(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — « Êtes-vous satisfait de Strasbourg ? » (3 octobre 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — « Êtes-vous satisfait de Strasbourg ? » (3 octobre 1949)

Chers auditeurs,

Les deux questions qu’on me pose le plus souvent, depuis quelques semaines, sont les suivantes : 1° « Êtes-vous satisfait de Strasbourg ? » 2° « Que devons-nous penser des résultats acquis ? »

Je ne saurais mieux répondre à la première question qu’en vous racontant ce que j’ai vu dans la capitale de l’Europe, pour vous permettre de juger vous-mêmes s’il y a vraiment un espoir neuf de ce côté-là.

J’ai vu d’abord une ville pavoisée comme pour un jour de grande victoire. Pas une maison, même dans les petites rues écartées, qui n’arborât quelques drapeaux de nos pays, et surtout le drapeau de l’Europe, une grande lettre E, en vert, sur un fond blanc, — et cela non pas seulement pour l’inauguration, mais pendant les cinq semaines que dura la session. Strasbourg se prête à ces symboles. Située au cœur du grand litige franco-allemand, dont elle a tant souffert pendant des siècles, cette ville résume dans son architecture, ses dialectes et son atmosphère, une grande partie de l’Europe occidentale. On s’y croit tantôt en Suisse et tantôt en Hollande, tantôt en Belgique et tantôt en Allemagne, et l’on y est en France, pour de bon, cette fois-ci. Et puis, il y a les ruines, les pans de murs, les églises détruites ici ou là qui nous rappellent à la réalité la plus pressante ; il était bon que l’Assemblée européenne s’ouvrît non pas dans des palaces parmi les touristes millionnaires, mais dans une ville blessée une ville qui se souvient…

L’université avait prêté son aula pour les séances du Parlement. Je n’y suis pas entré sans émotion : j’allais voir de mes yeux le premier résultat d’une action à laquelle, depuis quelques années, j’ai consacré mes jours et pas mal de mes nuits. L’Assemblée ne siégeait que depuis une semaine, lors de ma première visite. Mais il en va des assemblées comme des individus : ce sont les premiers mois, parfois les premiers jours de l’existence d’un bébé qui décident de son avenir. Je suis entré dans cette aula, et j’ai senti, après quelques minutes, que l’Assemblée se portait bien, que le bébé s’annonçait robuste et décidé à réclamer ses droits vitaux. Churchill parlait, bonhomme et plein d’humour, regardant par-dessus ses lunettes, les deux mains plaquées sur son ventre, selon son geste coutumier. Il venait d’obtenir le droit, pour l’Assemblée, de fixer ses ordres du jour, sans demander l’avis du Conseil des ministres. Il réclamait l’admission de l’Allemagne, et proposait une nouvelle réunion de l’Assemblée, pendant l’hiver. M. Spaak présidait avec rondeur, réplique vivante d’un Churchill rajeuni. Et je reconnaissais dans l’Assemblée tant de visages bien connus de camarades de lutte, depuis deux ans, que je crus assister d’abord à une sorte de comité élargi de notre Mouvement européen. À vrai dire, les deux tiers des députés, à Strasbourg, se trouvaient être membres du Mouvement, et cette constatation est importante car elle signifie que l’Assemblée est portée, animée et nourrie par l’élan de nos militants, dans tous nos pays, par d’innombrables associations indépendantes à la fois des partis, des routines politiques et des gouvernements. Il y a là quelque chose de très neuf, quelque chose qui n’existait pas derrière la Ligue des Nations, un trait d’union vivant entre les peuples dans leur réalité humaine, et les officiels qui parlent en leur nom, dans des salles closes.

C’est vraiment grâce à cette présence du Mouvement européen, grâce à son action quotidienne autour de l’Assemblée, dans ses couloirs, et au sein même des délibérations, qu’on a pu sentir à Strasbourg passer un souffle de grand air, une volonté d’action et de rénovation.

Dans cette grande salle carrée, aux tentures claires et d’aspect très moderne, on avait réservé un hémicycle pour les cent députés, 101 exactement, mais le public, toujours nombreux, remplissait le reste du parterre, entourait l’Assemblée, la serrait de près, et l’on peut y voir un symbole… Il y en avait bien d’autres. L’hémicycle rappelait la Chambre française, mais chaque député parlait de sa place, comme à la Chambre des communes, et l’atmosphère était aussi sérieuse et réaliste qu’à notre Conseil national. Seulement, on parlait de l’Europe, de la famille européenne, pour la première fois dans l’histoire devenue visible et tangible. Je me frottais les yeux, mais non, je ne rêvais pas : le Parlement de l’Europe existait, physiquement, malgré tous ceux qui nous disaient encore l’hiver dernier, qu’il faudrait une vingtaine d’années pour mûrir ce projet d’utopie.

Et certes, l’Assemblée consultative n’est pas encore dotée des pouvoirs nécessaires : mais elle fonctionne et rien ne pourra plus l’empêcher de conquérir, pas à pas, ces pouvoirs, jusqu’au jour où les peuples eux-mêmes seront appelés aux élections européennes. L’année prochaine en décidera sans doute. À la question : « Êtes-vous satisfait de Strasbourg ? » Je puis donc vous répondre oui, sans hésiter, parce que j’ai vu de mes yeux ce Parlement, parce que j’ai senti qu’il existe autrement que sur le papier, et que cette fois, le fruit, comme on dit, a noué. C’est l’essentiel. C’est l’événement qui domine de haut notre année, c’est une actualité qui rayonnera longtemps. Et si ce n’est plus le fait du jour, après un mois c’est peut-être le fait du siècle.

Je vous dirai lundi prochain ce que l’Assemblée a fait en réalité, et ce qui doit en sortir au cours des mois qui viennent : c’est beaucoup plus que vous n’avez pu le croire en lisant rapidement les journaux.

Au revoir, mes chers auditeurs.