IV
…Une lignée. Une famille parmi d’autres, et qui n’a guère cherché d’▶illustration en dehors des limites ◀de▶ ◀la▶ communauté qu’elle a servie pendant cinq siècles.
Dans ◀l’▶ascendance directe ◀de▶ mon père, je trouve d’abord, dès ◀la▶ Réforme, deux « ministres du saint Évangile » et deux juges. À partir du xviie siècle, ◀les▶ généalogies que j’ai pu consulter ne mentionnent plus que des charges publiques : lieutenant des Assises, membres du Petit Conseil, conseillers ◀d’▶État, enfin Procureur général de la Principauté. Puis survient ◀la▶ révolution dont nous allons célébrer ◀le▶ centenaire, et ◀le▶ dessaisissement du patriciat ; ◀de▶ là cette notice symbolique : Denis-François-Henry, rentier. (Un rentier n’est qu’un chômeur riche.) Suivent mon grand-père, professeur ◀de▶ théologie, et mon père, pasteur. Cela fait, au début et à ◀la▶ fin, pas mal ◀de▶ robes et ◀de▶ rabats, soit ◀de▶ justice, soit ◀d’▶église ; et entre-temps plus ◀de▶ deux siècles ◀de▶ participation continuelle au gouvernement du pays.
Au xixe siècle, Neuchâtel ayant cessé ◀d’▶être ce qu’il conviendrait ◀de▶ nommer une aristocratie républicaine au Prince lointain, cette dynastie ◀de▶ conseillers ◀d’▶État se tourne vers ◀la▶ vie intellectuelle. ◀D’▶où septante-six ouvrages publiés par des Rougemont en Suisse, en France et en Allemagne, entre 1830 et 1900. Et cela va ◀d’▶un essai sur Socrate et Jésus-Christ jusqu’à des Observations sur ◀l’▶organe détonant du Brachinus crepitans, en passant par un Précis ◀de▶ géographie comparée et Quelques mots sur ◀les▶ nombres rythmiques ◀de▶ ◀la▶ prophétie…
« ◀L’▶ennui que j’aime à trouver au fond ◀de▶ ◀l’▶histoire n’est pas du goût ◀de▶ chacun », notait Chateaubriand dans ses Mémoires. Mais c’est par ◀le▶ détail qu’on connaît une famille, par une famille ◀l’▶histoire ◀d’▶un pays, et surtout ◀d’▶un petit pays.
Ainsi ◀l’▶on répète volontiers que ◀la▶ Suisse est ◀le▶ « carrefour ◀de▶ ◀l’▶Europe ». Pour vérifier ce lieu commun, examinons deux prises microscopiques prélevées dans ◀les▶ archives ◀de▶ ma famille.
Sur ◀les▶ trente-deux ancêtres ◀de▶ mon père à la cinquième génération, je compte quatorze Neuchâtelois, un Hollandais, deux Allemands, et quinze Français. (Du côté de ma mère, du sang prussien, et de nouveau du sang français.)
Mon arrière-grand-père épouse une Française, puis une Anglaise ; son frère, une Française, puis une Allemande. Et des trois autres branches ◀de▶ leur famille, au début du xixe siècle, deux sont en train de devenir françaises et une anglaise.
Voilà peut-être un résumé assez fidèle des influences sociales, culturelles et religieuses, qui s’exercèrent sur notre Suisse romande aux derniers siècles.
Je note pourtant que l’un des traits qu’ont en commun presque toutes ◀les▶ anciennes familles ◀de▶ ce pays manque à la mienne : point ◀de▶ militaires parmi ◀les▶ ascendants directs du nom ◀de▶ mon père. Par ◀les▶ femmes, on en trouve quelques-uns, mais là encore ◀les▶ traditions intellectuelles et politiques restent ◀les▶ plus marquées.
