VII
« Combien j’aimai ce lac aux rives glauques ! sans rien d’▶alpestre, et dont ◀les▶ eaux, comme celles ◀d’▶un marécage, longtemps se mêlent à ◀la▶ terre, et filtrent entre ◀les▶ roseaux. » (◀L’▶Immoraliste.)
Près de ces eaux, ma vie sentimentale est née. Et depuis lors elle est restée lacustre. « Odeur ◀de▶ ◀l’▶eau — pour toute ◀la▶ vie », écrivait un Paysan du Danube , et vingt ans ne ◀l’▶ont pas démenti.
Je dénombre mes lacs et ne puis retrouver que du bonheur à ces souvenirs. Non qu’ils me parlent tous ◀de▶ jours heureux, mais ◀la▶ mémoire des plus amers ou des plus seuls a gardé ◀le▶ charme des eaux. Faut-il penser que ◀la▶ souffrance au bord d’un lac n’est jamais sans quelque douceur ?
Cherchant ◀d’▶où vient cet agrément, et pourquoi dans ◀le▶ monde lacustre on ressent ◀la▶ vie mieux qu’ailleurs, plus savoureuse et plus présente, je me dis : c’est qu’un vrai lac est un univers clos, si grands soient ◀les▶ miroirs qu’il offre aux ciels changeants, et si profonds ses lointains ◀de▶ lumière. ◀La▶ pente derrière moi, ◀l’▶horizon des collines, sont ◀le▶ cadre qui donne au tableau sa signification privilégiée. Ici ◀le▶ cœur et ◀l’▶âme ont leur théâtre pur, où tout est sens, écho, dialogue à ◀l’▶infini. Ici ◀la▶ joie trouve un espace où se déployer sans se perdre, ◀la▶ méditation des ciels bas, ◀la▶ passion des orages complets, et ◀la▶ peine une baie secrète, où ◀les▶ cris des oiseaux dans ◀la▶ brume s’occupent ◀d’▶une vie bien différente… Enfin ◀la▶ variété des objets, des lumières, des premiers plans et des éloignements qu’un peu de vent déplace, illumine ou éteint, voilà qui satisfait comme nul autre paysage ce goût profond ◀de▶ composer, ◀de▶ contraster, ◀de▶ voiler puis ◀de▶ découvrir, ◀de▶ plonger à ◀l’▶abandonnée, ◀de▶ s’écarter, ◀de▶ revenir, ◀de▶ boire des yeux, ◀de▶ comparer, ◀de▶ contempler sans fin, où ◀l’▶on a reconnu ◀l’▶amour, comme il aime à s’y retrouver.
Je nage à Baveno dans ◀l’▶eau tiède et dorée, c’est ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶après-midi, devant ◀la▶ proue ◀de▶ ◀l’▶Isola Bella, vaisseau ◀de▶ rêve aux nombreux ponts chargés ◀de▶ dieux, passagers immobiles, un bras levé… J’habite au lac ◀de▶ Garde un palais délabré, au-dessus ◀de▶ jardins en terrasses pleins ◀de▶ lucioles à ◀la▶ nuit, quand ◀les▶ violoneux du village viennent donner ◀la▶ sérénade. Et nous montons à ce balcon sur ◀l’▶eau, accroché aux très hautes murailles qui sans raison, grandiloquentes, bordent ◀la▶ rive. (Elles furent élevées, dit-on, par un ministre fou.) Cyprès au pied des Alpes, tendresse des collines et brusque sauvagerie des hautes pentes, échevelées ◀de▶ châtaigniers. Contre ◀les▶ flancs du noir Monte Baldo coiffé ◀de▶ neige, sur l’autre rive, un orage s’illumine par moments, et dans ◀l’▶échappée vers ◀la▶ plaine, où ◀l’▶eau rejoint presque ◀le▶ ciel, ◀le▶ petit phare ◀de▶ ◀la▶ baie de