturelle, avec une secrète tendresse, souvent avec une ironie née ◀de▶ ◀l’▶exactitude du regard. Certains ne signifient rien et ne s’en doutent pas : certains s’en doutent, et s’inquiètent sourdement, mais ne savent pas toujours nommer leur inquiétude. Lui se refuse à ◀la▶ nommer pour eux comme ◀le▶ font trop ◀de▶ romanciers chrétiens — mais aussi à ◀la▶ nier ou ◀la▶ dénaturer comme ◀le▶ font tant de romanciers athées. Avec une sorte ◀d’▶honnêteté très rare, peut-être unique dans ◀la▶ littérature française, tout à la fois curieuse et intrépide, il laisse en blanc ◀la▶ solution que ses personnages n’ont pas trouvée, il laisse agir en nous ◀l’▶obscure question dont ils étaient ◀les▶ porteurs ou ◀la▶ proie ; et ce respect des âmes donne à chacun ◀de▶ ses livres — même à ceux où ◀l’▶on n’allait voir qu’un plaisir tout gratuit ◀de▶ conteur né — ◀de▶ grandes marges et des prolongements, une qualité ◀d’▶appel lancinante, nostalgique, et finalement heureuse, comme exaucée…
Il était ◀le▶ meilleur écrivain protestant ◀de▶ nos contemporains (bien que son œuvre soit indemne ◀de▶ toute référence insistante à ◀la▶ foi qui ◀l’▶inspire, et ◀de▶ tout langage pieux). Il est entré dans ◀les▶ grandes marges ◀de▶ cette vie, et son dernier retrait, ◀le▶ plus énigmatique, achève une œuvre ◀d’▶espérance.