François-Antoine III, mon quadrisaïeul, épouse Henriette de Montmollin : elle était ◀la▶ petite-fille du « grand Ostervald », traducteur ◀de▶ ◀la▶ Bible admiré par Fénelon, auteur ◀de▶ vingt traités sur ◀la▶ morale, ◀la▶ liturgie et ◀la▶ théologie qui furent traduits dans toute ◀l’▶Europe, et qui ◀le▶ firent appeler par Newton « ◀le▶ plus chrétien ◀de▶ tous ◀les▶ hommes », vir omnium christianissimus. Mon trisaïeul, ◀le▶ Procureur général, épouse Charlotte d’Ostervald, arrière-petite-fille ◀de▶ ◀l’▶illustre pasteur. ◀Le▶ fils du Procureur épouse Marie-Philippine du Buat-Nançay, dans ◀l’▶ascendance ◀de▶ laquelle je trouve deux mathématiciens et ingénieurs, un diplomate et historien, une alliance avec ◀la▶ fille ◀de▶ Corneille, et plus haut, dès ◀le▶ xiie siècle, ◀de▶ fréquents donateurs à ◀l’▶Abbaye ◀de▶ ◀la▶ Trappe.
« N’oublie jamais », me disait un ◀de▶ mes oncles, « que plus ◀l’▶ancêtre dont on se réclame est éloigné, moins on a ◀de▶ chances ◀de▶ tenir ◀de▶ lui. »
Et que valent en effet ces noms, ces souvenirs, ces ascendances ? Rien, dit ◀l’▶époque, non sans irritation.
Une science assez récente, mais déjà démodée, pensa réduire ◀l’▶orgueil humain en plaçant aux racines des arbres ◀les▶ plus nobles, au lieu d’un demi-dieu, ◀d’▶un héros ou ◀d’▶un saint, un singe au naturel, en guise d’armes parlantes du beau mythe ◀de▶ ◀l’▶Égalité… Et pourtant si ◀le▶ « grand Ostervald », si Corneille, si ◀la▶ Trappe sont bien loin — et ils ◀le▶ sont — que dire du Singe ? Je me répète ◀la▶ phrase ◀de▶ mon oncle.
En revanche, comment ne pas croire à ◀l’▶influence des professions héréditaires, du rôle social tenu pendant des siècles ?
Si mon père incarnait à mes yeux, jusque dans ses fonctions ecclésiastiques, ◀l’▶idée du serviteur ◀de▶ ◀la▶ cité, c’est qu’en lui durait toute une race consacrée à ◀la▶ chose publique, préférant ◀la▶ charge à ◀l’▶honneur, ◀l’▶autorité réelle au bénéfice, et ◀le▶ respect des principes aux intérêts. Si jamais ◀la▶ noblesse a valu quelque chose, c’est quand elle a dédaigné toutes ◀les▶ « preuves » qui n’étaient pas celle ◀de▶ ◀l’▶obligation. Je crois que toute autre considération sur ce sujet semblait aux yeux de mon père indigne ◀d’▶une pensée. Et certes, il n’en parlait jamais. ◀Le▶ peu que j’en dis ◀l’▶eût gêné.
Mais ce sens naturel du service, il lui fut donné ◀de▶ ◀l’▶exercer dans d’autres dimensions humaines que celles du petit État ◀de▶ ses aïeux, aussi riche en coutumes fort sages qu’en préjugés invétérés. Il trouvait dans son héritage des vertus ◀de▶ prudence, ◀d’▶ordre et ◀d’▶autorité, un goût marqué pour ◀l’▶argumentation et ◀la▶ dialectique légaliste, qui ◀l’▶eussent conduit, en d’autres temps, vers une carrière ◀d’▶homme politique ou ◀d’▶homme ◀de▶ loi, dans un style dignified à ◀l’▶anglaise. ◀Le▶ ministère pastoral ◀le▶ conduisit vers de plus humbles tâches, en Dieu plus grandes, et vers ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶esprit.
