Le▶ Mouvement européen (avril 1949)e
Nécessité et urgence ◀de▶ ◀l’▶union
Quand un Américain déclare que votre idée est généreuse, c’est qu’il est ému : il va vous aider. Quand un Européen vous dit : ◀l’▶Europe unie, oui, c’est une belle idée, une idée généreuse…, c’est qu’il n’a pas envie ◀d’▶y croire, qu’il ne fera rien, qu’il pense qu’il est sérieux et que vous rêvez. C’est ainsi qu’une certaine bourgeoisie occidentale, politiquement analphabète dans ses propos et ses réflexes, imite à sa manière ◀le▶ cynisme frivole ◀de▶ ◀la▶ noblesse à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ Révolution. Mais ◀le▶ grand style se perd et Staline est aux portes.
Il s’agit en réalité ◀de▶ ◀la▶ vie ou ◀de▶ ◀la▶ mort ◀d’▶une civilisation. Fédérer nos petits peuples in extremis est notre seule chance ◀de▶ salut. On se demande en vain ce qu’il peut y avoir ◀de▶ « généreux » dans une opération ◀de▶ ce genre. Qu’il suffise ◀de▶ rappeler ◀les▶ données qui en déterminent exactement ◀l’▶urgence.
◀La▶ guerre a eu pour conséquences principales, d’une part, ◀l’▶affaissement ◀de▶ ◀l’▶Europe et, d’autre part, ◀le▶ surgissement au plan mondial ◀de▶ ◀la▶ Russie et ◀de▶ ◀l’▶Amérique. Ces deux colosses sont en train de s’observer par-dessus nos têtes. Ils n’ont pas envie ◀de▶ se battre, affirment-ils. Ils proclament au contraire leur amour ◀de▶ ◀la▶ paix, et ils ◀le▶ prouvent, l’un en relevant nos ruines, et l’autre en annexant 700 000 kilomètres carrés ◀de▶ nos terres. Si bien qu’on ne voit plus très clairement s’il s’agit ◀de▶ poser ◀les▶ bases ◀de▶ ◀la▶ paix ou ◀de▶ s’assurer des bases pour faire ◀la▶ guerre, mais il reste évident que si ◀les▶ deux Grands continuent à se déclarer ◀la▶ paix sur ce ton-là, cela finira par des coups.
Une seule puissance pourrait ◀les▶ séparer et ◀les▶ forcer au compromis, je veux dire à ◀la▶ paix, c’est ◀l’▶Europe. Mais ◀l’▶Europe n’est plus une puissance, parce qu’elle est divisée en vingt nations dont aucune, isolée, n’a plus ◀la▶ taille qu’il faut pour parler et se faire entendre dans ◀le▶ monde dominé par ◀les▶ deux grands empires. Et non seulement ◀l’▶Europe n’est plus une puissance qui pourrait exiger ◀la▶ paix, mais chacune des nations qui ◀la▶ composent se voit menacée ◀d’▶annexion politique ou ◀de▶ colonisation économique. Voici ◀le▶ fait fondamental qu’énonçait au congrès ◀de▶ La Haye ◀le▶ Message aux Européens :
Aucun ◀de▶ nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse ◀de▶ son indépendance. Aucun ◀de▶ nos pays ne peut résoudre, seul, ◀les▶ problèmes que lui pose ◀l’▶économie moderne.
◀Les▶ conclusions que ◀l’▶on doit tirer ◀de▶ cette double constatation sont ◀d’▶une tragique simplicité. Si ◀les▶ choses continuent comme elles vont :
1° ◀les▶ différents pays ◀de▶ ◀l’▶Europe seront annexés ou colonisés l’un après l’autre ;
2° ◀la▶ question allemande ne sera pas réglée, fournissant un prétexte permanent à ◀la▶ guerre entre ◀les▶ deux Grands ;
3° rien ne pourra s’opposer à cette guerre, dont quel que soit ◀le▶ vainqueur — s’il en est un — c’est ◀l’▶humanité tout entière qui sortira vaincue.
Si nous voulons sauver chacun ◀de▶ nos pays, il faut donc commencer par ◀les▶ unir. Et si nous voulons sauver ◀la▶ paix, ou plutôt faire ◀la▶ paix, il nous faut commencer par faire ◀l’▶Europe, c’est-à-dire cette troisième puissance capable ◀d’▶imposer un compromis, ◀de▶ ◀l’▶inventer pour ◀les▶ deux autres.
