« Les▶ protestants et ◀l’▶esthétisme » (février-mars 1949)k l
…1° ◀Le▶ catholicisme inspire, encadre et soutient, aujourd’hui, un assez grand nombre ◀d’▶écrivains très connus ; ◀le▶ protestantisme, presque aucun.
À Claudel, Bernanos, Mauriac, Graham Greene, Evelyn Waugh, Siegrid Undset, que peuvent opposer ◀les▶ protestants ? Gide, Chardonne, Paulhan, Thomas Mann, Aldous Huxley, Hamsun, Ramuz, Faulkner, Hemingway, Malaparte, sont sortis ◀de▶ milieux protestants, dira-t-on ? ◀Le▶ fait est qu’ils en sont bien sortis, tandis que ◀les▶ autres sont entrés (ou rentrés) dans ◀le▶ catholicisme et se donnent, sans ◀la▶ moindre équivoque, pour des croyants et pratiquants. Quant aux deux meilleurs poètes anglais ◀de▶ ◀l’▶époque, T. S. Eliot et Wystan Auden, ils sont, certes, des chrétiens déclarés dans leur œuvre, mais ◀l’▶épithète ◀de▶ protestant leur convient aussi peu que celle ◀de▶ romain, surtout au premier. Que nous reste-t-il ?
2° On ne peut déduire ◀de▶ ce fait que ◀le▶ catholicisme, en général, offre à ◀la▶ littérature un climat plus favorable que ◀le▶ protestantisme en général.
Car, si ◀l’▶on considère ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos littératures occidentales, il est impossible ◀d’▶établir qu’à proportion des populations et ◀de▶ leurs confessions, ◀l’▶Italie ait produit plus ◀de▶ grands écrivains que ◀l’▶Angleterre, ◀la▶ Pologne que ◀le▶ Danemark, ◀l’▶Allemagne catholique que ◀la▶ luthérienne, ou ◀la▶ France catholique que ◀la▶ calviniste. J’ai ◀l’▶idée que ◀le▶ contraire aurait un peu plus ◀de▶ chances ◀de▶ se vérifier, en particulier pour ◀l’▶Allemagne, ◀la▶ Suisse et ◀la▶ France. ◀L’▶Espagne et ◀l’▶Italie, profondément romaines, n’ont pas produit ◀de▶ nos jours ◀de▶ grands écrivains catholiques, et, même, plusieurs ◀de▶ leurs auteurs ◀les▶ plus connus disent préférer ◀le▶ protestantisme au catholicisme.
3° S’il paraît probable que ◀le▶ nombre des écrivains catholiques, protestants, juifs et athées correspond à peu près au nombre des catholiques, protestants, etc., dans ◀le▶ monde, depuis quatre siècles, il reste qu’aujourd’hui beaucoup ◀d’▶auteurs se proclament catholiques ou athées, créent leur œuvre en tant que tels, militent comme tels, tandis que nos auteurs protestants ne ◀le▶ sont plus guère que ◀de▶ naissance et non par choix. Quelles sont ◀les▶ causes ◀de▶ ce phénomène particulier au xxe siècle ? Je crois qu’il convient ◀de▶ ◀les▶ chercher dans un récent passé théologique.
Il était ◀de▶ mise, au siècle dernier, chez ◀les▶ protestants, ◀de▶ déclarer — comme Gide ◀le▶ fait encore — qu’orthodoxie et protestantisme s’excluent mutuellement. Libre examen et protestantisme devinrent synonymes, par un renversement presque complet des positions ◀de▶ ◀la▶ Réforme. Or il est clair que ◀le▶ libre examen, conduit dans un climat rationaliste, n’est pas une attitude ◀de▶ créateur. ◀L’▶art suppose une orthodoxie, un parti pris, un fanatisme, quelque passion fondamentale, injustifiable autrement que par ◀l’▶œuvre, qui ◀l’▶avoue et ◀la▶ masque à la fois, et, en tout cas, un ensemble ◀de▶ règles, soit héritées, soit inventées : une rhétorique.
◀La▶ théologie protestante du xixe siècle invoquait ◀la▶ culture ou lui courait après. Elle en tirait des arguments contre une orthodoxie vieillie, et, finalement, contre ◀l’▶orthodoxie en soi. C’était tarir une des sources ◀de▶ ◀l’▶art.
Certes, on a vu ◀de▶ « mauvaises » théologies donner naissance à un grand art (◀le▶ puritanisme à Milton, ◀les▶ doctrines jésuites au baroque), et ◀de▶ « bonnes » théologies condamner ◀l’▶art (judaïsme biblique, jansénisme). Mais une théologie qui détruit systématiquement ◀la▶ notion même ◀d’▶orthodoxie, qui renonce à toute prétention (fondée ou non) à ◀la▶ rigueur et à ◀la▶ fidélité dogmatique, détruit en même temps ce qu’un artiste attend (souvent inconsciemment) ◀de▶ son Église : ◀les▶ repères, ◀les▶ obstacles, ◀les▶ interdictions, ◀les▶ certitudes décisives, ◀les▶ grands lieux communs, ◀les▶ thèmes traditionnels à renouveler, tout ce système ◀de▶ gênes où ◀l’▶élan créateur prend son appui.
Voilà sans doute pourquoi les premières générations du xxe siècle n’ont pas produit ◀d’▶écrivains protestants au sens où Claudel est un écrivain catholique, Eliot un écrivain anglican.
Et, pour ◀les▶ mêmes raisons, ◀l’▶on peut attendre du grand renouveau théologique, initié par Karl Barth, un renouveau protestant dans ◀la▶ littérature.
4° Dernière remarque : ◀la▶ seule influence importante qu’ait exercée ◀la▶ pensée protestante sur ◀la▶ littérature moderne, c’est celle ◀de▶ Kierkegaard. (Ibsen, Unamuno, Rilke, Kafka, Kassner, Auden, un très grand nombre ◀de▶ poètes, ◀de▶ romanciers, ◀d’▶essayistes des jeunes générations, en Europe et dans ◀les▶ deux Amériques, s’en sont déclarés tributaires.) Or ◀la▶ pensée ◀de▶ Kierkegaard, qui représente ◀l’▶extrémisme protestant dans sa pureté, dépasse notoirement ◀l’▶antinomie du moralisme et ◀de▶ ◀l’▶esthétique : ce dépassement constitue même ◀l’▶essence ◀de▶ son œuvre.
N’est-ce point ◀de▶ cet exemple pur qu’il conviendrait ◀de▶ partir pour poser ◀le▶ problème qui vous occupe dans ses termes ◀les▶ plus actuels ?