(1961) {Title} « « Cher lecteur britannique, je connais bien votre prudence… » (automne 1948) » pp. 1-5

« Cher lecteur britannique, je connais bien votre prudence… » (automne 1948)a

Voici la situation telle que la voient deux observateurs parisiens, sympathiques au mouvement pour l’union de l’Europe : « Tout le monde pense que ces efforts sont méritoires, mais bien peu croient à leur succès prochain. Vous n’avez devant vous d’autre ennemi sérieux que l’inertie, mais elle est lourde… » Ainsi dit l’un, qui est le directeur d’un grand journal. Et l’autre, excellent sociologue : « Il manque à vos divers mouvements deux choses indispensables pour une action rapide : des adversaires déclarés, et des fanatiques dans vos rangs. » Enfin, un grand industriel suisse me dit : « En a-t-on vu assez de ces organisations internationales ! Il est bien difficile d’y croire encore. Si vous voulez réveiller les foules, faites une action d’éclat, prenez un ours en laisse, et allez parler sur les places. Ce qu’il nous faut, ce sont des saint François, ce sont des apôtres. »

À ce dernier, j’ai répondu : « Si ce sont des apôtres que vous demandez, pourquoi ne seriez-vous pas le premier ? Diogène avait bien tort de chercher un homme à la lueur de sa lanterne. Il eût mieux fait d’en devenir un lui-même. C’est le plus sûr moyen d’en trouver. »

Quoi qu’il en soit, les propos que je viens de rapporter vous donneront, je le crains, une idée juste de l’opinion continentale, au cours de cet automne 1948. Le bel élan imprimé au mouvement européen par le congrès de La Haye court le risque de s’enliser, provisoirement. On avait trop misé sur des réalisations immédiates, politiques et économiques. Or ce premier élan vient se heurter contre des obstacles variés : réticences du gouvernement britannique, crise du pouvoir en France, conflit insoluble en Allemagne, suspens de la politique américaine à la veille des élections présidentielles, et enfin et surtout cette inertie, ou pour mieux dire, cette bienveillance plutôt sceptique de l’opinion…

Dans ces moments de ralentissement de l’action, il est normal que les difficultés de détail se multiplient de tous côtés, et qu’on voie chaque pays se replier sur ses intérêts à court terme. Il est normal que les objections immédiates paraissent plus graves, dès l’instant qu’on limite ses ambitions à des objectifs immédiats. Comment sortir de cette impasse ?

En nous rappelant d’abord, et en rappelant aux masses les buts lointains et larges de notre action, l’ensemble de la situation.

De quoi s’agit-il ? disait Foch.

Trois grandes menaces pèsent sur l’Europe : la guerre, le désastre économique, l’asservissement totalitaire. Elles réveillent dans les masses européennes trois aspirations fondamentales : vers la sécurité, la prospérité, et la liberté. Ce sont précisément les trois besoins que l’on découvre à l’origine de toutes les fédérations connues. Dans un important ouvrage sur la constitution suisse, M. Willlam Rappard vient de montrer que ces trois facteurs ont été déterminants pour la formation de la Confédération helvétique, il y a cent ans. Il est frappant de les retrouver, identiquement, dans le Message aux Européens qui termina le congrès de La Haye. Laissez-moi vous rappeler ses termes. Voici d’abord les trois menaces :

Aucun de nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse de son indépendance. Aucun de nos pays ne peut résoudre, seul, les problèmes que lui pose l’économie moderne. À défaut d’une union librement consentie, notre anarchie présente nous exposera demain à l’unification forcée, soit par l’intervention d’un empire du dehors, soit par l’usurpation d’un parti du dedans.

Et voici la réponse à ces menaces : l’union, seule garantie de la sécurité, de la prospérité et de la liberté :

Tous ensemble, demain, nous pouvons édifier avec les peuples d’outre-mer associés à nos destinées, la plus grande formation politique et le plus vaste ensemble économique de notre temps. Jamais l’histoire du monde n’aura connu un si puissant rassemblement d’hommes libres.

Si ce grand but reste constamment présent à notre esprit, cet idéal actif dans notre cœur, les vraies dimensions de la lutte seront rétablies, et les difficultés réduites à leurs justes proportions. Si nous comprenons bien « de quoi il s’agit », et que c’est pour nous tous une question de vie ou de mort, nous ne nous laisserons pas arrêter longtemps par d’apparentes impossibilités pratiques. Nous dirons, comme en temps de guerre : impossible ou non, il le faut.

Cher lecteur britannique, je connais bien votre prudence, votre goût entêté pour les practical steps, votre méfiance à l’égard des plans théoriques et des idéologies. Vous avez raison. Mais ce que je voudrais vous dire ici, c’est qu’à l’heure actuelle, nous ne ferons rien de pratique si nous n’avons pas devant nous une vision nette et puissante de notre but final. C’est cette fin seule qui dictera les moyens de notre action, qui les orientera et qui nous forcera à les découvrir l’un après l’autre.

Je voudrais vous conter, à ce propos, comment j’ai appris à tirer, à l’armée.

On m’avait enseigné tous les mouvements à faire, toutes les recettes pratiques pour le tir au fusil, et je les appliquais consciencieusement. Mais au bout de huit jours, je n’avais pas encore mis un seul coup dans le but. Visiblement, j’étais un cas désespéré. Un jeune lieutenant m’observait avec pitié. « Voulez-vous apprendre tirer ? » me dit-il. « Voici le secret. Ne pensez plus aux mouvements de votre main. Regardez le rond noir qui est au milieu de la cible, laissez-vous fasciner par lui, pensez au but seulement, pensez au noir ! Et le coup partira tout seul. » Le lendemain, je gagnais le prix de tir du bataillon.

Cette expérience garde pour moi une valeur symbolique considérable. Elle m’a fait comprendre et sentir comment, dans certaines situations, c’est la vision du but qui est plus efficace, c’est l’« idéal » qui est vraiment « pratique ».

Bien voir le but, se concentrer sur l’idéal : rien n’est plus urgent aujourd’hui, et toutes les mesures pratiques dépendent de cela. C’est dans cette conviction que la Section culturelle du Joint committee travaille à la fondation rapide du Centre européen de la culture. Quelle sera la mission de ce Centre ? Précisément, de maintenir et de vivifier l’idéal commun des Européens, de l’exprimer, de le rendre plus conscient. Ou, en d’autres termes : d’éclairer et d’illustrer constamment le sens et l’esprit de notre effort vers l’union — de ramener l’attention vers son but.

Certes, le Centre de la culture aura tout d’abord quantité de tâches pratiques à exécuter (la résolution culturelle adoptée par le congrès de La Haye énumère les plus urgentes). Beaucoup d’initiatives ont été prises, dans nos divers pays, qui ne demandent qu’un organe de coordination pour donner leur plein effet. Le Centre sera d’abord au service de la culture. Mais il ne la servira bien que s’il sert en même temps l’effort commun pour établir l’union européenne. Pas de culture, au sens européen du terme, si l’Europe se voit asservie, ruinée, colonisée. L’une ne va pas sans l’autre. Imaginez alors, quelque part en Europe, un lieu où notre action puisse être méditée, clarifiée, où son orientation morale et spirituelle puisse être continuellement dégagée et formulée… Qu’en pensent nos leaders politiques et nos économistes ?