Que si ◀l’▶on me dit alors que ◀l’▶Europe même unie serait encore trop faible pour tenir en respect ◀les▶ deux Grands, je répondrai par un seul chiffre : ◀la▶ population ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale, à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, est ◀d’▶environ 320 millions ◀d’▶habitants : c’est deux fois plus que ◀l’▶Amérique, autant que ◀la▶ Russie et tous ses satellites. Si ces 320 millions ◀d’▶habitants faisaient bloc, soit qu’ils se déclarent neutres, soit qu’ils menacent ◀de▶ porter tout leur poids ◀d’▶un seul côté, ils seraient en mesure ◀d’▶agir, ◀de▶ faire réfléchir ◀l’▶agresseur, et ◀de▶ sauver ◀la▶ paix du monde.
Sur quoi j’imagine bien que personne n’osera dire (même pas ◀les▶ staliniens, ou pas comme cela) : « Je veux une Europe désunie… » En revanche, beaucoup pensent : « Tout cela est bel et bon, mais que fait-on et que pourra-t-on faire en temps utile ? » ◀La▶ paix, ◀l’▶Europe unie, d’accord, c’est un beau rêve. En attendant, voici ◀le▶ cauchemar. Déjà ◀les▶ maréchaux s’installent et tirent leurs plans ; ◀la▶ Russie fait donner ses cinquièmes colonnes et ◀l’▶Amérique numérote ses bombes.
Ainsi ◀l’▶urgence s’ajoute à ◀la▶ nécessité. J’essaierai maintenant ◀de▶ répondre à ceux qui demandent ce qu’on a fait déjà, et ce qu’on peut faire à temps pour fédérer ◀l’▶Europe.
Origines du mouvement fédéraliste
Il y eut Sully, qu’aime à citer Churchill : il rêvait ◀d’▶une coalition. Il y eut Montesquieu, premier critique du nationalisme naissant. Il y eut Victor Hugo, prophétisant ◀l’▶avènement du fédéralisme : « ◀La▶ Suisse, dans ◀l’▶histoire, aura le dernier mot… » Il y eut Proudhon surtout, qui écrivait : « ◀Le▶ xxe siècle ouvrira ◀l’▶ère des fédérations, ou ◀l’▶humanité recommencera un purgatoire ◀de▶ mille ans. » C’était vers 1860. Mais ces rêves et ces prophéties ne pouvaient concerner qu’un avenir incertain, au milieu du xixe siècle, quand ◀la▶ réalité politique ◀de▶ ◀l’▶Europe était ◀l’▶essor des grands nationalismes. Il y eut enfin, après la Première Guerre mondiale, ◀le▶ mouvement paneuropéen, lancé à Vienne en 1923 par ◀le▶ comte Coudenhove-Kalergi. Ce pionnier réussit à convaincre Briand, qui prêta sa grande voix traînarde à ◀l’▶idée ◀d’▶une union continentale. Mais ces premières ferveurs devaient bientôt se perdre dans ◀la▶ rumeur polyglotte des couloirs ◀de▶ ◀la▶ SDN. On en était aux constructions diplomatiques. Elles s’écroulèrent à la première épreuve. Aux yeux des jeunes gens ◀de▶ ◀l’▶époque, il fallait quelque chose de plus profond, de plus prégnant, pour donner ses assises morales et doctrinales à ◀la▶ fédération européenne.
C’est alors qu’apparurent en France les premiers groupes personnalistes. Ils réunirent quelques centaines ◀d’▶adhérents, quelques milliers ◀de▶ lecteurs pour leurs revues. Ces dernières n’étaient pas ◀d’▶une lecture très facile. On y parlait beaucoup de ◀l’▶engagement — un mot qui a fait fortune depuis dans d’autres bouches. On y faisait surtout ◀de▶ ◀la▶ doctrine. On s’attachait à définir cette conception fondamentale ◀de▶ ◀l’▶homme que ◀l’▶on baptisait ◀la▶ personne — ◀l’▶homme « à la fois libre et responsable » que ◀l’▶on opposait d’une part à ◀l’▶individu sans devoirs, et d’autre part à ◀l’▶homme collectiviste, au soldat politique sans droits. Mais puisqu’il s’agissait ◀de▶ s’engager, on s’appliquait à tirer ◀de▶ ◀la▶ doctrine ses conséquences politiques et sociales, et c’est ainsi que ◀l’▶on aboutissait à un programme communautaire, fédéraliste, anticapitaliste mais antiétatique. ◀Le▶ grand public nous ignorait. Nous formions ce qu’on appelle avec un peu de pitié ◀de▶ « petits groupes ◀d’▶intellectuels ».