Sa première allégeance était ◀l’▶Église, et par là même ◀l’▶universel, c’est-à-dire ◀le▶ prochain quel qu’il soit, être souvent bizarre et mystérieux qu’il faut comprendre avant de ◀l’▶aider, qu’il faut aimer si ◀l’▶on veut ◀le▶ comprendre. Sa tradition, cependant, était ◀d’▶autorité, ◀de▶ justes proportions et ◀de▶ raison gardée. Contradiction secrète ◀de▶ sa vie et source ◀de▶ sa vraie richesse.
◀De▶ là sa modestie frappante, sa tolérance acquise non sans luttes, mais sa fermeté dans ◀le▶ conseil ; son accueil aux idées nouvelles, mais ses convictions militantes ; son libéralisme foncier, mais ses brusques indignations. Il avait ◀le▶ goût classique ◀de▶ ◀la▶ claire ordonnance, mais non moins ◀de▶ ◀la▶ justice sociale, et quand il ◀le▶ fallait, ◀de▶ ◀la▶ protestation, sobre, efficace et désintéressée. Toujours saisi ◀d’▶un mouvement ◀de▶ retrait devant une charge honorifique, jamais devant ◀les▶ risques et ◀les▶ déboires ◀d’▶un témoignage vigilant ; père, citoyen, pasteur ◀de▶ ses troupeaux, et vibrant défenseur ◀de▶ ◀l’▶honneur protestant, il était au plein sens du mot ◀l’▶homme engagé, celui qui ne revendique rien pour soi, tout pour « ◀la▶ Cause », comme il aimait à dire.
Quand il m’arrive ◀de▶ louer dans mes ouvrages ◀le▶ civisme des protestants, c’est à l’exemple de mon père que j’ai pensé ; et ce mot ◀d’▶engagement, dont on abuse, ◀d’▶où ◀l’▶aurais-je pris si ce n’est ◀de▶ sa vie — l’une des très rares vies ◀d’▶homme que j’ai connues ◀de▶ près, qui commandât mon absolu respect.
Au-delà ◀de▶ ◀l’▶exemple vivant, du destin vécu ◀de▶ mon père, qu’irais-je encore chercher dans ◀le▶ passé ? Si j’y suis remonté, c’était pour mieux saisir ◀l’▶enseignement ◀d’▶une vie où s’est fondée ma vie. Sur ◀le▶ fond ◀d’▶une tradition qui ◀la▶ reliait à notre histoire et à ◀l’▶ancienne communauté, j’ai mieux distingué, par contraste, son humanité singulière. Et maintenant, ◀la▶ fidélité même à cet exemple m’inciterait à ne point m’attarder. (J’entends encore comme il disait jour après jour : « Aller ◀de▶ ◀l’▶avant ! ») ◀L’▶honneur à rendre au père, selon ◀le▶ Décalogue, n’est pas un culte des ancêtres.
Et pourtant, quelle est cette promesse mystérieusement liée au Cinquième Commandement : « …afin que tes jours soient prolongés dans ◀le▶ pays que Dieu te donne » ? Il me semble aujourd’hui que pour la première fois, ces mots s’animent en moi vers un sens émouvant.
Jours prolongés, non pas multipliés. (Ce n’est pas une recette pour mourir centenaire !) Prolongés vers cet au-delà ◀de▶ ◀la▶ mémoire individuelle, ◀le▶ passé qui se passe en nous, et sans lequel il n’y aurait jamais ◀de▶ plénitude du présent. Jours prolongés comme un accord qui réveille au loin ◀l’▶harmonique et qui fait vibrer tous ◀les▶ temps, créant notre avenir aussi, parce qu’il ouvre ◀l’▶attente ardente ◀de▶ sa résolution — ◀de▶ son pardon.
Jours ◀de▶ nos vies, comptés ◀de▶ toute éternité, mais prolongés par ◀l’▶acte ◀de▶ piété à ◀la▶ durée des siècles écoulés et futurs ◀de ce « pays que Dieu nous donne ».