L’▶Europe ou ◀le▶ cap du destin (1949)g
Toutes ◀les▶ grandeurs européennes viennent de ◀l’▶esprit, et non pas ◀de▶ ◀la▶ nature ni du nombre. Comment expliquer autrement que ce cap déchiqueté ◀de▶ ◀l’▶Asie — 4 % ◀de▶ ◀la▶ superficie du globe, moins ◀d’▶un sixième ◀de▶ sa population — ait pu régner sur toute ◀la▶ terre, tant par ses armes et ses lois que par ◀l’▶attrait universel qu’exerçaient ses pouvoirs sur ◀les▶ choses et ◀la▶ vie ?
◀Les▶ causes ◀de▶ cette puissance, naguère mondiale, du « petit cap », furent très diverses et même contradictoires. ◀L’▶Europe a dominé par ses techniques, par sa science ◀de▶ ◀la▶ mise en valeur ◀d’▶un sol fertile sous un climat bénin. Mais elle a dominé par ◀la▶ violence aussi, et par ◀la▶ mise en esclavage ou en servage ◀de▶ centaines ◀de▶ millions ◀d’▶habitants ◀de▶ ◀la▶ planète. Finalement, elle a dominé ◀d’▶une manière beaucoup plus subtile, et peut-être plus effective, en imposant à tous ◀les▶ continents un certain angle ◀de▶ vision ◀de▶ ◀la▶ destinée, une notion ◀de▶ ◀l’▶homme issue du christianisme, et dont dérivent ◀les▶ grands concepts ◀de▶ liberté et ◀de▶ justice, ◀de▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ personne et ◀de▶ responsabilité sociale, concepts dont se réclament, au xxe siècle, ◀les▶ « humanistes » aussi bien que ◀les▶ chrétiens, ◀les▶ Américains comme ◀les▶ Russes, ◀les▶ chefs ◀de▶ ◀l’▶Inde comme ceux ◀de▶ ◀la▶ Chine.
Qu’il s’agisse ◀de▶ philosophie ou ◀de▶ technique, ◀de▶ science pure ou ◀d’▶industrie, ◀de▶ doctrines politiques ou ◀de▶ procédés ◀de▶ construction, ◀le▶ monde entier porte aujourd’hui ◀les▶ marques — ou ◀les▶ blessures — du génie créateur ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et certes, ◀l’▶Europe a follement exporté ◀les▶ secrets mêmes ◀de▶ sa puissance ; on ◀les▶ retourne sans scrupules contre elle. Mais elle reste ◀le▶ palladium ◀d’▶une civilisation que tous rêvent ◀d’▶imiter.
Dire que ◀l’▶Europe est menacée — et ◀l’▶on sait à quel point ◀la▶ menace est sérieuse — c’est donc dire que ◀le▶ cœur et ◀la▶ conscience ◀d’▶une culture désormais universelle sont menacés.
Pour ◀le▶ bien comme pour ◀le▶ mal, ce qui est sorti ◀de▶ ◀l’▶Europe est sorti ◀de▶ ◀l’▶esprit. Or, il se trouve que d’autres continents nous ont ravi ◀les▶ moyens matériels ◀de▶ ◀la▶ puissance, et nous en ont en quelque sorte purifiés. Ils nous ont condamnés à ne représenter que ◀l’▶essentiel ◀d’▶une civilisation : son génie, ses mesures, sa culture.
Défendre ◀l’▶Europe, aujourd’hui, ce n’est donc plus défendre ◀le▶ capitalisme industriel, ni ◀la▶ puissance militaire, ni ◀la▶ suprématie ◀de▶ ◀la▶ race blanche, ni ◀l’▶ordre social à tout prix, ni ◀la▶ notion ◀d’▶État, ni ◀le▶ nationalisme, car ◀l’▶Amérique ou ◀la▶ Russie s’en chargent. Et s’il ne s’agissait que ◀de▶ cela, nous pourrions aussi bien nous laisser coloniser par ◀les▶ Yankees ou annexer par ◀les▶ staliniens. Ils ont appris à se servir mieux que nous ◀de▶ ces armes inventées par nous, et qu’ils ont arrachées ◀de▶ nos mains. Si ◀les▶ Européens, dans leur majorité, refusent à la fois ◀de▶ se laisser américaniser et ◀de▶ se laisser staliniser, c’est qu’ils sentent bien que dans ◀le▶ meilleur cas, en retour ◀de▶ certains avantages matériels, ils perdraient ce qui fait ◀le▶ sens même ◀de▶ leur vie. Ils céderaient contre un plat ◀de▶ lentilles leur droit ◀d’▶aînesse. Ils signeraient un pacte avec ◀le▶ diable. Et ◀le▶ monde entier en pâtirait, Russes et Américains compris.
Cette Europe, pratiquement réduite à ◀l’▶essentiel ◀de▶ son génie, à ce qu’il a de plus défendable, comment allons-nous ◀la▶ défendre ? Là-dessus, tous ◀les▶ esprits s’accordent : il faut sans plus tarder fédérer nos nations, unir leurs forces dispersées, leur rendre un grand marché en supprimant ◀les▶ douanes, et créer des pouvoirs européens, capables ◀de▶ traiter sur pied ◀d’▶égalité avec ◀les▶ empires neufs ◀de▶ ◀l’▶Est et ◀de▶ ◀l’▶Ouest. Rien ◀d’▶autre ne peut assurer ◀l’▶indépendance européenne, seul moyen ◀de▶ prévenir ◀la▶ guerre.