Survint ◀la▶ Seconde Guerre mondiale et ◀l’▶occupation ◀de▶ ◀l’▶Europe. On put croire un moment que tout notre travail allait être effacé pour toujours. C’était compter sans ◀les▶ mouvements ◀de▶ Résistance. Dans ◀les▶ réseaux clandestins, dans ◀les▶ camps, dans ◀les▶ journaux secrets qui se multipliaient en France, en Hollande, en Pologne, en Italie et en Yougoslavie, nos idées personnalistes se popularisaient, nos livres et nos revues passaient ◀de▶ main en main. ◀Les▶ événements que nous avions prévus parlaient pour nous, en dépit de toutes ◀les▶ censures. Et ◀l’▶idée ◀d’▶un avenir fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶Europe devenait, pour beaucoup, ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀l’▶espoir à ◀l’▶horizon ◀de▶ ◀la▶ Libération11.
C’est pourquoi, dès ◀l’▶année 1945, on vit surgir dans toute ◀l’▶Europe un pullulement ◀de▶ petits groupes fédéralistes. On y retrouvait toutes ◀les▶ nuances politiques, nationales et religieuses qui font ◀la▶ richesse ◀de▶ ◀l’▶Europe, et qui ◀la▶ rendent si difficile à gouverner.
La première tâche qui s’imposait, c’était ◀de▶ fédérer tous ces fédéralistes dispersés. Dès 1946, ce fut chose faite : ◀l’▶Union européenne des fédéralistes se constituait et pouvait convoquer pour ◀le▶ mois ◀d’▶août 1947, à Montreux, son premier congrès.
Qu’étions-nous à ◀l’▶époque, il y a un an et demi ? Cent-cinquante à deux-cents délégués venus ◀d’▶une dizaine ◀de▶ pays, et représentant une cinquantaine ◀d’▶associations ◀de▶ toutes ◀les▶ tailles, dont plusieurs n’étaient guère qu’un nom abstrait, touchant ou ambitieux, comme par exemple : Comité international ◀d’▶amitié, ou Front humain des citoyens du Monde… Nous nous sentions entourés à la fois ◀de▶ sympathies faciles et ◀d’▶un scepticisme profond. Devant ◀la▶ tâche urgente, mais qui pouvait paraître surhumaine, ◀de▶ fédérer ◀l’▶Europe, c’est-à-dire ◀de▶ mettre sur pied, contre vents et marées, des institutions continentales et ◀de▶ ◀les▶ faire admettre par ◀les▶ États, nous n’étions qu’une poignée ◀d’▶hommes ◀de▶ bonne volonté, remarquablement dépourvus ◀de▶ moyens matériels, presque sans troupes derrière nous, et sans aucun appui de la part des gouvernements.
C’est ainsi qu’à Montreux nous sommes partis — nous sommes partis pour faire ◀l’▶Europe, tout simplement.
On s’étonnera ◀de▶ ◀la▶ part que je viens de faire à ◀la▶ doctrine personnaliste dans ◀la▶ genèse ◀de▶ nos mouvements. Il est vrai que beaucoup de petits groupes qui se formèrent spontanément dans ◀les▶ camps et dans ◀les▶ maquis ne devaient rien à cette doctrine. Mais il est non moins vrai que ◀les▶ grands thèmes et ◀le▶ vocabulaire personnalistes reparaissent avec insistance dans tous ◀les▶ documents qui jalonnent ◀les▶ étapes du mouvement vers ◀l’▶Europe unie, à partir du congrès ◀de▶ Montreux jusqu’à ceux ◀de▶ La Haye, ◀de▶ Rome et, tout récemment, ◀de▶ Bruxelles. Parmi bien d’autres influences conjuguées, celle-ci demeure, me semble-t-il, ◀la▶ plus constante et ◀la▶ plus aisément discernable.