Sirmione… Sur ◀les▶ lacs sinueux ◀de▶ ◀la▶ Prusse-Orientale, nous allions ramer vers minuit, heure où ◀le▶ crépuscule enfin se meurt dans ◀l’▶aube, à ◀l’▶horizon des landes et ◀de▶ ◀la▶ mer… Tyrol, et ce lac sombre au fond ◀de▶ ◀la▶ vallée, où tournoyaient des voiles inclinées… Balaton, lac ◀de▶ plaine aux eaux fades, environné ◀de▶ collines pointues et ◀de▶ valses aux jardins publics — là j’étais seul… Rade ◀de▶ Genève par un beau temps cruel, qui faisait fête à des adieux… Petits déjeuners suisses sur un balcon ◀d’▶hôtel à Vevey, à Montreux, patries du roman russe. Et ◀le▶ bleu ◀de▶ ◀l’▶air matinal, ◀l’▶argent transparent des montagnes, ◀le▶ scintillement des eaux sous ◀la▶ brume légère, tout était si pur et si frais qu’il semblait que ◀le▶ monde venait de s’éveiller, luisant et neuf, ◀de▶ la première nuit… Et ces deux grands étés américains, dans ◀les▶ demeures trop vastes du Lake George, nommé jadis lac du Saint-Sacrement « pour ◀la▶ pureté lustrale ◀de▶ ses eaux »… Il me rappelait un peu de tous mes autres lacs, mais il était surtout celui ◀d’▶Œil ◀de▶ faucon et du Dernier des Mohicans ◀de▶ mon enfance. Je ◀le▶ trouvais bien beau. Pourquoi ◀l’▶ai-je quitté ?
… Et nous n’irons jamais au lac ◀d’▶Amatitlán, au pied du fabuleux volcan ◀de▶ Sant’Anna, mais je ◀l’▶emporte avec ◀les▶ autres sans remords, s’il est vrai que ◀d’▶aucun je n’ai su tant ◀d’▶histoires et qu’il détient certains ◀de▶ mes secrets.
Je dénombre mes lacs, et ◀la▶ mémoire encore investit du charme des eaux ◀l’▶adolescence même, aux chagrins taciturnes. Souffrir auprès ◀d’▶un lac n’est jamais sans douceur.
Je suis sur ◀la▶ jetée, près du hangar des trams, et ◀l’▶eau n’est pas plus noire que mon cœur humilié. Dans ce « local » empuanti ◀de▶ tabac ◀de▶ pipes et ◀de▶ bière renversée, je viens de subir ◀l’▶épreuve ◀d’▶initiation ◀d’▶une société ◀de▶ collégiens. J’ai refusé ◀de▶ raconter devant tous, debout sur un tonneau comme ◀le▶ veut ◀la▶ coutume, ◀l’▶histoire ◀de▶ mes Premières Amours. On m’a conspué. J’ai seize ans. C’est horrible. Mon seul amour doit rester mon secret.
Je ◀la▶ guette à midi, quand elle descend dans ◀le▶ cortège des jeunes filles sortant ◀de▶ ◀l’▶école des Terreaux. Nous ◀les▶ garçons tenons notre « colloque » sur ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶Hôtel-de-Ville. Nous parlons entre nous ◀d’▶un air grave, ◀d’▶un air ◀de▶ ne pas regarder ◀les▶ filles qui passent, mais je ◀la▶ vois venir de loin. Elle porte un grand chapeau flottant ◀d’▶un rose sombre. Tout ◀la▶ distingue infiniment du troupeau bavardant ◀de▶ ses compagnes. Si je rencontrais ses yeux, que deviendrais-je, et si elle devinait mon sentiment ? Pourtant ◀la▶ semaine prochaine, ◀l’▶épreuve recommencera.
Odeur ◀de▶ ◀l’▶eau qui dort, pénétrante, amicale. Un poisson saute et ride un moment ◀le▶ miroir… Non, je ne vais pas me suicider. Je mentirai !
