Printemps de l’▶Europe (29 avril 1949)t
On nous avait promis un très bel œuf de Pâques pour cette année. On nous avait laissés entendre que ◀les▶ statuts de ◀l’▶Assemblée européenne seraient terminés ces jours-ci, à Londres. Il eût été bien beau de faire coïncider cette annonce du renouveau européen avec ◀la▶ fête de ◀la▶ Résurrection. Mais rien n’est venu jusqu’ici.
Eh ! bien, si ce n’est pas pour Pâques, ce sera donc pour ◀la▶ Trinité ! — et cela ne veut pas dire, comme dans ◀la▶ chanson, que nous ne verrons jamais rien venir : car ◀l’▶élan est donné, ◀le▶ mouvement est en marche, et plus rien ne peut ◀l’▶arrêter. Nous aurons certainement ◀le▶ Conseil de l’Europe, et ◀l’▶Assemblée consultative. Certainement, ◀l’▶Europe va se faire. ◀La▶ seule question qui se pose encore, c’est de savoir comment elle se fera.
Peut-être n’est-il pas mauvais que ◀la▶ conférence des Dix ambassadeurs, à Londres1, prenne son temps. Il y a deux semaines, elle faisait bon accueil aux propositions détaillées que ◀les▶ délégués de notre Mouvement européen lui soumettaient. Nous savons qu’elle ◀les▶ étudie. Puisse-t-elle se laisser inspirer par ce temps de Pâques et ◀les▶ vacances, et puisse-t-elle prendre non seulement son temps, mais aussi ◀les▶ distances nécessaires pour mieux voir ◀le▶ problème dans son ensemble, loin des détails et des difficultés techniques, pour méditer dans ◀la▶ campagne anglaise…
J’y pensais hier, dans mon jardin, tout en cherchant des œufs de Pâques avec mes enfants, et je me disais : tout dépend d’une seule chose, ◀l’▶avenir de ces enfants et celui de nos pays, tout dépend d’une seule chose, qui est celle-ci : ◀les▶ hommes d’État chargés de faire ◀l’▶Europe auront-ils ◀la▶ vision nécessaire ?
◀Les▶ grandes visions
Il y a peu de grandes visions dans notre temps. ◀Le▶ souci des intérêts immédiats et surtout ◀la▶ peur de ◀la▶ guerre nous empêchent trop souvent de voir loin, de voir grand, d’imaginer vraiment ◀la▶ paix, ◀la▶ paix vivante et passionnante qui reste encore possible, et qui dépend de nous. Il y a très peu de grandes visions. J’en connais trois.
Il y a celle du jeune Garry Davis. Elle est très vaste, mais aussi très vague. Il se promène ces jours-ci dans ◀les▶ rues et cafés de Paris, avec un gros livre sous ◀le▶ bras, quêtant ◀la▶ signature des amis de ◀la▶ paix. Il a déchiré son passeport, et quelques écrivains lui ont donné ◀l’▶appui de leurs noms célèbres, mais sans rien déchirer du tout. Il est sympathique et très pur. Il rêve d’une Assemblée mondiale et d’un gouvernement unique pour toute ◀la▶ terre.
Mais ◀les▶ Russes ont aussi leur vision, leur idée de ◀l’▶unité du monde sous ◀les▶ auspices du Kominform et de ◀l’▶épuration permanente, — et ceci tue cela, ce n’est pas notre faute, ni ◀la▶ faute de Garry Davis…
Il y a enfin une troisième vision, celle de ◀l’▶Europe fédérée. Elle est moins vaste, en vérité, que celle du jeune Américain, mais à cause de cela même, elle est plus claire et proche. Je voudrais ◀l’▶appeler aujourd’hui ◀la▶ vision du beau temps européen, ◀la▶ vision d’un printemps de ◀l’▶Europe où ◀les▶ frontières et ◀les▶ barrières entre nos peuples fondraient comme neige sous ◀le▶ soleil d’avril. Imaginez ce grand jardin de ◀l’▶Europe où vous pourriez circuler librement, sans passeports ni visas, sans restrictions de devises, sans anxiétés mesquines, avec seulement votre curiosité pour tant de beautés antiques et nouvelles, votre fraternité pour tant de peuples différents et si proches, — comme vous circulez aujourd’hui d’un canton à l’autre de ◀la▶ Suisse.
Imaginez cette Europe grande ouverte, où ◀les▶ nations ne disparaîtraient pas davantage que ◀les▶ cantons n’ont disparu en se fédérant, mais où ◀les▶ guerres entre nations deviendraient aussi impossibles que ◀la▶ guerre entre nos cantons.
Imaginez ensuite cette grande Europe aussi décidée que ◀la▶ Suisse à ne faire ◀la▶ guerre à personne, mais à défendre d’un seul cœur son indépendance reconquise. Cette Europe inventant ◀la▶ paix, ◀l’▶imposant au besoin par ◀la▶ force tranquille de sa masse, de ses 300 millions d’habitants rassemblés, rendus par leur union à une prospérité qui, selon certains économistes, pourrait multiplier par trois ◀les▶ standards de ◀la▶ vie matérielle.
Terre promise
Paix, liberté, prospérité, tels ont été ◀les▶ grands motifs de toutes ◀les▶ confédérations qui ont vu ◀le▶ jour au cours des siècles, et vous savez comment ◀la▶ Suisse a su atteindre ces trois buts, en se fédérant il y a cent ans.
Si ◀l’▶on a bien vu cet enjeu, ◀la▶ possibilité de ◀le▶ gagner, et ◀la▶ nécessité de ◀le▶ gagner d’urgence, non seulement pour nous en Europe, mais pour ◀la▶ paix du monde entier, alors ◀le▶ principal est fait. Et si ◀les▶ Dix ambassadeurs à Londres ont bien vu cela, ils ne se laisseront plus arrêter par ◀les▶ chicanes techniques et ◀les▶ experts.
Tout dépend de ◀la▶ vision qu’ils auront.
Il n’est point d’ordre politique qui serve ◀l’▶homme, s’il n’est orienté dès ◀le▶ départ par une vision libératrice et fascinante.
◀L’▶Europe se fera, parce qu’une équipe de véritables résistants — ceux qui résistent à ◀la▶ fatalité — ◀l’▶auront vue et marchent vers elle. Il se peut que ◀la▶ vision qui ◀les▶ guide cache une réalité finale qui ◀les▶ surprenne. Christophe Colomb voyait ◀les▶ Indes, on nommait ainsi sa vision. Contre vents et marées, contre tous ◀les▶ experts de son époque, il se mit en route pour ◀la▶ joindre, et c’est ainsi qu’il trouva ◀l’▶Amérique. Mais nous, quel continent nouveau allons-nous aborder demain ?
Se peut-il que ce soit tout simplement ◀l’▶Europe, redécouverte à ◀la▶ faveur de son union ?
Une Europe rajeunie, qui deviendrait soudain, pour nos yeux étonnés, ◀la▶ Terre promise !2