◀De▶ Montreux à Bruxelles
◀Le▶ congrès ◀de▶ Montreux n’était pas terminé que ◀l’▶idée naissait parmi nous ◀d’▶en élargir ◀l’▶action en convoquant, pour ◀le▶ printemps ◀de▶ ◀l’▶année suivante, des états généraux ◀de▶ ◀l’▶Europe. Sur-le-champ, des accords furent esquissés avec ◀les▶ représentants d’autres mouvements venus en qualité ◀d’▶observateurs.
◀Les▶ envoyés du United Europe Committee nous informèrent que ◀le▶ président ◀de▶ ce groupement, Winston Churchill, avait également ◀l’▶intention ◀de▶ convoquer un « Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe ». Il ne s’agissait pas, dans son esprit, ◀d’▶une entreprise « fédéraliste » au sens précis, mais plutôt ◀d’▶une action ◀de▶ propagande destinée à faciliter cette « union » des États de l’Europe que Churchill avait réclamée dans son grand discours ◀de▶ Zurich. C’est ◀de▶ ces deux initiatives indépendantes, et ◀de▶ leur rencontre à Montreux, que devait sortir ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye.
Dès ◀l’▶automne 1947, un Comité ◀de▶ coordination des mouvements pour ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe dressait ◀les▶ plans ◀de▶ travail pour La Haye. Il groupait ◀les▶ quatre organisations suivantes : Union européenne des fédéralistes (présidents H. Brugmans et Ignazio Silone) ; United Europe Committee (W. Churchill) ; Ligue indépendante ◀de▶ coopération économique (Paul van Zeeland) ; Comité français pour ◀l’▶Europe unie (E. Herriot et R. Dautry). ◀Les▶ Nouvelles équipes internationales (Robert Bichet) et ◀l’▶Union parlementaire européenne (Coudenhove-Kalergi) adhérèrent quelques mois plus tard, suivies, après La Haye, par ◀le▶ Mouvement socialiste pour ◀les▶ États-Unis d’Europe.
◀Le▶ 7 mai 1948, dans ◀la▶ Salle des chevaliers du Parlement néerlandais, s’ouvrait ◀le▶ Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe. Nous étions cette fois-ci plus ◀de▶ huit-cents délégués, parmi lesquels des ex-Premiers ministres tels que Churchill, Ramadier, Reynaud et van Zeeland, soixante ministres et anciens ministres, près de deux-cents députés aux divers parlements européens, des syndicalistes et des grands patrons, des socialistes et des conservateurs, des juristes et des écrivains, des professeurs et des évêques, ainsi que ◀de▶ nombreux représentants des mouvements féminins et universitaires.
Trois résolutions furent votées : économique, politique et culturelle. ◀La▶ résolution politique prévoyait, comme prochaine étape, ◀la▶ convocation ◀d’▶une Assemblée européenne, dont ◀les▶ membres seraient élus « dans leur sein ou au-dehors » par ◀les▶ parlements des nations participantes.
Ce projet fut mis au point très rapidement, au lendemain du congrès ◀de▶ La Haye. Par l’intermédiaire de M. Bidault, il fut présenté à ◀la▶ réunion des ministres des Affaires étrangères des cinq pays signataires du pacte ◀de▶ Bruxelles.
◀Le▶ 18 août notre Mémorandum sur ◀l’▶Assemblée européenne se voyait accepté sans réserve par ◀le▶ gouvernement français, bientôt suivi par ◀le▶ gouvernement belge.
Quelques semaines plus tard, à ◀la▶ suite ◀d’▶une décision des Cinq et sur ◀la▶ demande réitérée ◀de▶ nos mouvements, une conférence restreinte ◀de▶ dix-huit ministres et experts était convoquée à Paris, aux fins ◀d’▶étudier ◀la▶ constitution ◀d’▶un Parlement et ◀d’▶un Conseil des ministres européens.
◀Le▶ 28 janvier 1949, ◀la▶ conférence aboutissait à un premier accord, et pouvait annoncer ◀la▶ création prochaine ◀d’▶un Conseil de l’Europe, comprenant d’une part un Comité ◀de▶ ministres, d’autre part un Corps consultatif, dont ◀les▶ attributions restaient à définir.
