I
On se trompe en croyant qu’un voyageur à longueur de▶ chemin perd sa patrie : c’est souvent elle qu’il découvre ◀le▶ mieux quand il parcourt ◀le▶ globe et vit chez ◀l’▶étranger. Non qu’il y pense toujours, mais ◀les▶ hommes qu’il fréquente ◀la▶ voient en lui d’abord, ◀l’▶en tiennent pour responsable, et par ◀l’▶erreur ◀la▶ plus commune, ◀l’▶en nomment si bien ◀le▶ représentant qu’il lui faut à ◀la▶ fin se ◀la▶ représenter comme il n’eût jamais fait en y restant. Dans sa cité, il était ◀d’▶une famille, et pour sa famille un prénom ; à ◀l’▶étranger, il devient toute une race. Serait-ce vrai ? se dit-il. ◀Le▶ voient-ils mieux que moi ? Mais que voient-ils, dont je n’ai pas conscience et que je croyais bien quitté ? Il se retourne et ◀le▶ voilà tout étonné… Désormais, nul n’est plus curieux des apparences et des secrets ◀de▶ son pays. Il songe : c’est là-bas que ◀le▶ mystère m’attend, et que ne vais-je pas y découvrir, à mon retour, que jamais je n’ai su regarder ?
On lui dit : — Vous êtes Suisse ? Vous en avez ◀de▶ ◀la▶ chance ! Mais vous avez si peu ◀l’▶air suisse.
— C’est qu’il n’y a pas ◀d’▶air suisse, ou qu’il y en a vingt-deux.
— ◀De▶ quelle région ◀de▶ ◀la▶ Suisse êtes-vous ? ◀De▶ Neuchâtel ? Attendez, Neuchâtel, rappelez-moi…
Ainsi je me demandais parfois ce qu’on sait ◀de▶ Neuchâtel dans ◀le▶ vaste monde. Je trouvais à peu près ceci : ◀la▶ Bible ◀d’▶Ostervald, ◀le▶ chocolat Suchard, ◀les▶ montres, et ◀le▶ séjour ◀de▶ Rousseau. Certains ont entendu parler du juriste Emer de Vattel, ou des travaux ◀de▶ Jean Piaget sur ◀la▶ psychologie ◀de▶ ◀l’▶enfant. ◀Le▶ seul vin suisse qui se vende à New York, mais à quel prix ! c’est ◀le▶ Neuchâtel blanc. (On voit sur ◀l’▶étiquette ◀le▶ Trou ◀de▶ Bourgogne et ◀la▶ descente des vignes vers ◀le▶ lac. Je pouvais dire à mes amis : là, dans ces arbres, au pied ◀de▶ cette colline, j’ai passé mon adolescence.)
Voilà donc ce qui atteint chez nous à ◀la▶ « classe internationale » comme on dit dans ◀le▶ monde des sports. Ces quelques traits épars ne font pas un portrait. Dès qu’on essaie ◀de▶ définir ◀l’▶originalité ◀de▶ notre canton, tout devient si complexe et souvent si bizarre aux yeux de la plupart des étrangers, qu’on en reste soi-même étonné. Principauté prussienne et canton suisse français ; traditions aristocratiques à peine éteintes (moins ◀de▶ cent ans) dans ◀la▶ plus vieille démocratie du monde ; tant de culture et peu de littérature ; tant de bon sens professé et ◀de▶ fous à soigner ; tout un petit monde ◀de▶ contrastes intenses, entre ◀l’▶austérité des montagnes au nord et ◀les▶ rives latines au midi, ◀la▶ France à ◀l’▶ouest, ◀l’▶Alémanie à ◀l’▶est ; — tout un petit monde si bien cerné, si conscient ◀de▶ lui-même, et si distinct… Je me disais qu’un jour je voudrais en écrire, mais qu’il fallait d’abord rentrer.
Je suis rentré, c’est ◀la▶ coutume des Suisses ; reparti, revenu, et ce n’est pas fini. Comment un peuple aussi jaloux des moindres traditions locales, aussi sensuellement lié à sa nature, peut-il produire tant de nomades ? C’est ◀le▶ secret du « Service étranger ». Ceux qui ont envie ◀de▶ se battre avec ◀la▶ vie s’en vont ailleurs brasser leur sang, plutôt que ◀de▶ troubler ◀la▶ pax helvetica, merveille inaperçue du monde moderne.
◀Le▶ voyage, quand j’étais enfant, c’était quitter Couvet pour Neuchâtel, ◀le▶ « Vallon » pour ◀le▶ « Bas », ◀l’▶école pour ◀les▶ vacances. C’était fuir et trahir en son cœur ◀le▶ cirque proche des crêtes dentées ◀de▶ sapins noirs, fermer ◀les▶ yeux pendant ◀les▶ treize tunnels, dans ◀le▶ long courant ◀d’▶air des gorges, sentir qu’on descendait vers ◀la▶ lumière, vers ◀le▶ grand lac doublant soudain ◀le▶ ciel au sortir du treizième tunnel, vers des parcs somptueux et secrets, vers tout un monde intimidant, peuplé ◀d’▶angoisses et ◀de▶ facilités, vers ◀le▶ bonheur.
Aujourd’hui, ce trajet ◀d’▶aventure, sur lequel je repasse en express, n’est plus que ◀les▶ quinze dernières minutes, la dernière cigarette ◀d’▶une nuit mal dormie, ◀le▶ moment ◀de▶ refermer ◀les▶ valises entre deux coups d’œil par ◀la▶ fenêtre. Tout va trop vite pour ◀le▶ souvenir. Voici ◀les▶ toits, ◀le▶ clocher ◀de▶ Couvet, ◀la▶ petite gare qu’on traverse en trois secondes — disparus sans laisser ◀de▶ traces, sans rejoindre en moi leur image. Un jour, il faudra s’arrêter, passer une nuit, se réveiller dans ce village où je suis né ; mesurer mon âge et ◀le▶ Temps. Mais ◀la▶ vie, mais ce train m’emportent. ◀La▶ parole est encore à ce qui vient.
Et voici ◀les▶ brumes sur ◀le▶ lac, ◀les▶ murs ◀de▶ vignes séculaires, et ce toit qui demande aux voyageurs, en grandes lettres ◀de▶ tuiles blanches : ÊTES-VOUS SAUVÉS DU PÉCHÉ ? Tout de suite ◀les▶ questions personnelles, et ce besoin ◀de▶ réformer ◀le▶ prochain…
Est-ce que ceux qui vivent sous ce toit sont tellement sûrs ◀de leur affaire ?