Demain l’▶Europe ! — « Êtes-vous satisfait ◀de▶ Strasbourg ? » (3 octobre 1949)
Chers auditeurs,
◀Les▶ deux questions qu’on me pose ◀le▶ plus souvent, depuis quelques semaines, sont ◀les▶ suivantes : 1° « Êtes-vous satisfait ◀de▶ Strasbourg ? » 2° « Que devons-nous penser des résultats acquis ? »
Je ne saurais mieux répondre à la première question qu’en vous racontant ce que j’ai vu dans ◀la▶ capitale ◀de▶ ◀l’▶Europe, pour vous permettre ◀de▶ juger vous-mêmes s’il y a vraiment un espoir neuf ◀de▶ ce côté-là.
J’ai vu d’abord une ville pavoisée comme pour un jour ◀de▶ grande victoire. Pas une maison, même dans ◀les▶ petites rues écartées, qui n’arborât quelques drapeaux ◀de▶ nos pays, et surtout ◀le▶ drapeau ◀de▶ ◀l’▶Europe, une grande lettre E, en vert, sur un fond blanc, — et cela non pas seulement pour ◀l’▶inauguration, mais pendant ◀les▶ cinq semaines que dura ◀la▶ session. Strasbourg se prête à ces symboles. Située au cœur du grand litige franco-allemand, dont elle a tant souffert pendant des siècles, cette ville résume dans son architecture, ses dialectes et son atmosphère, une grande partie ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale. On s’y croit tantôt en Suisse et tantôt en Hollande, tantôt en Belgique et tantôt en Allemagne, et ◀l’▶on y est en France, pour ◀de▶ bon, cette fois-ci. Et puis, il y a ◀les▶ ruines, ◀les▶ pans ◀de▶ murs, ◀les▶ églises détruites ici ou là qui nous rappellent à ◀la▶ réalité ◀la▶ plus pressante ; il était bon que ◀l’▶Assemblée européenne s’ouvrît non pas dans des palaces parmi ◀les▶ touristes millionnaires, mais dans une ville blessée une ville qui se souvient…
◀L’▶université avait prêté son aula pour ◀les▶ séances du Parlement. Je n’y suis pas entré sans émotion : j’allais voir ◀de▶ mes yeux le premier résultat ◀d’▶une action à laquelle, depuis quelques années, j’ai consacré mes jours et pas mal ◀de▶ mes nuits. ◀L’▶Assemblée ne siégeait que depuis une semaine, lors de ma première visite. Mais il en va des assemblées comme des individus : ce sont les premiers mois, parfois les premiers jours ◀de▶ ◀l’▶existence ◀d’▶un bébé qui décident ◀de▶ son avenir. Je suis entré dans cette aula, et j’ai senti, après quelques minutes, que ◀l’▶Assemblée se portait bien, que ◀le▶ bébé s’annonçait robuste et décidé à réclamer ses droits vitaux. Churchill parlait, bonhomme et plein ◀d’▶humour, regardant par-dessus ses lunettes, ◀les▶ deux mains plaquées sur son ventre, selon son geste coutumier. Il venait ◀d’▶obtenir ◀le▶ droit, pour ◀l’▶Assemblée, ◀de▶ fixer ses ordres du jour, sans demander ◀l’▶avis du Conseil des ministres. Il réclamait ◀l’▶admission ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, et proposait une nouvelle réunion ◀de▶ ◀l’▶Assemblée, pendant ◀l’▶hiver. M. Spaak présidait avec rondeur, réplique vivante ◀d’▶un Churchill rajeuni. Et je reconnaissais dans ◀l’▶Assemblée tant de visages bien connus ◀de▶ camarades ◀de▶ lutte, depuis deux ans, que je crus assister d’abord à une sorte ◀de▶ comité élargi ◀de▶ notre Mouvement européen. À vrai dire, ◀les▶ deux tiers des députés, à Strasbourg, se trouvaient être membres du Mouvement, et cette constatation est importante car elle signifie que ◀l’▶Assemblée est portée, animée et nourrie par ◀l’▶élan ◀de▶ nos militants, dans tous nos pays, par ◀d’▶innombrables associations indépendantes à la fois des partis, des routines politiques et des gouvernements. Il y a là quelque chose ◀de▶ très neuf, quelque chose qui n’existait pas derrière ◀la▶ Ligue des Nations, un trait ◀d’▶union vivant entre ◀les▶ peuples dans leur réalité humaine, et ◀les▶ officiels qui parlent en leur nom, dans des salles closes.
C’est vraiment grâce à cette présence du Mouvement européen, grâce à son action quotidienne autour de ◀l’▶Assemblée, dans ses couloirs, et au sein même des délibérations, qu’on a pu sentir à Strasbourg passer un souffle ◀de▶ grand air, une volonté ◀d’▶action et ◀de▶ rénovation.
Dans cette grande salle carrée, aux tentures claires et ◀d’▶aspect très moderne, on avait réservé un hémicycle pour ◀les▶ cent députés, 101 exactement, mais ◀le▶ public, toujours nombreux, remplissait ◀le▶ reste du parterre, entourait ◀l’▶Assemblée, ◀la▶ serrait ◀de▶ près, et ◀l’▶on peut y voir un symbole… Il y en avait bien d’autres. ◀L’▶hémicycle rappelait ◀la▶ Chambre française, mais chaque député parlait ◀de▶ sa place, comme à ◀la▶ Chambre des communes, et ◀l’▶atmosphère était aussi sérieuse et réaliste qu’à notre Conseil national. Seulement, on parlait ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ◀la▶ famille européenne, pour la première fois dans ◀l’▶histoire devenue visible et tangible. Je me frottais ◀les▶ yeux, mais non, je ne rêvais pas : ◀le▶ Parlement ◀de▶ ◀l’▶Europe existait, physiquement, malgré tous ceux qui nous disaient encore ◀l’▶hiver dernier, qu’il faudrait une vingtaine ◀d’▶années pour mûrir ce projet ◀d’▶utopie.
Et certes, ◀l’▶Assemblée consultative n’est pas encore dotée des pouvoirs nécessaires : mais elle fonctionne et rien ne pourra plus ◀l’▶empêcher ◀de▶ conquérir, pas à pas, ces pouvoirs, jusqu’au jour où ◀les▶ peuples eux-mêmes seront appelés aux élections européennes. ◀L’▶année prochaine en décidera sans doute. À ◀la▶ question : « Êtes-vous satisfait ◀de▶ Strasbourg ? » Je puis donc vous répondre oui, sans hésiter, parce que j’ai vu ◀de▶ mes yeux ce Parlement, parce que j’ai senti qu’il existe autrement que sur ◀le▶ papier, et que cette fois, ◀le▶ fruit, comme on dit, a noué. C’est ◀l’▶essentiel. C’est ◀l’▶événement qui domine ◀de▶ haut notre année, c’est une actualité qui rayonnera longtemps. Et si ce n’est plus ◀le▶ fait du jour, après un mois c’est peut-être ◀le▶ fait du siècle.
Je vous dirai lundi prochain ce que ◀l’▶Assemblée a fait en réalité, et ce qui doit en sortir au cours des mois qui viennent : c’est beaucoup plus que vous n’avez pu ◀le▶ croire en lisant rapidement ◀les journaux.
Au revoir, mes chers auditeurs.