Parallèlement à cette action rapide sur le plan gouvernemental, nous poursuivions bien d’autres tâches : ◀l’▶élargissement ◀de▶ nos mouvements et leur liaison, ◀l’▶étude juridique des institutions à créer, ◀la▶ formation ◀d’▶un Centre européen de la culture et ◀de▶ nombreux travaux économiques.
Au début ◀de▶ novembre 1948, ◀l’▶Union européenne des fédéralistes réunissait à Rome son deuxième congrès annuel. À Montreux, nous avions tenu nos séances dans une modeste salle ◀d’▶hôtel. À Rome, on nous offrit ◀le▶ palais ◀de▶ Venise et toutes ses salles immenses, restées vides depuis ◀la▶ fuite du dernier locataire. L’une ◀de▶ nos commissions siégeait dans ◀le▶ cabinet ◀de▶ travail du dictateur, et ◀les▶ séances plénières eurent lieu dans ◀la▶ salle même du Grand Conseil fasciste, sur ◀les▶ murs ◀de▶ laquelle on avait substitué aux faisceaux ◀de▶ licteur ◀les▶ grandes lettres du mot Europe. ◀Le▶ congrès fut inauguré en présence de tous ◀les▶ ministres par un discours du président ◀de▶ ◀la▶ République, lui-même fédéraliste convaincu. ◀Le▶ comte Sforza vint à l’une des séances nous parler comme un militant : « On n’ose plus nous appeler des utopistes et des rêveurs ! s’écria-t-il. En réalité, vous êtes, nous sommes, ◀la▶ vérité en marche. » Et finalement, ◀les▶ congressistes furent reçus par ◀le▶ pape Pie XII, qui leur dit en français « sa plus vivante sympathie » pour ◀l’▶œuvre urgente conduite par ◀les▶ fédéralistes.
Peu avant ◀le▶ congrès ◀de▶ Rome, ◀le▶ Comité ◀de▶ coordination des groupements militant pour ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe avait pris ◀le▶ nom ◀de▶ Mouvement européen, ses quatre présidents ◀d’▶honneur étant Léon Blum, Winston Churchill, Alcide de Gasperi et Paul-Henri Spaak.
À ◀la▶ question : « Qu’a-t-on fait jusqu’ici pour ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe ? » cet historique succinct permet donc ◀de▶ répondre : nous avons lancé un mouvement, nous avons conjugué ◀les▶ efforts entrepris ◀de▶ tous côtés par des tendances diverses, et nous sommes parvenus, plus rapidement que nous n’osions ◀l’▶imaginer, à engrener sur ◀les▶ rouages ◀les▶ principaux gouvernements européens.
Ce qui n’était qu’un rêve il y a un siècle, qu’une théorie il y a quinze ans, qu’une espérance pendant ◀la▶ guerre, est aujourd’hui discuté par ◀la▶ presse, ◀les▶ parlements, ◀les▶ ministères, comme quelque chose qu’il faut réaliser ◀d’▶urgence, et qui a ◀les▶ plus grandes chances ◀de▶ se réaliser.
Nous sommes donc arrivés à pied ◀d’▶œuvre. Ici commence ◀la▶ bataille décisive.
Objectifs immédiats
◀L’▶effort du Mouvement européen, appuyé par ◀la▶ propagande ou ◀les▶ travaux spécialisés des six mouvements qui ◀le▶ composent, va se porter au cours des mois prochains sur quatre points : Assemblée, Cour des droits de l’homme, mesures économiques, Centre ◀de▶ ◀la▶ culture. Décrivons rapidement ◀les▶ forces en présence : nos plans, ◀les▶ résistances à vaincre.
◀L’▶Assemblée. — ◀Les▶ fédéralistes ayant fait triompher à La Haye ◀le▶ principe ◀d’▶une représentation aussi large que possible non seulement des parlements (partis politiques), mais aussi des « forces vives » ◀de▶ chaque nation (syndicats, religions, universités, etc.), ◀le▶ Mouvement européen défendit ce point de vue dans son mémorandum du 18 août 1948. C’est ce que ◀la▶ presse nomme aujourd’hui, en simplifiant un peu, ◀la▶ position française. Je ◀la▶ nommerais plutôt ◀la▶ position fédéraliste. Car si ◀l’▶on veut que ◀les▶ peuples soient représentés, c’est que ◀l’▶on veut aboutir à autre chose qu’au « Corps consultatif » accepté par ◀les▶ Cinq : à ◀l’▶Assemblée constituante ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui pourra seule contraindre ◀les▶ États à s’incliner devant un pouvoir fédéral, mettant un terme au règne féodal des souverainetés nationales absolues.
