Le▶ Centre européen de la culture aura son siège en Suisse (7 juillet 1949)l
◀L’▶Europe dominait ◀le▶ monde entier, lorsque éclata ◀la▶ guerre de 1939. Politiquement, plus de ◀la▶ moitié du genre humain relevait de ses gouvernements, ◀le▶ reste s’inspirait de ses doctrines démocrates ou marxistes, chrétiennes ou humanistes. Elle avait inventé ◀les▶ armes et ◀les▶ lois, et tous ◀les▶ peuples subissaient ◀l’▶attrait de ses techniques, de ses pouvoirs sur ◀la▶ matière et sur ◀la▶ vie.
Cette puissance inouïe, sans précédent, ◀l’▶Europe ◀la▶ devait à ◀l’▶esprit, car physiquement elle ne figure qu’un cap déchiqueté de ◀l’▶Asie, quatre pour cent de ◀la▶ superficie de ◀la▶ planète. Toute sa grandeur venait de sa culture, qui pour ◀le▶ bien comme pour ◀le▶ mal, avait créé ses richesses et sa science, ses machines, ses cités et ses livres. ◀Le▶ monde entier portait ◀les▶ marques — ou ◀les▶ blessures — du génie créateur de ◀l’▶Europe.
En cinq ans, tout s’est écroulé. ◀La▶ puissance a changé de mains. Elle est russe et américaine. Elle se retourne contre nous. ◀L’▶Europe déchue n’est plus qu’un petit continent, divisé en vingt-quatre nations, à demi ruiné, et menacé par ◀les▶ deux Grands de colonisation ou d’annexion. Naguère encore maîtresse de ◀la▶ planète, elle en est réduite à lutter pour assurer sa survivance économique, et son indépendance politique et civique, déjà fortement compromise.
Cette Europe sur ◀la▶ défensive, comment allons-nous ◀la▶ sauver ? Là-dessus, tous ◀les▶ esprits s’accordent : il faut sans plus tarder fédérer ses nations, unir leurs forces dispersées, leur rendre un grand marché en supprimant ◀les▶ douanes, et créer des pouvoirs européens capables de traiter sur pied d’égalité avec ◀les▶ empires neufs de ◀l’▶Est et de ◀l’▶Ouest. Rien d’autre ne peut assurer ◀l’▶indépendance européenne, qui est à son tour ◀le▶ seul moyen de prévenir une guerre livrée à nos dépens.
Tels sont ◀les▶ buts concrets que se sont assignés ◀les▶ promoteurs du Mouvement européen. Nous verrons au mois d’août de cette année le premier résultat de leurs efforts, lorsque s’ouvrira, dans Strasbourg, ◀le▶ Parlement consultatif de treize nations.
Mais toutes ◀les▶ constructions économiques, juridiques, politiques et sociales, dont chacun reconnaît ◀l’▶urgence et que ◀le▶ Mouvement européen promeut, resteront sans force et sans vie si elles ne sont pas soutenues par un élan profond, par un espoir nouveau de tous nos peuples.
Cet élan de ◀l’▶opinion, et cet espoir des masses, ce n’est pas une propagande artificielle qui ◀les▶ créera, mais au contraire une véritable éducation du sentiment de notre communauté.
Ce sentiment existe, il n’est pas une chose vague. C’est lui qui nous empêche de dire aux Russes : « Finissons-en, venez nous mettre au pas, et supprimons cet épuisant conflit en adoptant ◀l’▶ordre totalitaire, celui qui règne à Varsovie. » C’est lui aussi qui nous empêche de dire à nos amis américains : « Mais entrez donc, apportez-nous ◀les▶ secrets de votre bonheur, nous vendrons notre droit d’aînesse contre vos belles autos et vos dollars. » Si nous refusons, c’est que nous avons encore ◀le▶ sentiment d’une qualité de vie, de liberté et de conscience, qui est justement ◀la▶ raison d’être de ◀l’▶Europe.
Mais il faut informer ce sentiment, lui donner des moyens d’expression, ◀le▶ rendre enfin conscient et agissant.
