II
L’▶irruption du souvenir est aussi mystérieuse que celle ◀de▶ ◀l’▶invention, dans notre esprit. Peu s’en faut, si j’y pense, que je ne ◀les▶ distingue plus. Tout se passe comme si ◀la▶ mémoire inventait soudain quelque forme que vient emplir ◀le▶ flot ◀de▶ ◀l’▶émotion, mais n’est-ce pas ◀le▶ même piège que posera ◀l’▶invention, en ◀le▶ tournant dans l’autre sens, comme pour se souvenir ◀de▶ ce qui vient ? ◀D’▶où remontent ces rythmes ◀de▶ mots, cette épithète, ce nœud ◀d’▶idées, où je ne reconnais rien ◀de▶ déjà lu ? Et ◀de▶ quel ciel me tombent ces visions surprenantes, où je reconnais bientôt ce que j’ai déjà vécu ? Certes, dans ◀les▶ deux cas, c’est moi que je découvre, puisqu’il s’agit ◀d’▶un souvenir, ◀d’▶une invention, sans autre précédent que moi. Mais ◀la▶ volonté n’y peut rien. Pourquoi maintenant, à cet instant précis, et non pas hier ni même une seule seconde plus tôt ? Quel mouvement ai-je donc fait par mégarde, qui m’accorde à ◀la▶ longueur ◀d’▶ondes ◀d’▶un passé, ◀d’▶un avenir toujours présents ? Proust a surpris ◀le▶ mécanisme du souvenir conditionné. Il nous livre à ◀l’▶accidentel, et ses accidents sont petits : une madeleine trempée dans du thé, un pavé qui bascule sous ◀la▶ semelle. Mais ◀les▶ grands accidents ◀de▶ ◀la▶ vie raniment ◀de▶ tout autres mystères. Ils nous font découvrir plus que nous-mêmes.
Je ◀l’▶ignorais encore quand on m’a proposé ◀d’▶écrire ces pages sur mon pays natal. On insistait amicalement : je venais de rentrer, c’était ◀le▶ moment propice… Un bouquet pour ◀le▶ centenaire, quelques paysages du souvenir… J’hésitais, j’allais me récuser. Des souvenirs ? me disais-je, mais je n’en suis pas là. (Ainsi ◀l’▶on croit savoir où ◀l’▶on se tient, quel âge on a, et vers quoi ◀l’▶on chemine. Mais au carrefour d’autres destins croisés, soudain ◀le▶ rythme change en nous aussi, rompant ◀la▶ prévision, cette inertie.)
Dix jours plus tard mourait mon père. Et tout en moi se tourne vers ses origines, au-delà ◀de▶ ma propre mémoire.
Ces mouvements ◀les▶ plus profonds ◀de▶ ◀l’▶être nous semblent déclenchés par un destin absurde, et nous ◀les▶ subissons d’abord comme une force tout étrangère. Pourtant, ils nous rapportent à quelque chose en nous qui n’est pas moins intime que ◀la▶ conscience, mais qui lui est antérieur et qui lui survivra ; quelque chose que ◀l’▶on peut désigner ◀d’▶un mot simple, et qui figure dans ◀l’▶ordre naturel comme un reflet ◀de▶ ◀la▶ communion des saints : notre histoire, ◀le▶ passé qui passe en chacun ◀de▶ nous ; qui par nous, maintenant, se passe, lié à toute ◀l’▶histoire des autres hommes ; et sans lequel il n’y aurait jamais ◀de▶ plénitude du présent.
Dans ◀le▶ silence ◀d’▶une vaste pièce où j’étais seul devant ◀l’▶admirable visage, debout au pied du lit, prolongeant ◀le▶ gisant, j’ai su que j’étais ◀d’une lignée.