Demain l’▶Europe ! — ◀L’▶Europe en marche (21 février 1949)a
Chaque semaine, à cette même heure, au moment où vous venez de tourner ◀le▶ bouton ◀de▶ votre radio pour être sûrs ◀de▶ ne pas manquer « ◀les▶ nouvelles » et ◀les▶ prévisions du temps valables jusqu’à demain à midi, chaque lundi soir, je me propose ◀de▶ commenter pour vous en cinq minutes une grande nouvelle, une seule, et qui est celle-ci : ◀L’▶Europe est en train de se faire. Et j’ajouterai bien sûr, mes prévisions du temps, — ◀de▶ notre temps, valables jusqu’au jour où sera proclamée ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Cinq minutes, c’est bien peu pour un si grand sujet : j’essaierai ◀d’▶être simple et direct, ◀d’▶aller tout droit à ◀l’▶essentiel, et je commence :
Un événement capital se prépare, et beaucoup d’entre vous ◀l’▶ignorent. C’est qu’il est difficile ◀de▶ voir ◀les▶ grands événements ◀de▶ ◀l’▶histoire quand ils se passent et se composent autour de nous, ◀de▶ jour en jour. Vous savez que depuis deux ans, des groupes et des associations ◀de▶ toute espèce travaillent pour fédérer ◀les▶ peuples ◀d’▶Europe. De temps en temps, ◀la▶ presse et ◀la▶ radio vous donnent un aperçu ◀de▶ leurs congrès. Ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que ◀l’▶action ◀de▶ tous ces groupes (loin de se borner à des parlottes comme beaucoup ◀le▶ croient), cette action est en train d’aboutir à certains résultats concrets, qui marqueront ◀l’▶histoire du xx e siècle, et que vos enfants et vos petits-enfants apprendront plus tard à ◀l’▶école, tout comme on vous apprit ◀le▶ serment des Trois Suisses, ou ◀la▶ constitution ◀de▶ notre État il y a cent ans.
Le premier ◀de▶ ces résultats portera vraisemblablement ◀la▶ date ◀de▶ notre année 1949. Et ce sera ◀la▶ convocation ◀d’▶un parlement consultatif ◀de▶ ◀l’▶Europe, dont ◀le▶ principe vient ◀d’▶être admis par ◀les▶ gouvernements du groupe des Cinq, et sera proposé demain à tous ◀les▶ États libres ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Un autre jour, je commenterai cette décision sans précédent dans notre histoire. Ce soir, je voudrais simplement vous dire en quelques mots, pourquoi ◀l’▶Europe se fait, pourquoi nous devons tous vouloir ◀la▶ confédération européenne.
Voici ◀la▶ situation, dans ses grandes lignesb.
◀La▶ guerre a eu pour conséquences principales, d’une part, ◀l’▶affaissement ◀de▶ ◀l’▶Europe, d’autre part, ◀le▶ surgissement ◀de▶ ◀la▶ Russie et ◀de▶ ◀l’▶Amérique. Ces deux colosses sont en train de s’observer, par-dessus nos têtes. Ils n’ont pas envie ◀de▶ se battre, affirment-ils. Ils proclament au contraire leur amour ◀de▶ ◀la▶ paix. Mais ◀l’▶Amérique prouve son impérialisme en libérant ◀les▶ Philippines, et en aidant ◀l’▶Europe à relever ses ruines, tandis que ◀l’▶URSS prouve son pacifisme en attaquant ◀la▶ Finlande et ◀la▶ Pologne, puis en annexant ◀les▶ États baltes. Il y a donc, vous ◀le▶ voyez, certaines différences assez sensibles entre ◀les▶ deux attitudes. Mais il y a cette grande ressemblance : c’est que ◀les▶ deux Grands proclament leur intention ◀de▶ paix ◀d’▶une voix de plus en plus bourrue, de plus en plus contenue et glaciale. Et ◀l’▶on ne peut s’empêcher ◀de▶ penser que s’ils continuent à se déclarer ◀la▶ paix sur ce ton-là, cela finira par des coups.
Une seule puissance pourrait ◀les▶ séparer, ◀les▶ retenir, et ◀les▶ forcer au compromis, c’est-à-dire à ◀la▶ paix — c’est ◀l’▶Europe.
Mais ◀l’▶Europe n’est plus une puissance, parce que ◀l’▶Europe est divisée en vingt nations dont aucune, isolée, n’a plus ◀la▶ taille qu’il faut, pour parler et se faire entendre, dans ◀le▶ monde dominé par ◀les▶ deux grands empires.
Et non seulement ◀l’▶Europe n’est plus une puissance qui pourrait exiger ◀la▶ paix, mais chacune des nations qui ◀la▶ composent se voit menacée ◀d’▶annexion politique ou ◀de▶ colonisation économique, par l’un des deux empires qui se disputent ◀la▶ Terre. Voici ◀le▶ fait fondamental, et que personne ne peut nier :
Aucun ◀de▶ nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse ◀de▶ son indépendance.
Aucun ◀de▶ nos pays ne peut résoudre, seul, ◀les▶ problèmes que lui pose ◀l’▶économie moderne.