Je suis assis sur un banc près du port, ◀la▶ promenade est déserte et mon cœur assoiffé. Personne ne passe jamais, voilà ◀la▶ vie ! Mais si ce soir une femme venait à moi comme ◀le▶ miracle que j’attends, je lui dirais : c’est un malentendu. Je suis dépareillé, passons, passez Madame…
J’ai 19 ans. Je n’aime encore que ◀la▶ nature, et ma solitude avec elle. Et vraiment, à cet âge, elle me ◀l’▶a bien rendu. (Quand on revient ◀la▶ voir à deux, plus tard, aux mêmes lieux, elle se réserve… Elle ne sera plus jamais tout à fait comme avant.) Ce soir, elle est encore ◀d’▶une présence envoûtante. ◀Le▶ soleil s’est caché derrière ◀le▶ Trou ◀de▶ Bourgogne. ◀La▶ grande rougeur du lac s’est retirée, ◀de▶ vague en vague vers l’autre rive. Elle caresse en passant ◀l’▶épaule des collines, elle monte, elle embrase longtemps ◀d’▶une sereine incandescence ◀les▶ Alpes déployées au fond du ciel. Sommets ◀d’▶où ◀l’▶on voit ◀l’▶Italie… Et ◀le▶ rêve s’éteint, guirlande morte, un peu de temps diaphane à ◀l’▶horizon. Paysage emphatique et sombre, tout cerné ◀de▶ prodiges sévères, et ◀l’▶œil ne s’en évade au bas du ciel — vers ◀l’▶ouest — que par cet or lointain que ◀l’▶eau n’a point doublé, déjà prise ◀de▶ nuit, rêvant jusqu’à mes pieds.
Par une chaude soirée du mois ◀d’▶août 192., un jeune homme, simplement vêtu ◀d’▶un pantalon ◀de▶ flanelle grise et ◀d’▶un chandail au col roulé, pédale à longues pesées sur ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ plaine, luttant contre un vent impétueux. ◀L’▶orage est imminent.
Notre héros, qui paraît âgé ◀d’▶une vingtaine ◀d’▶années, se dirige vers ◀le▶ lac qu’on aperçoit entre ◀les▶ peupliers, et dont ◀les▶ longues vagues limoneuses accablent sans relâche ◀les▶ roseaux ◀de▶ ◀la▶ baie. Des nuées menaçantes courent très bas, tirant des pluies au large, et ◀le▶ cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine, exalté par ◀l’▶effort et ◀la▶ vitesse.
Mais soudain ◀la▶ tempête a fait silence autour de lui, et seul reste distinct ◀le▶ bruit profond des vagues. Il roule maintenant dans ◀l’▶ombre tiède et abritée ◀d’▶un bois ◀de▶ pins. Que vient-il donc chercher sur ces rivages désertés par ◀le▶ crépuscule ? Quelle est cette hâte inconnue, qu’il se flattait ◀de▶ n’éprouver jamais, bien au contraire, avant un rendez-vous ? Cette envie ◀de▶ crier : « J’accours ! Attends !… » Ah ! mais qu’est-ce qu’il m’arrive ? se dit-il. Il faut en avoir ◀le▶ cœur net. (Tout son orgueil réside en ◀la▶ maîtrise ◀de▶ soi, idéal ◀de▶ sportif plus que ◀de▶ puritain.) Il ralentit, pose un pied sur ◀le▶ sol, et s’appuie ◀de▶ ◀la▶ main au tronc ◀d’▶un pin. Ce qui lui arrive est solennel, comme ◀l’▶attente du pays sous ◀le▶ ciel orageux. Oui, c’est bien cela qu’il sent, il ne peut s’y tromper : ◀la▶ brûlure douce au cœur, ◀le▶ sang plus vite, ◀le▶ soulèvement plus ample ◀de▶ ◀la▶ respiration. Tout ce que disent ◀les▶ poètes qu’il dédaigne, tous leurs clichés, c’était donc vrai ? Il ne sait quelle ardeur ◀le▶ pénètre… Mais il sent qu’il va dire ◀les▶ grands mots impossibles, dans un fol abandon, et ce sera vrai. Comme tout est facile et violent quand ◀les▶ portes du cœur ont cédé !
◀Le▶ lac était ◀d’▶un bleu très sombre, ◀le▶ ciel bas, des éclairs ◀de▶ chaleur palpitaient dans ◀la▶ nue, et ◀le▶ jeune homme savait en repartant sur ◀le▶ sentier obscur, vers ◀les▶ roseaux, qu’avant ◀le▶ rendez-vous ce qui ◀l’▶avait rejoint, c’était cette chose absurde et magnifique, entre haut mal et bien suprême, qu’on nomme si légèrement ◀l’amour.