« Cher lecteur britannique, je connais bien votre prudence… » (automne 1948)a
Voici la▶ situation telle que ◀la▶ voient deux observateurs parisiens, sympathiques au mouvement pour ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe : « Tout le monde pense que ces efforts sont méritoires, mais bien peu croient à leur succès prochain. Vous n’avez devant vous ◀d’▶autre ennemi sérieux que ◀l’▶inertie, mais elle est lourde… » Ainsi dit l’un, qui est ◀le▶ directeur ◀d’▶un grand journal. Et l’autre, excellent sociologue : « Il manque à vos divers mouvements deux choses indispensables pour une action rapide : des adversaires déclarés, et des fanatiques dans vos rangs. » Enfin, un grand industriel suisse me dit : « En a-t-on vu assez ◀de▶ ces organisations internationales ! Il est bien difficile ◀d’▶y croire encore. Si vous voulez réveiller ◀les▶ foules, faites une action ◀d’▶éclat, prenez un ours en laisse, et allez parler sur ◀les▶ places. Ce qu’il nous faut, ce sont des saint François, ce sont des apôtres. »
À ce dernier, j’ai répondu : « Si ce sont des apôtres que vous demandez, pourquoi ne seriez-vous pas le premier ? Diogène avait bien tort ◀de▶ chercher un homme à ◀la▶ lueur ◀de▶ sa lanterne. Il eût mieux fait ◀d’▶en devenir un lui-même. C’est ◀le▶ plus sûr moyen ◀d’▶en trouver. »
Quoi qu’il en soit, ◀les▶ propos que je viens de rapporter vous donneront, je ◀le▶ crains, une idée juste ◀de▶ ◀l’▶opinion continentale, au cours de cet automne 1948. ◀Le▶ bel élan imprimé au mouvement européen par ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye court ◀le▶ risque ◀de▶ s’enliser, provisoirement. On avait trop misé sur des réalisations immédiates, politiques et économiques. Or ce premier élan vient se heurter contre des obstacles variés : réticences du gouvernement britannique, crise du pouvoir en France, conflit insoluble en Allemagne, suspens ◀de▶ ◀la▶ politique américaine à ◀la▶ veille des élections présidentielles, et enfin et surtout cette inertie, ou pour mieux dire, cette bienveillance plutôt sceptique ◀de▶ ◀l’▶opinion…
Dans ces moments ◀de▶ ralentissement ◀de▶ ◀l’▶action, il est normal que ◀les▶ difficultés ◀de▶ détail se multiplient ◀de▶ tous côtés, et qu’on voie chaque pays se replier sur ses intérêts à court terme. Il est normal que ◀les▶ objections immédiates paraissent plus graves, dès ◀l’▶instant qu’on limite ses ambitions à des objectifs immédiats. Comment sortir ◀de▶ cette impasse ?
En nous rappelant d’abord, et en rappelant aux masses ◀les▶ buts lointains et larges ◀de▶ notre action, ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ situation.
◀De▶ quoi s’agit-il ? disait Foch.
Trois grandes menaces pèsent sur ◀l’▶Europe : ◀la▶ guerre, ◀le▶ désastre économique, ◀l’▶asservissement totalitaire. Elles réveillent dans ◀les▶ masses européennes trois aspirations fondamentales : vers ◀la▶ sécurité, ◀la▶ prospérité, et ◀la▶ liberté. Ce sont précisément ◀les▶ trois besoins que ◀l’▶on découvre à ◀l’▶origine ◀de▶ toutes ◀les▶ fédérations connues. Dans un important ouvrage sur ◀la▶ constitution suisse, M. Willlam Rappard vient de montrer que ces trois facteurs ont été déterminants pour ◀la▶ formation ◀de▶ ◀la▶ Confédération helvétique, il y a cent ans. Il est frappant ◀de▶ ◀les▶ retrouver, identiquement, dans ◀le▶ Message aux Européens qui termina ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye. Laissez-moi vous rappeler ses termes. Voici d’abord ◀les▶ trois menaces :
Aucun ◀de▶ nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse ◀de▶ son indépendance. Aucun ◀de▶ nos pays ne peut résoudre, seul, ◀les▶ problèmes que lui pose ◀l’▶économie moderne. À défaut ◀d’▶une union librement consentie, notre anarchie présente nous exposera demain à ◀l’▶unification forcée, soit par ◀l’▶intervention ◀d’▶un empire du dehors, soit par ◀l’▶usurpation ◀d’▶un parti du dedans.
