La liberté religieuse à l’école (2e semestre 1949)h i
La secte des▶ adventistes du septième jour, se référant au Décalogue, observe le repos hebdomadaire non pas le dimanche mais le samedi. Il en résulte que les enfants élevés dans cette croyance, de même que ceux ◀des▶ juifs orthodoxes, ne peuvent suivre l’école le samedi, jour consacré au Sabbat et au culte.
Mais les règlements scolaires sont stricts : toute absence d’◀un▶ élève qui n’est pas justifiée par ◀des▶ raisons « réputées légitimes », telle que maladie, réunion de famille exceptionnelle, impossibilité de circuler, etc. doit être punie, surtout si elle se répète à intervalles fréquents ou réguliers. La sanction est alors subie par les parents ou responsables, et va de l’amende à la prison selon les cas et les pays.
On imagine tous les conflits qui peuvent surgir entre ◀une▶ croyance aussi intransigeante et ◀des▶ règlements aussi sévères, pour peu qu’on veuille se servir de ceux-ci contre celle-là.
Je viens d’examiner ◀une▶ vingtaine de dossiers relatifs à ◀des▶ familles adventistes dans trois pays : la Belgique, la France et la Suisse.
Dans quatre écoles belges (communale, moyenne, normale et ◀un▶ lycée) la preuve a été faite que tout peut se passer sans la moindre difficulté apparente. Les élèves adventistes reçoivent dispense pour le samedi et si les examens ont lieu ce jour-là, on s’arrange pour que les absents puissent subir l’épreuve ◀un▶ autre.
En France, dans plusieurs départements, après que les demandes de dispense ont été refusées « au nom de la loi », il est arrivé fréquemment que le directeur d’◀une▶ école, ou l’inspecteur d’académie, consentissent finalement à interpréter la loi, et à suspendre les poursuites. Mais on constate néanmoins qu’ici ou là, en Algérie ou en Alsace, ◀des▶ amendes ou ◀des▶ peines de prison ont été infligées aux pères d’enfants absents plusieurs samedis de suite. D’innombrables démarches auprès ◀des▶ autorités de l’enseignement, ◀des▶ préfets et ◀des▶ ministres semblent avoir rencontré dans la plupart des cas ◀une▶ compréhension effective. Mais la loi demeure invariable. Et quel que soit le désir, dont beaucoup témoignent, d’assurer l’exercice réel de la liberté de conscience, il arrive que la lettre d’◀un▶ décret tue l’esprit de tolérance là où il existe, ou serve de prétexte facile à l’esprit d’intolérance.
En Suisse, la situation diffère beaucoup d’◀un▶ canton à l’autre. C’est ainsi que l’État de Genève accorde le congé du samedi aux israélites, adventistes, etc., qui le demandent pour motif religieux, tandis que l’État de Vaud le refuse.
Le 1er avril 1948, Marcel D…, citoyen vaudois, s’est vu arrêté par les gendarmes et incarcéré pendant trente heures parce que sa fille manquait l’école le samedi matin, et qu’il refusait de payer ◀une▶ amende de 2 francs par absence : c’eût été à ses yeux se reconnaître coupable d’◀une▶ faute, et ses convictions religieuses lui interdisent de l’admettre. À ce jour M. D… a subi quatre emprisonnements, pour cinquante-sept heures d’absence de sa fille. ◀Un▶ autre père, Albert B…, citoyen bernois, a accepté de payer ◀des▶ amendes allant successivement de 3 à 12 francs par absence de sa fillette à l’école communale, mais n’en a pas moins été condamné (après « récidives ») à trois, puis à quatre jours de prison. Renonçant alors à la lutte, il a envoyé sa fille dans ◀un▶ canton voisin, où la loi paraît plus tolérante. L’instruction primaire de son enfant lui a coûté la somme de 3000 francs suisses, amendes comprises.
Nous pourrions citer ◀une▶ dizaine d’autres situations, fort analogues.
« Exceptions négligeables »
J’entends bien ce que vous disent les gens pressés : qu’il ne s’agit que de cas fort rares, que les adventistes sont en très petit nombre, qu’ils ont tort de s’obstiner sur ◀une▶ question de numéros attribués aux jours de la semaine, et qu’enfin tout cela ne mérite pas trop d’indignation, dans ◀une▶ époque où il s’agit d’abord de sauver ◀des▶ millions d’innocents jetés aux camps de concentration ou aux travaux forcés.
Remarquons tout d’abord que le nombre, ici, ne fait rien à l’affaire. ◀Une▶ injustice n’est pas moins grave pour être unique que pour être quotidiennement perpétrée sur ◀des▶ millions, et il est curieux que les bonnes gens qui parleraient volontiers « d’exceptions négligeables » dans le cas d’◀une▶ secte brimée, ne voient pas que cet argument devrait en bonne logique provoquer l’indulgence pour certains criminels sociaux, dont le nombre est infime.
Ensuite, la question de savoir si les adventistes ont tort ou raison de préférer le samedi au dimanche comme jour de repos, ne doit pas davantage intervenir dans la considération ◀des▶ faits qui nous occupent. Il s’agit ici du respect légal de toutes les convictions religieuses en tant que telles, et non point du jugement de vérité que l’on peut porter sur l’une ou l’autre de ces convictions, car si les deux points de vue n’étaient pas dissociés, l’on aboutirait fatalement à refuser tous les droits à toutes les religions moins ◀une▶ — celle que l’on suit.
