Lacs (août 1948)n o
Combien j’aimai ce lac aux rives glauques ! sans rien d’alpestre, et dont les▶ eaux, comme celles d’un marécage, longtemps se mêlent à ◀la▶ terre, et filtrent entre ◀les▶ roseaux.
Près de ces eaux, ma vie sentimentale est née. Et depuis lors elle est restée lacustre. « Odeur de ◀l’▶eau pour toute ◀la▶ vie », écrivait un Paysan du Danube , et vingt ans ne ◀l’▶ont pas démenti.
Je dénombre mes lacs et ne puis retrouver que du bonheur à ces souvenirs. Non qu’ils me parlent tous de jours heureux, mais ◀la▶ mémoire des plus amers ou des plus seuls a gardé ◀le▶ charme des eaux. Faut-il penser que ◀la▶ souffrance au bord d’un lac n’est jamais sans quelque douceur ?
Cherchant d’où vient cet agrément, et pourquoi dans ◀le▶ monde lacustre on ressent ◀la▶ vie mieux qu’ailleurs, plus savoureuse et plus présente, je me dis : c’est qu’un vrai lac est un univers clos, si grands soient ◀les▶ miroirs qu’il offre aux ciels changeants, et si profonds ses lointains de lumière. ◀La▶ pente derrière moi, ◀l’▶horizon des collines, sont ◀le▶ cadre qui donne au tableau sa signification privilégiée. Ici ◀le▶ cœur et ◀l’▶âme ont leur théâtre pur, où tout est sens, écho, dialogue à ◀l’▶infini. Ici ◀la▶ joie trouve un espace où se déployer sans se perdre, ◀la▶ méditation des ciels bas, ◀la▶ passion des orages complets, et ◀la▶ peine une baie secrète, où ◀les▶ cris des oiseaux dans ◀la▶ brume s’occupent d’une vie bien différente… Enfin ◀la▶ variété des objets, des lumières, des premiers plans et des éloignements qu’un peu de vent déplace, illumine ou éteint, voilà qui satisfait comme nul autre paysage ce goût profond de composer, de contraster, de voiler puis de découvrir, de plonger à ◀l’▶abandonnée, de s’écarter, de revenir, de boire des yeux, de comparer, de contempler sans fin, où ◀l’▶on a reconnu ◀l’▶amour, comme il aime à s’y retrouver.
Je nage à Baveno dans ◀l’▶eau tiède et dorée, c’est ◀la▶ fin de ◀l’▶après-midi, devant ◀la▶ proue de ◀l’▶Isola Bella, vaisseau de rêve aux nombreux ponts chargés de dieux, passagers immobiles, un bras levé… J’habite au lac de Garde un palais délabré, au-dessus de jardins en terrasses pleins de lucioles à ◀la▶ nuit, quand ◀les▶ violoneux du village viennent donner ◀la▶ sérénade. Et nous montons à ce balcon sur ◀l’▶eau, accroché aux très hautes murailles qui sans raison, grandiloquentes, bordent ◀la▶ rive. (Elles furent élevées, dit-on, par un ministre fou.) Cyprès au pied des Alpes, tendresse des collines et brusque sauvagerie des hautes pentes, échevelées de châtaigniers. Contre ◀les▶ flancs du noir Monte Baldo coiffé de neige, sur l’autre rive, un orage s’illumine par moments, et dans ◀l’▶échappée vers ◀la▶ plaine, où ◀l’▶eau rejoint presque ◀le▶ ciel, ◀le▶ petit phare de ◀la▶ baie de Sirmione… Sur ◀les▶ lacs sinueux de ◀la▶ Prusse-Orientale, nous allions ramer vers minuit, heure où ◀le▶ crépuscule enfin se meurt dans ◀l’▶aube, à ◀l’▶horizon des landes et de ◀la▶ mer… Tyrol, et ce lac sombre au fond de ◀la▶ vallée, où tournoyaient des voiles inclinées… Balaton, lac de plaine aux eaux fades, environné de collines pointues et de valses aux jardins publics — là j’étais seul… Rade de Genève par un beau temps cruel, qui faisait fête à des adieux… Petits déjeuners suisses sur un balcon d’hôtel à Vevey, à Montreux, patries du roman russe. Et ◀le▶ bleu de ◀l’▶air matinal, ◀l’▶argent transparent des montagnes, ◀le▶ scintillement des eaux sous ◀la▶ brume légère, tout était si pur et si frais qu’il semblait que ◀le▶ monde venait de s’éveiller, luisant et neuf, de la première nuit… Et ces deux grands étés américains, dans ◀les▶ demeures trop vastes du Lake George, nommé jadis lac du Saint Sacrement « pour ◀la▶ pureté lustrale de ses eaux »… Il me rappelait un peu de tous mes autres lacs, mais il était surtout celui d’Œil de faucon et du dernier des Mohicans de mon enfance. Je ◀le▶ trouvais bien beau. Pourquoi ◀l’▶ai-je quitté ?
… Et nous n’irons jamais au lac d’Amatitlan, au pied du fabuleux volcan de Sant’Anna, mais je ◀l’▶emporte avec ◀les▶ autres sans remords, s’il est vrai que d’aucuns je n’ai su tant d’histoires et qu’il détient certains de mes secrets.
Je dénombre mes lacs, et ◀la▶ mémoire encore investit du charme des eaux ◀l’▶adolescence même, aux chagrins taciturnes. Souffrir auprès d’un lac n’est jamais sans douceur.
