Sagesse et folie de▶ ◀la▶ Suisse (13 octobre 1948)s
« ◀Le▶ Suisse trait sa vache et vit paisiblement. » ◀La▶ carte postale est ◀de▶ Victor Hugo et date ◀d’▶il y a près de cent ans. Aujourd’hui, ce qui frappe ◀l’▶observateur en Suisse, c’est ◀la▶ présence quasi universelle ◀de▶ ◀l’▶industrie. Un cinquième ◀de▶ ◀la▶ population vit ◀de▶ ◀l’▶agriculture ; près de trois cinquièmes ◀de▶ ◀l’▶industrie et du commerce. Ces deux chiffres détruisent ◀l’▶idylle, évoquent ◀les▶ luttes sociales, ◀les▶ crises, ◀les▶ grèves, ◀les▶ poussées ◀de▶ fièvre politique… Mais non, ◀la▶ Suisse s’obstine et, presque seule dans ◀le▶ monde depuis cent ans, elle vit paisiblement. ◀Le▶ miracle est patent. Va-t-il durer ? ◀La▶ Suisse est-elle une survivance ou bien ◀le▶ signe avant-coureur ◀d’▶un avenir possible ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Tout au long ◀de▶ ◀l’▶ouvrage exemplaire qu’il vient de nous donner sur ce pays, ◀La▶ Suisse, démocratie-témoin, André Siegfried s’est posé la question. Mais il s’est gardé ◀d’▶y répondre, ou plutôt n’y répond que par ◀la▶ bande, ◀la▶ bande rouge qui orne ◀le▶ livre : « C’est une grande folie ◀de▶ croire qu’on peut être sage tout seul. » (◀La▶ Rochefoucauld)
Maxime qui n’est pas aussi claire qu’il y paraît à première vue.
M. Siegfried n’a pas collectionné des impressions. Il raisonne sur ◀l’▶irréfutable. Il joue ◀de▶ ◀la▶ statistique comme un champion ◀de▶ tennis ◀de▶ sa raquette, élégance et dextérité. Il triomphe tour à tour dans ◀la▶ topographie politique et dans ◀la▶ géographie morale, dans ◀l’▶analyse économique et dans ◀la▶ synthèse en une formule. Il nous montre ◀la▶ Suisse telle qu’elle est : prospère, mécanisée, démocrate à ◀l’▶extrême (beaucoup plus en fait qu’en doctrine), jalouse ◀de▶ ses diversités, unie par ◀le▶ refus ◀de▶ ◀les▶ uniformiser, libérale et disciplinée, traditionnelle et progressiste, neutre et armée… Il nous fait voir que tout se tient, que tout s’engrène avec nécessité dans ce beau mouvement ◀d’▶horlogerie que compose ◀la▶ fédération ◀de▶ vingt-deux États inégaux, ◀de▶ deux religions, ◀de▶ trois ou quatre langues ◀d’▶importance inégale elles aussi. (Et tout cela n’est rien encore, car ◀les▶ frontières ◀de▶ ces États et ◀de▶ ces religions, ou ◀de▶ ces religions et ◀de▶ ces langues ne coïncident presque jamais : calculez ◀les▶ combinaisons !) Il nous décrit un pays que ◀la▶ Nature a privé ◀de▶ matières premières et dont ◀le▶ sol est en partie stérile, mais qui parvient à exporter près du tiers ◀de▶ sa production, à n’importer que 20 % ◀de▶ sa consommation en calories, vrai tour ◀de▶ force technique « à base de culture », c’est-à-dire ◀de▶ science appliquée. Il nous fait suivre, enfin, un jeu ◀d’▶institutions dont ◀la▶ complexité s’est révélée pratique, parce qu’elle sert ◀les▶ diversités au lieu de prétendre à ◀les▶ réduire.
M. Siegfried est, je crois bien, ◀le▶ seul auteur non suisse qui soit allé si loin dans ◀l’▶analyse des variétés ◀de▶ ◀l’▶expérience fédérale, sans s’exposer aux démentis amers ◀de▶ ceux qui en vivent et qui en chérissent toutes ◀les▶ nuances. Sa prudence est d’ailleurs égale aux périls qu’il affronte à chaque pas, écoutez-◀le▶ : « Je me garderai bien ◀de▶ dire que certains cantons sont moins authentiquement suisses que d’autres, mais peut-être pourrait-on suggérer que certains ◀le▶ sont davantage… » Personne n’a mieux marqué ◀les▶ différences entre ◀le▶ Suisse alémanique et ◀le▶ Suisse romand, entre celui-ci et ◀le▶ Français. Personne n’a mieux montré pourquoi ◀la▶ politique se confond, chez ce peuple insolite, avec une administration bien entendue, dont ◀le▶ seul but est ◀d’▶assurer aux hommes plus ◀de▶ bien-être et ◀d’▶avantages sociaux.
