(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Le pacte de l’Atlantique et la fédération européenne (21 mars 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Le pacte de l’Atlantique et la fédération européenne (21 mars 1949)

Chers auditeurs, beaucoup d’entre vous m’ont demandé, depuis trois jours : quel est le rapport entre le pacte de l’Atlantique et l’union européenne ? Et qu’en pensent les fédéralistes ? Je ne puis pas me dérober à cette question brûlante, bien que je n’aie pas eu le temps de consulter tous les porte-parole de nos mouvements. Je vais vous dire mon opinion privée, que je crois d’ailleurs être celle de la plupart des militants fédéralistes et de leurs chefs.

Tout d’abord, qu’est-ce au juste, le pacte de l’Atlantique ? Essentiellement : un pacte d’assistance mutuelle, d’assistance armée, militaire, dans le cas d’une agression contre un des États membres. Tous, en principe, voleront au secours de la victime. Ce sera donc, en principe : Un pour tous, tous pour un.

Ceci nous rappelle quelque chose, un autre pacte, celui qui fonda la Suisse il y a plus de 650 ans, et qui se trouve être aujourd’hui le plus ancien pacte fédéraliste, le seul qui n’ait jamais été violé ou dénoncé.

Il me semble qu’une comparaison s’impose entre ces documents.

Le pacte du 1er août 1291 comporte, lui aussi, un serment d’assistance mutuelle. Écoutez-le :

Soit donc notoire à tous que les hommes des vallées d’Uri, de Schwyz, et d’Unterwald, considérant la malice des temps, et afin de se défendre et maintenir avec plus d’efficace, ont pris de bonne foi l’engagement de s’assister mutuellement de toutes leurs forces… envers et contre quiconque tenterait de leur faire violence. Et, à tout événement, chacune desdites communautés promet à l’autre de venir à son aide en cas de besoin, de la défendre à ses propres frais… et de venger sa querelle, prêtant un serment sans dol ni fraude, et renouvelant par le présent acte l’ancienne Confédération.

Dans les deux pactes, il s’agit donc exactement de la même idée.

Le langage diffère, à vrai dire, car hélas, nos légistes modernes ont perdu le secret du beau style énergique.

Mais c’est surtout l’esprit de ces deux traités qui, décidément, n’est pas le même.

Notre pacte du 1er août s’ouvrait par cette invocation :

Au nom du Seigneur, Amen !

Le pacte de l’Atlantique, lui, débute en ces termes :

Les États parties du présent traité réaffirment leur foi dans les buts et les principes de la Charte des Nations unies.

Comme on le voit, les deux documents commencent par une affirmation de foi. Mais voici la grande différence : le pacte des Suisses se plaçait sous l’invocation de Dieu, et d’un Dieu auquel tous croyaient ! Le pacte de l’Atlantique, lui, ne se place que sous l’invocation de l’ONU, à laquelle personne ne croit !

Je n’exagère pas : je constate. Si les États qui viennent de signer le pacte croyaient un seul instant à l’efficacité, à la réalité de l’ONU, il n’y aurait pas de pacte de l’Atlantique, personne n’en aurait eu l’idée.

Faut-il penser qu’on l’a conclu pour suppléer à cette divinité laïque, et abrégée, l’ONU, que l’on invoque tout de même par courtoisie comme un hommage que le réalisme politique doit rendre officiellement à l’idéal ? A-t-on jugé prudent de remplacer cette Providence défaillante par de solides et nombreuses divisions ? Ce serait un drôle de réalisme. Un seul chiffre suffit à le montrer, Churchill le citait l’autre jour : la Grande-Bretagne, en cas de guerre, peut compter sur deux divisions, — je dis deux, en tout et pour tout.

Nous comprenons la gêne des cercles officiels devant cette grande alliance d’états-majors sans troupes. L’utilité militaire restant douteuse, on se rabat sur la valeur morale du pacte : son intérêt, affirme-t-on, serait d’ordre essentiellement psychologique… Mais psychologiquement, quel est l’effet produit ? Certainement la tension s’est accrue dans le monde. On a donné aux Russes une superbe occasion de crier à la provocation, sans créer pour autant la force réelle qui leur imposerait le respect.

Cette force réelle, où faut-il la chercher ? Elle ne naîtra pas d’un traité, surtout pas d’un traité militaire, quand on manque d’armes et de troupes. Elle ne peut naître que d’un grand élan des peuples libres de l’Europe. Elle ne peut naître que dans l’enthousiasme soulevé par la proclamation d’un Pacte fédéral du continent.

À la question qu’on m’a posée : « Que pensez-vous du pacte de l’Atlantique, vous, les fédéralistes européens ? » je réponds donc : — Tant par ses graves insuffisances que par ses bonnes intentions le pacte de l’Atlantique nous donne des raisons de plus — s’il en fallait ! — de vouloir une Europe solidement fédérée, un bloc puissant et pacifique de 300 millions d’habitants rendus par leur union à la prospérité, qui est le seul gage d’une véritable indépendance. Le grand bruit que fait dans le monde la signature prochaine du pacte peut couvrir notre voix pendant quelques semaines : il n’arrêtera pas notre action. Il nous dit au contraire : « Hâtez-vous ! car vous tenez peut-être dans vos mains la seule chance de la paix ! »

Quant à mes prévisions du temps, de notre temps, je ne puis que répéter ce soir le commentaire curieusement symbolique que donnait l’autre jour la Station centrale suisse : — les très hautes pressions qui règnent actuellement sur l’Atlantique provoquent un afflux d’air glacial venant de l’Est. On ne saurait mieux dire. J’ajouterai simplement que pour une fois il convient de féliciter Berne d’avoir su se tenir à l’abri des courants d’air.

Au revoir, à lundi prochain !