Je suis sur ◀la▶ jetée, près du hangar des trams, et ◀l’▶eau n’est pas plus noire que mon cœur humilié. Dans ce « local » empuanti de tabac de pipes et de bière renversée, je viens de subir ◀l’▶épreuve d’initiation d’une société de collégiens. J’ai refusé de raconter devant tous, debout sur un tonneau comme ◀le▶ veut ◀la▶ coutume, ◀l’▶histoire de mes Premières Amours. On m’a conspué. J’ai 16 ans. C’est horrible. Mon seul amour doit rester mon secret.
Je ◀la▶ guette à midi, quand elle descend dans ◀le▶ cortège des jeunes filles sortant de ◀l’▶école des Terreaux. Nous, ◀les▶ garçons, tenons notre « colloque » sur ◀la▶ place de ◀l’▶Hôtel-de-Ville. Nous parlons entre nous d’un air grave, d’un air de ne pas regarder ◀les▶ filles qui passent, mais je ◀la▶ vois venir de loin. Elle porte un grand chapeau flottant d’un rose sombre. Tout ◀la▶ distingue infiniment du troupeau bavardant de ses compagnes. Si je rencontrais ses yeux, que deviendrais-je, et si elle devinait mon sentiment ? Pourtant ◀la▶ semaine prochaine, ◀l’▶épreuve recommencera.
Odeur de ◀l’▶eau qui dort, pénétrante, amicale. Un poisson saute et ride un moment ◀le▶ miroir… Non, je ne vais pas me suicider. Je mentirai !
Je suis assis sur un banc près du port, ◀la▶ promenade est déserte et mon cœur assoiffé. Personne ne passe jamais, voilà ◀la▶ vie ! Mais si ce soir une femme venait à moi comme ◀le▶ miracle que j’attends, je lui dirais : c’est un malentendu. Je suis dépareillé, passons, passez, Madame…
J’ai 19 ans. Je n’aime encore que ◀la▶ nature, et ma solitude avec elle. Et vraiment, à cet âge, elle me ◀l’▶a bien rendu. (Quand on revient ◀la▶ voir à deux, plus tard, aux mêmes lieux, elle se réserve… Elle ne sera plus jamais tout à fait comme avant.) Ce soir, elle est encore d’une présence envoûtante. ◀Le▶ soleil s’est caché derrière ◀le▶ Trou de Bourgogne. ◀La▶ grande rougeur du lac s’est retirée, de vague en vague vers l’autre rive. Elle caresse en passant ◀l’▶épaule des collines, elle monte, elle embrase longtemps d’une sereine incandescence ◀les▶ Alpes déployées au fond du ciel. Sommets d’où ◀l’▶on voit ◀l’▶Italie… Et ◀le▶ rêve s’éteint, guirlande morte, un peu de temps diaphane à ◀l’▶horizon.
Paysage emphatique et sombre, tout cerné de prodiges sévères, et ◀l’▶œil ne s’en évade au bas du ciel — vers ◀l’▶ouest — que par cet or lointain que ◀l’▶eau n’a point doublé, déjà prise de nuit, rêvant jusqu’à mes pieds.
Par une chaude soirée du mois d’août 192…, un jeune homme, simplement vêtu d’un pantalon de flanelle grise et d’un chandail au col roulé, pédale à longues pesées sur ◀le▶ chemin de ◀la▶ plaine, luttant contre un vent impétueux. ◀L’▶orage est imminent.
Notre héros, qui paraît âgé d’une vingtaine d’années, se dirige vers ◀le▶ lac qu’on aperçoit entre ◀les▶ peupliers, et dont ◀les▶ longues vagues limoneuses accablent sans relâche ◀les▶ roseaux de ◀la▶ baie. Des nuées menaçantes courent très bas, tirant des pluies au large, et ◀le▶ cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine, exalté par ◀l’▶effort et ◀la▶ vitesse.
Mais soudain ◀la▶ tempête a fait silence autour de lui, et seul reste distinct ◀le▶ bruit profond des vagues. Il roule maintenant dans ◀l’▶ombre tiède et abritée d’un bois de pins. Que vient-il donc chercher sur ces rivages désertés par ◀le▶ crépuscule ? Quelle est cette hâte inconnue, qu’il se flattait de n’éprouver jamais, bien au contraire, avant un rendez-vous ? Cette envie de crier : « J’accours ! Attends !… » Ah ! mais qu’est-ce qu’il m’arrive ? se dit-il. Il faut en avoir ◀le▶ cœur net. (Tout son orgueil réside en ◀la▶ maîtrise de soi, idéal de sportif plus que de puritain.) Il ralentit, pose un pied sur ◀le▶ sol, et s’appuie de ◀la▶ main au tronc d’un pin. Ce qui lui arrive est solennel, comme ◀l’▶attente du pays sous ◀le▶ ciel orageux. Oui, c’est bien cela qu’il sent, il ne peut s’y tromper : ◀la▶ brûlure douce au cœur, ◀le▶ sang plus vite, ◀le▶ soulèvement plus ample de ◀la▶ respiration. Tout ce que disent ◀les▶ poètes qu’il dédaigne, tous leurs clichés, c’était donc vrai ? Il ne sait quelle ardeur ◀le▶ pénètre… Mais il sent qu’il va dire ◀les▶ grands mots impossibles, dans un fol abandon, et ce sera vrai. Comme tout est facile et violent quand ◀les▶ portes du cœur ont cédé !
◀Le▶ lac était d’un bleu très sombre, ◀le▶ ciel bas, des éclairs de chaleur palpitaient dans ◀la▶ nue, et ◀le▶ jeune homme savait en repartant sur ◀le▶ sentier obscur, vers ◀les▶ roseaux, qu’avant ◀le▶ rendez-vous ce qui ◀l’▶avait rejoint, c’était cette chose absurde et magnifique, entre haut mal et bien suprême, qu’on nomme si légèrement ◀l’▶amour.