◀La▶ position dite britannique (en fait, celle ◀de▶ M. Bevin) tend, au contraire, à réduire ◀l’▶Assemblée au rôle purement consultatif ◀d’▶un petit Congrès ◀d’▶experts nommés par ◀les▶ gouvernements. Tout ◀le▶ pouvoir, dans ce cas, reviendrait aux ministres.
Essayons ◀de▶ comprendre une attitude qui risque ◀de▶ se confondre, aux yeux de nos militants, avec une volonté sournoise ◀de▶ sabotage. ◀Les▶ Britanniques respectent leur gouvernement. Ils pensent que ◀les▶ ministres sont là pour gouverner, ce qui paraît étrange à beaucoup de Latins. Ils pensent donc, tout naturellement, que ◀l’▶Europe sera faite par des ministres. Et cela ne va pas à une fédération, mais à quelques mesures empiriques (ils disent : pratiques) qui ne porteront aucune atteinte aux souverainetés nationales, et ne troubleront pas ◀l’▶économie travailliste dans son austère insularité…
Step by step, répètent ◀les▶ Anglais. Nous leur disons : « Vous ne pouvez franchir un abîme pas à pas, il faut sauter. » ◀Le▶ saut, dans ce cas, consistera à transformer ◀le▶ « Corps consultatif » en Assemblée constituante.
Cour des droits de l’homme. — On sait qu’une Charte des droits de l’homme vient ◀d’▶être adoptée par ◀l’▶ONU. Elle restera malheureusement inopérante tant que ◀les▶ États resteront souverains. Car c’est ◀la▶ protection des droits ◀de▶ ◀la▶ personne et des droits des minorités contre ◀l’▶État qu’il s’agit ◀de▶ sauvegarder aujourd’hui. Et cela suppose ◀l’▶institution ◀d’▶une Cour suprême, c’est-à-dire ◀d’▶une instance supérieure aux États, dotée des pouvoirs nécessaires pour enquêter sur leur territoire et pour faire exécuter ses arrêts à leurs dépens, s’il y a lieu.
C’est pourquoi ◀le▶ Conseil international du Mouvement européen, dans sa réunion ◀de▶ Bruxelles, a recommandé que soit créée, par convention entre ◀les▶ États membres ◀de▶ ◀l’▶union européenne, une Cour des droits de l’homme et une Commission ◀d’▶enquête indépendante des gouvernements. Ces deux organes formeraient ◀le▶ noyau ◀d’▶un véritable pouvoir fédéral. Il me paraît clair qu’ils impliquent ◀la▶ création ◀d’▶une force ◀de▶ police fédérale. Car enfin, ◀de▶ quoi s’agit-il, sinon ◀de▶ créer un tribunal devant lequel puisse être déféré, ◀le▶ cas échéant, tout État qui céderait au totalitarisme ?
Mesures économiques. — ◀Le▶ contradicteur moyen aime à nous dire que nos plans « généreux » vaudront ◀le▶ papier qui ◀les▶ supporte, tant que nous n’aurons pas résolu ◀les▶ grands problèmes économiques. Nous sommes un certain nombre à penser qu’au contraire, la plupart des problèmes économiques resteront insolubles en fait, tant que nos plans politiques n’auront pas abouti. ◀La▶ sagesse des experts, dans chacun ◀de▶ nos pays, se réduit au conseil classique : augmenter ◀les▶ exportations. ◀L’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue s’étonne ◀de▶ voir cette farce rééditée chaque jour avec tant de gravité. Il se dit naïvement que toute exportation devient importation chez ◀le▶ voisin. Une conférence ◀d’▶économistes européens, convoquée pour ◀le▶ mois ◀d’▶avril à Westminster, essaiera ◀de▶ dépasser ◀le▶ plan des absurdités officielles. Parmi ◀les▶ mesures que défendent la plupart des fédéralistes, signalons ◀l’▶abaissement progressif des barrières douanières, ◀l’▶instauration ◀d’▶une monnaie européenne, ◀la▶ création ◀d’▶une régie fédérale des houillères (solution du problème ◀de▶ ◀la▶ Ruhr). On doit attendre avec curiosité ◀le▶ résultat des discussions ◀de▶ notre section économique, si ◀l’▶on songe qu’elle a pu réunir, sous ◀le▶ signe ◀de▶ ◀l’▶Europe, des hommes aussi divers que ◀le▶ dirigiste André Philip, ◀le▶ libéral Giscard d’Estaing, Lord Layton et Léon Jouhaux.