Enfin, l’on se tromperait gravement en estimant que le problème posé par quelques adventistes disséminés est moins actuel ou moins urgent, peut-être, que le problème posé par les méthodes totalitaires.
Les pays dont le régime se fonde sur le respect déclaré ◀des▶ libertés fondamentales, ont ◀un▶ intérêt évident et capital à respecter minutieusement ces libertés. Céder sur ◀une▶ question de principe, sous prétexte qu’elle n’intéresse qu’◀une▶ minorité microscopique, c’est en réalité céder sur le seul point où les démocraties libérales se distinguent essentiellement et radicalement ◀des▶ tyrannies : c’est sacrifier ◀des▶ droits humains à l’opportunité ou aux intérêts du grand nombre, et l’on sait aujourd’hui où cela peut conduire.
Danger ◀des▶ lois trop simples
Il est clair qu’◀une▶ législation non pas plus « souple », mais plus complexe et plus précise, suffirait à résoudre ◀des▶ conflits du genre de ceux que l’on vient de citer. Il serait, par exemple, extrêmement facile d’introduire dans les règlements scolaires de toutes les démocraties ◀une▶ clause spéciale ajoutant à la liste ◀des▶ « motifs légitimes d’absence aux cours » le fait d’appartenir à certaines religions, sectes ou confessions.
À cela j’imagine qu’on opposera deux objections courantes : on dira qu’il est trop compliqué de prévoir tous les cas possibles, ou qu’il est dangereux de créer ◀des▶ précédents dont mille sectes à l’avenir pourront être tentées d’abuser.
Le premier argument n’est pas sérieux. Les lois pénales décrivent dans le détail ◀des▶ centaines de cas bien plus rares que celui de nos adventistes. Les lois fiscales, les lois sur les loyers et les « surfaces corrigées » s’ingénient au-delà du bon sens à distinguer, à nuancer, à préciser, à prévoir d’infimes variations. Lorsqu’il s’agit de punir ou de faire payer, rien n’est trop compliqué pour le législateur ! S’il n’apportait qu’◀une▶ trace de ce génie méfiant dans la rédaction ◀des▶ décrets garantissant les droits et sauvegardant le plein respect ◀des▶ libertés qui furent inscrites au seuil ◀des▶ grandes constitutions, la Liberté et la Démocratie cesseraient d’être raillées comme de belles abstractions.
Quant à la crainte qu’on dit avoir, que ◀des▶ « passe-droits » ou ◀des▶ « mesures exceptionnelles » n’ouvrent la porte à l’anarchie, elle se nourrit d’◀une▶ double confusionj car, d’une part, il ne s’agit pas d’accorder ◀des▶ droits spéciaux, mais simplement de concrétiser la « liberté de conscience » que toutes nos démocraties proclament à l’envi. Et d’autre part, il n’y a pas de vraisemblance à ce que ◀des▶ cas de ce genre se multiplient abusivement. Quand ils se révéleraient deux ou trois fois plus nombreux, ce ne serait pas ◀une▶ affaire que d’ajouter quelques clauses aux milliers d’autres, utiles ou non, qui s’accumulent dans nos codes. Si l’anarchie est mauvaise, c’est parce qu’elle implique le désordre. Mais ◀une▶ réglementation simpliste et uniforme, elle aussi, implique mille désordres, puisqu’elle se traduit nécessairement par mille applications tyranniques — et que « la tyrannie est le souverain désordre », comme l’écrivait, en ◀une▶ sentence mémorable, le Vaudois Alexandre Vinet.
À cet égard, on s’étonnera que les Suisses, si attentifs à respecter dans leur régime fédéraliste les droits ◀des▶ langues, ◀des▶ races, ◀des▶ religions et ◀des▶ groupes, se montrent soudain les plus stricts dans leur refus de considérer les droits d’◀une▶ petite confession qui ne menace personne. On les honore d’avoir sauvé d’◀une▶ extinction probable la langue romanche, et de l’avoir élevée au rang de langue nationale, bien qu’elle ne soit parlée que par moins d’◀un▶ centième de la population totale du pays. Comment ne verraient-ils pas qu’en assurant les droits d’◀une▶ minorité religieuse, ils confirmeraient les principes qui, depuis plus d’◀un▶ siècle, sont la base même de leur indépendance nationale, de leur prospérité et de leur paix ?
L’exemple ◀des▶ adventistes, et ◀des▶ difficultés particulières que suscitent leurs croyances, m’a paru propre à illustrer d’◀une▶ manière bien précise le problème général de la liberté religieuse à l’école. Parce qu’il n’est pas spectaculaire, parce qu’il n’implique ou ne suggère aucun élément passionnel, aucune idéologie politique, il m’a paru poser le plus clairement possible la question de principe du respect effectif ◀des▶ libertés théoriquement admises par les démocraties occidentales. Je ne partage pas la conviction ◀des▶ adventistes sur le Sabbat, mais je sais que toute restriction à la liberté d’◀un▶ seul groupe menace la liberté de tous les autres — et donc aussi du mien. Chacune de nos religions, ne l’oublions jamais, est en quelque manière ou quelque lieu du monde, minoritaire. Chacune donc doit se voir et se sentir visée par la persécution qu’◀une▶ autre endure. Est-il nécessaire d’ajouter qu’il en va de même pour nos droits politiques et civiques ? On ne peut sauver la liberté, dans notre monde, qu’en s’efforçant de la sauver partout.