Tels sont ◀les▶ buts concrets que se sont assignés ◀les▶ promoteurs du Mouvement européen. Nous verrons, au mois ◀d’▶août ◀de▶ cette année, le premier résultat ◀de▶ leurs efforts, lorsque s’ouvrira, dans Strasbourg, une Assemblée parlementaire du Continent.
Mais toutes ◀les▶ constructions économiques, juridiques, politiques et sociales, dont chacun reconnaît ◀l’▶urgence, et que ◀le▶ Mouvement européen promeut, resteront sans force et sans vie, si elles ne sont pas soutenues par un élan profond, par un espoir nouveau ◀de▶ tous nos peuples.
Cet élan ◀de▶ ◀l’▶opinion et cet espoir des masses, ce n’est pas une propagande artificielle qui ◀les▶ créera, mais au contraire une véritable éducation du sentiment ◀de▶ notre communauté. Ce sentiment existe, nous venons de ◀le▶ voir ; c’est lui, ◀d’▶instinct, qui nous fait repousser ◀les▶ tentations russe et américaine. Mais il s’agit maintenant ◀de▶ ◀l’▶informer, ◀de▶ lui donner des moyens ◀d’▶expression, ◀de▶ ◀le▶ rendre conscient et agissant.
Telle est ◀la▶ tâche dont ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye, il y a un an, proclamait ◀la▶ nécessité. ◀La▶ section culturelle du Mouvement européen s’est constituée pour y collaborer.
Elle a commencé par fonder, avant ◀le▶ Centre européen de la culture, prévu par ◀les▶ résolutions ◀de▶ La Haye, un modeste Bureau ◀d’▶études. Il a son siège à Genève, où il travaille depuis ◀le▶ mois ◀de▶ février ◀de▶ cette année. Son programme tient en trois rubriques :
a) Documentation sur tous ◀les▶ efforts entrepris dans ◀les▶ divers pays ◀d’▶Europe en faveur de ◀l’▶union des peuples et ◀d’▶une éducation ◀de▶ « cadres européens ». Des dizaines ◀d’▶instituts existent, mais ils s’ignorent mutuellement. La première tâche sera donc ◀de▶ dresser un inventaire des forces spirituelles, intellectuelles et artistiques du Continent.
b) Coordination des activités « culturelles » ◀de▶ tous ordres, qui se placent sur un plan européen. Deux exemples entre vingt : ◀le▶ Bureau ◀d’▶études ◀de▶ Genève vient ◀d’▶organiser une rencontre entre ◀les▶ responsables ◀d’▶une dizaine ◀d’▶instituts visant à ◀la▶ formation ◀d’▶une jeune élite européenne ; et il rassemble une équipe ◀d’▶historiens, en vue de ◀la▶ révision des manuels scolaires, qui furent depuis cent ans ◀la▶ source même des pires aberrations nationalistes.
c) Étude et formulation des grands thèmes ◀de▶ ◀la▶ propagande générale du Mouvement européen. Ici, nos intellectuels ont une occasion magnifique ◀de▶ « s’engager » sans rien trahir ◀de▶ leur fonction. Dans ◀le▶ cadre ◀d’▶un mouvement ◀de▶ militants, qu’aucun esprit ◀de▶ parti ne contraint au mensonge ou à ◀l’▶hypocrisie en service commandé, ils vont pouvoir prendre leur part ◀d’▶action, assumer conjointement ◀les▶ décisions politiques, juridiques ou sociales, qui seront prises par nos comités, pour être exécutées demain par un pouvoir fédéral ◀de▶ ◀l’▶Europe.
En outre, ◀le▶ Bureau ◀d’▶études met au point ◀le▶ programme ◀d’▶une conférence ◀de▶ ◀la▶ culture, qui doit se tenir fin octobre à Lausanne. Des rapports nationaux, préparés par ◀les▶ « Groupes ◀d’▶étude culturels », en formation dans chacun ◀de▶ nos pays, fourniront ◀la▶ base des travaux. Et ◀l’▶on doit espérer que ◀de▶ ◀l’▶ensemble ◀de▶ ces rapports documentés, inventoriant ◀les▶ forces et ◀les▶ faiblesses ◀de▶ nos cultures nationales, se dégageront deux séries ◀de▶ conclusions : ◀les▶ unes portant sur ce qui existe dans ◀l’▶état ◀de▶ division dont nous souffrons, ◀les▶ autres sur ce qui peut naître dans une Europe débarrassée ◀de▶ ses frontières étatiques, enfin « rendue dans toute son étendue à ◀la▶ libre circulation des hommes, des idées et des biens ». ( Message aux Européens , congrès ◀de▶ La Haye.)
◀L’▶Europe est une culture qui est faite ◀de▶ douze cultures. Il faut que chacune comprenne que son salut ne peut être assuré que par ◀l’▶union, et que cette union ne sera jamais réelle sans ◀le▶ concours actif ◀de▶ chacune ◀d’▶elles.
Aussi loin de souhaiter ◀l’▶uniformisation que ◀d’▶accepter nos divisions présentes, nous voulons concerter nos vocations pour ◀la▶ défense et pour ◀l’▶épanouissement ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ valeurs humaines qui, sans ◀l’▶Europe, seraient perdues. Mais ◀l’▶Europe à son tour serait perdue sans elles. Telle est ◀l’▶interaction vitale ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀la▶ culture. Elles naissent et meurent avec ◀l’▶esprit fédéraliste, qui est ◀le▶ génie ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité.