V
J’ai refermé les▶ livres, ◀les▶ mémoires. ◀L’▶année finit. J’écris sans hâte. Quel silence ! Et je m’attarde à suivre encore ces harmoniques, comme à ◀l’▶écoute clandestine, ◀l’▶oreille au son ◀d’▶un passé qui faiblit mais qui n’a pas terminé son message. Il me parle ce soir de plus loin, ◀d’▶au-delà ◀de▶ mon petit pays, dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps ◀d’▶une plus vaste patrie.
◀Les▶ perspectives changent à vue, vertige et grisaille du temps. Une lignée, une famille parmi d’autres… Je ◀la▶ voyais dans son canton ; mais dans ◀la▶ Suisse ; mais dans ◀l’▶Europe, que devient ce fil rouge que je croyais tenir ? Où vont se perdre ◀les▶ sentiers ◀de▶ ◀la▶ mémoire, ces voies ouvertes à ◀l’▶imagination ?
Il y a ◀la▶ petite patrie, ◀la▶ terre du père, celle qu’on peut parcourir en une journée et chaque jour ◀de▶ ◀la▶ vie sans se lasser, celle qu’un regard embrasse et détaille à loisir. Au-delà ◀de▶ ses paysages et ◀de▶ sa proche histoire, il n’y a que ◀l’▶imaginaire. ◀Les▶ nations, ◀les▶ plus vastes patries n’ont jamais été vues par personne : c’est ◀l’▶esprit qui ◀les▶ croit comme il croit au passé, à ◀la▶ tradition, à ◀l’▶avenir. Plus tard, dans ◀les▶ archives et ◀les▶ voyages, dans ◀l’▶aventure et dans ◀l’▶action, il ira vérifier ce qu’il rêvait. Mais c’est en lui qu’est ◀la▶ réalité sans laquelle il n’eût pas bougé. Ce qu’on touche — et ce qu’on imagine, ◀le▶ pays qui nous tient par ◀les▶ pieds, par ◀le▶ cœur, et ◀le▶ rassemblement des nations invisibles, on nous dit que tout ◀les▶ oppose, qu’il faut choisir l’un contre l’autre, et qu’entre ces amours il n’est que ◀de▶ ◀la▶ haine. Comment un Suisse ◀le▶ croirait-il ? Si je me sens presque partout chez moi dans ◀l’▶Europe franco-germanique, c’est que d’abord je ◀l’▶ai trouvée dans ma famille, où tant de traditions se croisent et se marient. Pour moi comme pour tant d’autres Suisses, passer ◀de▶ ◀la▶ petite patrie à ◀la▶ plus vaste, ce n’est pas infidélité à ma race, à mon clos natal. C’est aimer plus loin dans ◀le▶ même sens.
Ainsi, pour me sentir Européen, nul besoin ◀de▶ quitter ce salon campagnard où je suis revenu m’asseoir : il me suffit ◀de▶ méditer sur ses images, ◀de▶ remonter par elles à des sources lointaines.
Grands portraits un peu craquelés, du xviie et du xviiie siècle, gravures piquées et daguerréotypes. Que sais-je ◀d’▶eux, qui me regardent ?
Cette aïeule au visage émacié, coiffé ◀de▶ longues boucles noires, j’ai lu ses lettres. Dernière ◀d’▶une lignée très catholique, elle cachait ses messages au fiancé suisse dans ◀l’▶écorce ◀d’▶un arbre, au fond du parc, et devenait protestante en secret. J’ai lu ces pages ◀de▶ confidences pudiques, pleines ◀d’▶idéal et ◀de▶ mélancolie, mais sans y retrouver ◀la▶ trace des larmes dont elle écrit souvent qu’elles furent baignées. ◀L’▶on était vers 1830.
Portrait ◀de▶ son grand-père, un chevalier ◀de▶ Malte, membre correspondant ◀de▶ ◀l’▶Institut. L’un ◀de▶ ses fils fut décapité au lendemain ◀de▶ ◀l’▶affaire ◀de▶ Quiberon, sous ◀la▶ Terreur, deux ans après que sa petite cousine Charlotte ait cloué dans son bain Marat, né à Boudry, tout près d’ici. Que sais-je encore ◀de▶ cette famille éteinte ? Du fond des âges et ◀de▶ ◀la▶ forêt normande, il m’en revient un nom ◀de▶ Table ronde : Lucrèce d’Aubray, Dame de l’Aigle et du Lac…
Cette autre aïeule qui me sourit dans sa mantille, retenue ◀d’▶une main sur ◀la▶ gorge opulente, vint de Béziers au temps des dragonnades. Parmi ses ancêtres : Mirman, défenseur ◀de▶ ◀la▶ foi huguenote ; et plus haut des seigneurs dont certains furent cathares, Miramont, Cabrol et Vestric…
Portrait ◀d’▶un général de la Garde prussienne. Souvenirs des tantes ◀de▶ Dresde et ◀de▶ Bavière…
On se trompe en croyant qu’un voyageur, à longueur ◀de▶ chemin, perd ses ancêtres : c’est eux parfois qu’il s’en va visiter, quand il parcourt ◀le▶ globe et vit chez ◀l’▶étranger.
Pourtant il s’interroge : comment ◀l’▶eussent-ils reçu, gens ◀de▶ leur terre, lui ◀le▶ nomade ? Qu’y a-t-il encore entre eux et lui ? Peu de chose, ou rien si ◀l’▶on veut. Rien ◀d’▶autre qu’un pouvoir sans doute fictif, et que peut-être ils négligèrent, celui ◀de▶ se sentir chez soi dans leurs légendes.
◀Les▶ forêts enchantées où chevauchait Lancelot, sous ◀les▶ ciels méditants ◀de▶ ◀l’▶Ouest celtique ; ◀le▶ Midi sec et enfiévré des troubadours ; et ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ ◀l’▶Europe, aux marches slaves, ces burgs secrets ◀de▶ ◀la▶ Prusse-Orientale, — tant de générations aux fortunes diverses ne m’en séparent-elles pas autant qu’elles ne m’y lient ?
Nous ne savons presque rien ◀de▶ ◀l’▶hérédité. Mais quand on m’aura démontré que ◀le▶ sentiment ◀d’▶obscure reconnaissance qui m’a toujours saisi dans ces provinces ne doit rien aux mystères du sang, une idée chimérique ne cessera ◀de▶ me plaire : sur ces lieux où jadis des hommes dont je descends exercèrent leurs droits ◀de▶ seigneurs, je garde encore un droit ◀de▶ rêve, ◀d’▶imaginaire intimité.
Voilà un privilège qui ne peut gêner personne ! Pourquoi ceux qui vivent pour ◀l’▶avenir et dans ◀les▶ voies ◀de▶ ◀l’▶ambition jalouseraient-ils ceux qui parfois se plaisent à remonter dans leur passé pour ◀l’agrandir ? Leurs imaginations se valent.