(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Un bel été (19 septembre 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Un bel été (19 septembre 1949)

Chers auditeurs,

Nous vous retrouvons ce soir après deux mois d’interruption de cette chronique. L’été touche à sa fin. Ce fut un bel été, comme j’avais cru pouvoir vous l’annoncer dans mes dernières prévisions du temps, — l’un des plus beaux étés de notre siècle, et peut-être le plus décisif, puisqu’il a vu naître, à Strasbourg, la première tentative d’union du continent. Voici l’automne déjà, voici le temps venu de faire le point avant de repartir, et tout naturellement, je me suis interrogé sur la nécessité ou l’opportunité de reprendre ces brèves causeries. On comprendra qu’il est bien difficile pour leur auteur d’en mesurer l’utilité. Je parle seul devant ce micro, et je ne puis que vous imaginer. Les uns sont à la table de famille, on crie à l’un des gosses : « va mettre la radio » pour avoir l’heure exacte ou les nouvelles… D’autres sont seuls, et la journée finie, ne sachant trop quoi faire, ils tournent un bouton, et ils entendent une voix qui leur dit : « Faire l’Europe ». Ils pensaient à tout autre chose, à leur métier, à leurs amours, à leur santé, ou seulement à leur solitude. Je m’excuse auprès d’eux : je tombe peut-être mal. Sait-on jamais ? Un chroniqueur à la radio ne sait jamais. Vous êtes peut-être 2 ou 3, ou peut-être quelques milliers… Dans le doute, j’ai choisi de ne pas m’abstenir, de continuer. Car la vie continue, et l’histoire continue autour de nous, une histoire qu’il nous faut essayer de comprendre, puisqu’elle se fait avec nos vies, et quelquefois à leurs dépens, mais que chacun de nous, aussi, est capable d’influencer, puisqu’elle dépend de plus en plus de l’opinion, et que l’opinion, c’est vous, et vous, et vous encore, et que nous en sommes tous responsables.

Il s’est passé, durant ce bel été, un événement considérable, que les foules ont à peine remarqué. Si je n’avais rien d’autre à faire dans ces chroniques que d’attirer votre attention sur cet événement capital, il vaudrait la peine de parler.

Les historiens futurs s’étonneront certainement de l’indifférence relative avec laquelle fut accueilli le premier Parlement de l’Europe. Cette date, que tous nos petits-enfants apprendront à l’école primaire, aura passé quasi inaperçue pour la majorité de nos contemporains. C’est qu’il n’est pas facile de se rendre compte de l’importance de ce qu’on voit de près. Au soir de la bataille de Valmy, où l’armée improvisée des sans-culottes venait de battre l’armée de métier des Prussiens et des Autrichiens, Goethe notait dans son journal : « De ce lieu, de ce jour, sera datée une ère nouvelle… ». Mais, ce soir-là, il était le seul à s’en douter.

Cette histoire n’est pas bien nouvelle. Il y a près de 2000 ans qu’on la connaît. La mort d’un juif obscur, crucifié près de Jérusalem, a fait moins de bruit, en son temps, que la visite de Bartali, coureur cycliste, au Vatican. Il serait donc naïf de s’étonner que le Tour de France, suivi du Tour de Suisse, aient damé le pion de l’« actualité » à la première Assemblée de l’Europe, qui s’ouvrit à Strasbourg, le 10 août — en pleines vacances de l’opinion publique.

Pourtant, les journalistes étaient présents. On dit même qu’ils furent plus de 500. Et bien d’autres ont jugé Strasbourg, dans les éditoriaux du monde entier, d’autant plus librement qu’ils n’y étaient pas allés. L’événement s’est donc vu noyé sous un déluge de clichés étonnamment contradictoires. J’en ai fait toute une collection, dont voici quelques échantillons. À propos de Strasbourg, nos journaux ont parlé tantôt « d’assembleurs de nuées » et tantôt de « mesures terre-à-terre » ; tantôt de « festival oratoire » et tantôt de « ternes discussions techniques » ; de « généreux idéalistes » ou au contraire de « politiciens combinards » ; « d’utopies gratuites » ou de « manœuvres partisanes » ; de « précipitation dangereuse » ou de « lenteurs exaspérantes », — ou les deux à la fois souvent dans le même article. L’Assemblée s’est-elle montrée trop timide ou trop téméraire ? L’expérience est-elle prématurée ou trop tardive ? C’est ce que personne ne pourra déduire des centaines, des milliers d’articles qui ont paru à propos de Strasbourg, dans le monde entier. Une seule conclusion générale se dégage de ce flot d’imprimés : tous les journaux semblent d’accord pour affirmer que l’opinion est demeurée indifférente. Mais ceci est assez étrange. Car, les journaux le savent très bien : ce sont eux qui font l’opinion ; si l’opinion n’a pas bougé, c’est parce qu’ils avaient décidé que l’opinion ne bougerait guère. Et s’il leur faut tant de mots pour expliquer que le sujet n’intéresse pas beaucoup, méfions-nous, et cherchons ailleurs les éléments d’un jugement objectif.

Que s’est-il passé à Strasbourg ? Il s’est passé quelque chose de très neuf, quelque chose qu’on n’avait pas vu depuis plus de 2000 ans que dure l’Europe, et c’est pourquoi la presse hésite à l’enregistrer, et ne trouve pas de phrases toutes faites pour le décrire. On dirait qu’elle n’ose pas y croire…

Pour moi qui ai vu Strasbourg de près, qui me suis trouvé mêlé à sa préparation, qui en connais le détail et l’atmosphère, j’essaierai dans mes prochaines chroniques, de vous dire ce que fut l’événement, ce qu’il prépare pour notre avenir à tous.

Si l’un ou l’autre d’entre vous désire me poser des questions, qu’il n’hésite pas à le faire par écrit, je répondrai. Et c’est dans cet espoir d’établir un dialogue avec ceux d’entre vous qui sentent le besoin d’agir, que je vous dis, chers auditeurs, au revoir, à lundi prochain.