En somme, à cette « démocratie-témoin », André Siegfried n’adresse ◀d’▶autre critique — si c’en est une — que ◀d’▶avoir résolu ses problèmes par des moyens valables pour elle seule. Dans ◀le▶ monde où nous vivons, semble-t-il dire, n’est-il pas fou ◀d’▶être aussi sage ? On en revient à ◀la▶ maxime du moraliste. Je voudrais en déduire des conclusions qu’André Siegfried s’est interdit ◀de▶ suggérer.
Influencé, pourrait-on croire, par ◀l’▶objet ◀de▶ sa description, M Siegfried, à propos de ◀la▶ Suisse et ◀de▶ sa réussite fédéraliste, montre autant ◀de▶ méfiance qu’un vrai Bernois pour ◀la▶ généralisation. Qu’il me permette ici ◀de▶ jouer ◀le▶ rôle du Français.
Il est fou ◀d’▶être sage tout seul, mais non moins fou ◀de▶ renoncer à cette sagesse parce qu’on se voit seul à ◀la▶ professer. Voici donc ◀le▶ sage condamné à périr ou à faire école. En d’autres termes si ◀l’▶Europe continue ◀d’▶être folle à ◀l’▶unanimité, ◀la▶ Suisse est perdue sans nul doute. Mais ◀l’▶Europe aussi sera perdue. Or je crois qu’elle peut être sauvée ◀d’▶une balkanisation presque fatale si elle accepte ◀de▶ s’helvétiser. Dans ce cas, ◀la▶ Suisse aussi serait sauvée. ◀Le▶ dilemme suisse est donc : mission ou démission.
M. Siegfried pense que ◀la▶ sagesse suisse, qui est ◀le▶ bon sens fédéraliste, n’est pas objet ◀d’▶exportation, n’a pas ◀de▶ valeur universelle. C’est ce que pensent encore trop ◀de▶ Suisses, et voilà bien ◀le▶ reproche qu’il faut leur faire si ◀l’▶on admire leur solution. Certes, ◀le▶ fédéralisme est ◀le▶ contraire ◀d’▶un système. Ce n’est pas une structure abstraite et géométrique, ce n’est pas un poncif à transporter. Mais il ne va pas sans principes, et ceux-ci m’apparaissent susceptibles ◀d’▶être appliqués à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe, mutatis mutandis bien entendu : c’est précisément ◀la▶ méthode du fédéralisme authentique.
◀La▶ Suisse vient de fêter ◀le▶ centenaire ◀de▶ sa constitution présente. Je ne sais pas ◀d’▶histoire plus instructive, pour ◀l’▶Européen ◀d’▶aujourd’hui, que celle des discussions qui précédèrent ◀l’▶adoption ◀de▶ cette charte exemplaire. C’est ◀le▶ microcosme ◀de▶ nos vrais débats. ◀Les▶ mêmes menaces, ◀les▶ mêmes espoirs, ◀les▶ mêmes objections s’y retrouvent. ◀Les▶ cantons disent : nos industries seront ruinées si nous supprimons ◀les▶ péages. On ◀les▶ supprime : c’est ◀la▶ prospérité. ◀Les▶ minorités disent : nous serons écrasés si ◀l’▶on admet un pouvoir fédéral. On ◀l’▶admet, et ces minorités jouent aussitôt un rôle ◀de▶ premier plan. ◀L’▶Europe du xxe siècle est ◀l’▶image agrandie ◀de▶ ◀la▶ Suisse à ◀la▶ veille ◀de▶ sa fédération. En plus tragique, bien sûr. ◀L’▶urgence est donc plus grande. Mais ◀les▶ problèmes sont analogues, et ◀l’▶attente des peuples est ◀la▶ même. « Oui, ◀l’▶idée ◀d’▶une commune patrie ne nous est plus étrangère ! s’écriait l’un des précurseurs ◀de▶ ◀la▶ Constitution ◀de▶ 1848. Et quoi qu’en disent ◀les▶ détracteurs des temps modernes, c’est une des gloires ◀de▶ ces temps que cette idée ait acquis plus ◀de▶ netteté, ce sentiment plus ◀d’▶énergie. »
◀Les▶ adversaires ◀de▶ ◀la▶ fédération du continent (peu s’avouent tels) et ◀les▶ sceptiques (dont ◀l’▶espèce est courante) ne peuvent pourtant pas nier ◀l’▶existence ◀de▶ ◀la▶ Suisse. C’est un fait qui réfute ◀les▶ meilleurs arguments contre ◀le▶ fédéralisme en soi. Quant à ceux qui militent pour ◀l’▶union ◀de▶ nos peuples, ils ne sauraient étudier ◀d’▶assez près cette expérience ◀de▶ laboratoire, poursuivie depuis un siècle au cœur même ◀de▶ ◀l’▶Europe, avec un succès indéniable. Aux uns comme aux autres, il faut dire : lisez ◀de▶ toute urgence ◀l’▶ouvrage ◀d’▶André Siegfried. Vous y trouverez, amplement confirmée, l’une des rares bonnes nouvelles ◀de▶ notre temps. Et vous pourrez y lire dans ◀le▶ concret une histoire qui dément ◀la▶ sagesse proverbiale : ◀l’▶histoire ◀d’▶un peuple heureux.