Et voici ◀la▶ réponse à ces menaces : ◀l’▶union, seule garantie ◀de▶ ◀la▶ sécurité, ◀de▶ ◀la▶ prospérité et ◀de▶ ◀la▶ liberté :
Tous ensemble, demain, nous pouvons édifier avec ◀les▶ peuples ◀d’▶outre-mer associés à nos destinées, ◀la▶ plus grande formation politique et ◀le▶ plus vaste ensemble économique ◀de▶ notre temps. Jamais ◀l’▶histoire du monde n’aura connu un si puissant rassemblement ◀d’▶hommes libres.
Si ce grand but reste constamment présent à notre esprit, cet idéal actif dans notre cœur, ◀les▶ vraies dimensions ◀de▶ ◀la▶ lutte seront rétablies, et ◀les▶ difficultés réduites à leurs justes proportions. Si nous comprenons bien « ◀de▶ quoi il s’agit », et que c’est pour nous tous une question ◀de▶ vie ou ◀de▶ mort, nous ne nous laisserons pas arrêter longtemps par ◀d’▶apparentes impossibilités pratiques. Nous dirons, comme en temps ◀de▶ guerre : impossible ou non, il ◀le▶ faut.
Cher lecteur britannique, je connais bien votre prudence, votre goût entêté pour ◀les▶ practical steps, votre méfiance à l’égard des plans théoriques et des idéologies. Vous avez raison. Mais ce que je voudrais vous dire ici, c’est qu’à ◀l’▶heure actuelle, nous ne ferons rien ◀de▶ pratique si nous n’avons pas devant nous une vision nette et puissante ◀de▶ notre but final. C’est cette fin seule qui dictera ◀les▶ moyens ◀de▶ notre action, qui ◀les▶ orientera et qui nous forcera à ◀les▶ découvrir l’un après l’autre.
Je voudrais vous conter, à ce propos, comment j’ai appris à tirer, à ◀l’▶armée.
On m’avait enseigné tous ◀les▶ mouvements à faire, toutes ◀les▶ recettes pratiques pour ◀le▶ tir au fusil, et je ◀les▶ appliquais consciencieusement. Mais au bout de huit jours, je n’avais pas encore mis un seul coup dans ◀le▶ but. Visiblement, j’étais un cas désespéré. Un jeune lieutenant m’observait avec pitié. « Voulez-vous apprendre tirer ? » me dit-il. « Voici ◀le▶ secret. Ne pensez plus aux mouvements ◀de▶ votre main. Regardez ◀le▶ rond noir qui est au milieu de ◀la▶ cible, laissez-vous fasciner par lui, pensez au but seulement, pensez au noir ! Et ◀le▶ coup partira tout seul. » ◀Le▶ lendemain, je gagnais ◀le▶ prix ◀de▶ tir du bataillon.
Cette expérience garde pour moi une valeur symbolique considérable. Elle m’a fait comprendre et sentir comment, dans certaines situations, c’est ◀la▶ vision du but qui est plus efficace, c’est ◀l’▶« idéal » qui est vraiment « pratique ».
Bien voir ◀le▶ but, se concentrer sur ◀l’▶idéal : rien n’est plus urgent aujourd’hui, et toutes ◀les▶ mesures pratiques dépendent ◀de▶ cela. C’est dans cette conviction que ◀la▶ Section culturelle du Joint committee travaille à ◀la▶ fondation rapide du Centre européen de la culture. Quelle sera ◀la▶ mission ◀de▶ ce Centre ? Précisément, ◀de▶ maintenir et ◀de▶ vivifier ◀l’▶idéal commun des Européens, ◀de▶ ◀l’▶exprimer, ◀de▶ ◀le▶ rendre plus conscient. Ou, en d’autres termes : ◀d’▶éclairer et ◀d’▶illustrer constamment ◀le▶ sens et ◀l’▶esprit ◀de▶ notre effort vers ◀l’▶union — ◀de▶ ramener ◀l’▶attention vers son but.
Certes, ◀le▶ Centre ◀de▶ ◀la▶ culture aura tout d’abord quantité ◀de▶ tâches pratiques à exécuter (◀la▶ résolution culturelle adoptée par ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye énumère ◀les▶ plus urgentes). Beaucoup ◀d’▶initiatives ont été prises, dans nos divers pays, qui ne demandent qu’un organe ◀de▶ coordination pour donner leur plein effet. ◀Le▶ Centre sera d’abord au service ◀de▶ ◀la▶ culture. Mais il ne ◀la▶ servira bien que s’il sert en même temps ◀l’▶effort commun pour établir ◀l’▶union européenne. Pas ◀de▶ culture, au sens européen du terme, si ◀l’▶Europe se voit asservie, ruinée, colonisée. L’une ne va pas sans l’autre. Imaginez alors, quelque part en Europe, un lieu où notre action puisse être méditée, clarifiée, où son orientation morale et spirituelle puisse être continuellement dégagée et formulée… Qu’en pensent nos leaders politiques et nos économistes ?