◀Les▶ conclusions que ◀l’▶on doit tirer ◀de▶ ce double fait sont ◀d’▶une tragique simplicité. Si ◀les▶ choses continuent comme elles vont :
1° ◀Les▶ différents pays ◀de▶ ◀l’▶Europe seront annexés ou colonisés ◀les▶ uns après ◀les▶ autres ;
2° ◀La▶ question allemande ne sera pas réglée, c’est-à-dire fournira un prétexte permanent à ◀la▶ guerre entre ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Russie ;
3° Rien ne pourra s’opposer à cette guerre entre ◀la▶ Russie et ◀l’▶Amérique, — une guerre dont, quel que soit ◀le▶ vainqueur, s’il en est un, ◀l’▶humanité tout entière sortirait vaincue.
Si ◀les▶ choses continuent comme elles vont, elles s’en vont fatalement vers une guerre qui risque bien ◀d’▶être la dernière. Parce qu’elle laissera peu de monde pour en faire une nouvelle… Mais aussi tout cela nous conduit, avec ◀la▶ force même ◀de▶ ◀l’▶évidence, vers une seule et unique solution.
Si nous voulons sauver chacun ◀de▶ nos pays, il nous faut commencer par ◀les▶ unir ; et si nous voulons sauver ◀la▶ paix, il nous faut d’abord faire ◀l’▶Europe, c’est-à-dire la troisième puissance, qui serait capable ◀d’▶exiger ◀la▶ paix, ◀de▶ ◀l’▶inventer pour ◀les▶ deux autres.
Si vous pensez que ◀l’▶Europe, même unie, serait encore trop petite pour tenir en respect ◀les▶ deux Grands, je vous rappellerai un seul chiffre : ◀la▶ population ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale, donc à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, est ◀d’▶environ 300 millions, c’est-à-dire deux fois plus que ◀l’▶Amérique, et autant que ◀la▶ Russie et tous ses satellites réunis.
Si ces 300 millions ◀d’▶habitants faisaient bloc, soit qu’ils se déclarent neutres, soit qu’ils menacent ◀de▶ porter tout leur poids ◀d’▶un seul côté, ils seraient en mesure ◀d’▶agir, ◀de▶ faire réfléchir ◀l’▶agresseur, et ◀de▶ sauver ◀la▶ paix du monde.
Voilà donc ◀le▶ grand but défini : ◀la▶ paix du monde. Et voilà ◀l’▶instrument désigné : ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Je suppose que sur ces deux points, théoriquement, tout le monde sera d’accord. Personne n’ose dire franchement : « Je suis contre ◀la▶ paix. » Personne n’ose dire non plus, pas même ◀les▶ staliniens (ces derniers défenseurs ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale absolue) — personne n’ose dire : « Je veux une Europe désunie ! Je veux que nos pays s’effondrent un à un, en toute souveraineté nationale, qu’ils se cantonnent dans ◀le▶ double refus ◀de▶ ◀l’▶Amérique et ◀de▶ ◀la▶ Russie, qu’ils y ajoutent un troisième refus, celui ◀de▶ ◀l’▶Europe, jusqu’à ce qu’ils soient dûment ruinés, annexés et colonisés. »
Personne n’ose dire cela, et parmi vous, ce soir, je suppose que très peu ◀le▶ pensent. En revanche, vous pensez presque tous : tout cela est bel et bon, mais que fait-on, et que pourra-t-on faire en temps utile, pour que ◀la▶ solution sorte ◀de▶ ◀l’▶utopie ? ◀La▶ paix, ◀l’▶Europe unie, d’accord, c’est un beau rêve. En attendant, c’est plutôt un cauchemar qu’on nous prépare. Déjà ◀les▶ maréchaux s’installent et tirent leurs plans… ◀La▶ Russie fait donner ses cinquièmes colonnes à ◀l’▶arrière des lignes ennemies. ◀L’▶Amérique numérote ses bombes et prépare un Pacte Atlantique qui peut fort bien nous entraîner un jour à ◀la▶ guerre dans ◀le▶ Pacifique. Nous en sommes là…
Il s’agit donc ◀de▶ répondre très vite à cette double question, ◀la▶ seule sérieuse : qu’a-t-on fait jusqu’ici pour fédérer ◀l’▶Europe ? qu’avons-nous ◀le▶ temps ◀de▶ faire encore, — avec quelles forces ?
Je vous dirai, chaque lundi soir, à ◀la▶ même heure, ce qui est en train de se faire pour cette union, quels sont ◀les▶ hommes qui luttent pour elle, et j’essaierai ◀de▶ vous faire participer aux péripéties de plus en plus rapides ◀de▶ cette grande aventure du xx e siècle.
Et voici mes prévisions valables jusqu’à lundi prochain : temps favorable pour ◀l’▶action des fédéralistes. À Bruxelles, vendredi prochain, une nouvelle étape vers ◀l’▶union sera franchie. ◀Les▶ délégués ◀de▶ 19 pays poseront ◀les▶ bases ◀d’▶une action concertée ◀de▶ tous ◀les▶ grands mouvements qui militent pour ◀l’▶Europe fédérale. Je vous donne rendez-vous à Bruxelles.