Telle est ◀la▶ tâche vitale que voudrait assumer ◀le▶ Centre européen de la culture, qui doit s’ouvrir en Suisse dans quelques mois, et que prépare notre Bureau d’études. Installé à Genève depuis trois mois.
Je ne m’étendrai pas sur ◀les▶ aspects techniques de son travail (documentation européenne ; coordination des efforts entrepris dans tous nos pays, et qui souvent s’ignorent ; action de propagande par ◀la▶ presse, ◀la▶ radio, ◀les▶ revues, auprès des élites comme du grand public ; formation d’équipes de travail internationales, etc.). Je voudrais simplement définir ◀l’▶esprit qui ◀l’▶inspire et ◀le▶ guide.
Il ne s’agit nullement, pour nous, de mettre ◀la▶ culture en statistiques, ou de traiter théoriquement ◀les▶ problèmes éternels de ◀la▶ liberté, de ◀la▶ justice, ou du progrès. Mais nous voulons d’une part offrir aux forces culturelles de toute ◀l’▶Europe ◀les▶ moyens pratiques de « s’engager » dans ◀l’▶œuvre du mouvement fédéraliste ; d’autre part, faire valoir ◀les▶ droits de ◀l’▶esprit de ◀la▶ culture, dans ◀la▶ construction de ◀l’▶Europe de demain. Faire en sorte que ◀la▶ culture aide nos peuples à s’unir, afin qu’ensuite une Europe fédérée vienne en aide à chacune de nos cultures : telle sera ◀la▶ double ambition de ◀la▶ Conférence culturelle, qui doit se réunir à Lausanne au mois d’octobre, sous ◀les▶ auspices du Mouvement européen.
◀Le▶ fait que ◀la▶ Suisse soit prévue comme siège du Centre européen de la culture et de ◀la▶ Conférence culturelle, cela ne relève ni du hasard ni de considérations touristiques.
Notre neutralité traditionnelle, reconnue par toutes ◀les▶ puissances comme étant « nécessaire à ◀l’▶Europe », rend difficile, pour ◀le▶ moment, notre pleine participation aux conseils politiques du continent. Et pourtant, nul ne songe à défendre un isolationnisme suisse : notre pays dépend, plus qu’aucun autre, de ◀l’▶Europe tout entière et de ses destinées. Comment pourra-t-il donc participer aux efforts pour sauver ◀l’▶Europe ? ◀La▶ réponse ne peut faire de doute. Tant à Berne qu’au comité du Mouvement européen, on a reconnu que ◀le▶ domaine culturel était celui où nous pouvions, sans compromettre en rien notre neutralité, jouer ◀le▶ rôle qu’on attend de nous dans ◀l’▶œuvre collective de ◀la▶ fédération.
Qu’on ne pense pas, surtout, qu’il s’agisse là d’une manière de nous faufiler par ◀la▶ petite porte ! Car à mesure que se réalisent ◀les▶ objectifs politiques du Mouvement (◀le▶ Conseil de l’Europe étant acquis), à mesure que ◀la▶ fédération du continent se dessine et prend corps, ◀la▶ nécessité de lui donner une âme passe au premier plan. Et c’est bien cela, c’est bien ◀l’▶âme du Mouvement, que doit devenir ◀le▶ Centre européen de la culture.
◀Les▶ plus anciennes traditions de ◀la▶ Suisse ◀la▶ désignent comme siège d’une telle institution. Gardiens des cols pour ◀le▶ Saint-Empire au xiiie siècle ; gardiens du Vatican et de ◀la▶ Genève de Calvin, puis de ◀la▶ Croix-Rouge et de vingt autres créations de ◀l’▶esprit international ; gardiens enfin d’une expérience fédéraliste qui peut servir d’exemple au continent, ◀les▶ Suisses seront fidèles à leur vraie vocation en accueillant, soutenant et animant ◀le▶ foyer même d’une action historique, dont on a pu dire que ◀le▶ but était « ◀l’▶Europe helvétisée ».