Centre européen de la culture. — Finalement, il nous paraît clair que toutes ◀les▶ mesures économiques et politiques que pourrait proposer ◀le▶ Mouvement européen resteraient lettre morte, s’il n’existait, en deçà et au-delà des divisions qu’il nous faut surmonter, une entité européenne bien vivante, un sentiment commun auquel il soit possible ◀de▶ faire appel dès maintenant, une civilisation occidentale. Réveiller, exprimer, informer cette conscience ◀de▶ notre unité dans ◀la▶ richesse ◀de▶ nos diversités, telle doit être, avant tout comme après tout, ◀la▶ vocation ◀de▶ notre Mouvement européen. S’il ne mettait ◀la▶ culture à sa place, qui est à la fois primordiale et finale, il cesserait ◀de▶ mériter ◀l’▶adjectif ◀de▶ son titre. C’est pourquoi ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye a réclamé ◀l’▶institution rapide ◀d’▶un Centre européen de la culture, capable ◀de▶ « donner une voix à ◀la▶ conscience ◀de▶ ◀l’▶Europe et des peuples qui lui sont associés ». Il ne s’agit nullement ◀de▶ fomenter on ne sait quel nationalisme européen, mais au contraire de restaurer ◀le▶ rayonnement des valeurs que ◀l’▶Europe, malgré tout, illustre encore aux yeux du monde entier : une certaine conception ◀de▶ ◀la▶ personne humaine et ◀de▶ ses libertés fondamentales, antérieures et supérieures à ◀l’▶État ; un certain refus ◀de▶ ◀l’▶uniformité, un certain sens du dialogue permanent, condition ◀de▶ notre liberté ; une manière ◀de▶ « chercher à comprendre » qui est notre forme intime ◀de▶ résistance aux mises au pas totalitaires…
◀De▶ tous côtés surgissent, dans nos divers pays, des instituts qui veulent travailler pour ◀l’▶Europe. Coordonner toutes ces initiatives dans ◀le▶ cadre ◀d’▶un grand mouvement qui leur donnera ◀le▶ moyen ◀de▶ concourir à ◀l’▶édification ◀d’▶un ordre libre ; former une opinion européenne ; offrir un lieu ◀de▶ rencontres à nos meilleurs esprits, ce sont là quelques-unes des ambitions du Centre européen de la culture qui s’ouvrira bientôt en Suisse.
Il n’est point ◀d’▶ordre économique possible sans une volonté préalable ◀de▶ mise en ordre politique. Il n’est point ◀d’▶ordre politique qui serve ◀l’▶homme, s’il n’est orienté dès ◀le▶ départ par une vision libératrice et fascinante. ◀L’▶Europe se fera, en dépit des experts (qui savent toujours que c’est Dewey qui sera élu), parce qu’une équipe ◀de▶ véritables résistants — ceux qui résistent à ◀la▶ fatalité — ◀l’▶auront vue et marchent vers elle. Il se peut que ◀la▶ vision qui ◀les▶ guide, éclairant ◀le▶ chemin sous leurs pas, cache une réalité finale qui ◀les▶ surprenne. Christophe Colomb voyait ◀les▶ Indes, ou nommait ainsi sa vision. Contre vents et marées, contre tous ◀les▶ experts ◀de▶ son équipe, il se mit en route pour ◀la▶ joindre. Mais nous, quel continent nouveau, tout imprévu, risquons-nous ◀d’▶aborder ? Et quel bonheur, auquel il suffirait peut-être ◀d’▶oser croire ? Se peut-il que ce soit tout simplement ◀l’▶Europe, redécouverte à ◀la▶ faveur ◀de▶ son union ? Une Europe rajeunie qui deviendrait soudain, pour nos yeux étonnés, ◀la▶ Terre promise.