(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — La Suisse et Strasbourg (31 octobre 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — La Suisse et Strasbourg (31 octobre 1949)

Chers auditeurs,

La Suisse doit-elle entrer au Conseil de l’Europe, et nommer à Strasbourg des députés ? Pour quelle raison s’est-elle abstenue jusqu’ici ? Comment peut-on justifier sa réserve ? Doit-elle y persister, ou changer d’attitude ?

Telles sont les délicates, mais pressantes questions qui se posent à nous désormais, et auxquelles j’essaierai de faire face, ce soir et d’autres fois encore, sans doute.

Voyons les faits. Le Conseil de l’Europe se compose aujourd’hui de 13 États : Ce sont les 3 États scandinaves, les 3 États du Benelux, les 3 grands : France, Grande-Bretagne et Italie ; la Grèce et la Turquie ; l’Irlande et l’Islande. Il est probable que l’Allemagne occidentale entrera dans le Conseil au cours de cet hiver. L’Autriche n’attend que son traité de paix, qui ne saurait longtemps tarder. Il ne restera donc, dans quelques mois que trois États européens hors du Conseil : Le Portugal, l’Espagne et la Suisse.

Les raisons de l’abstention des États ibériques sont évidentes et bien connues. Il leur est, en effet, difficile de souscrire à la Charte du Conseil de l’Europe, qui garantit, sans restrictions, les droits de l’homme et certaines libertés fondamentales.

Mais il n’en va pas de même pour notre Suisse, qui reste la dernière, et qui, jusqu’à présent, n’a pas pris position clairement et publiquement. Peut-elle donner une raison simple et nette de son absence au Parlement européen ?

Vous allez dire Neutralité. Naturellement. C’est ce que tout le monde répond, dès qu’on pose la question, et l’on ne va pas chercher plus loin. Eh bien, je sais que je vais surprendre beaucoup de gens, mais il faut dire les choses comme elles sont : le fameux argument de notre neutralité, qui semble si frappant, ne vaut absolument rien. Ceci pour une raison précise, indiscutable, et que voici :

Dès lors que le Conseil de l’Europe renonce à s’occuper des affaires militaires et n’est pas une alliance militaire, la question de la neutralité n’est pas touchée par lui, n’est pas en cause. Rien, pas un mot, dans le statut qui est, et doit rester celui de notre pays, rien dans notre statut de neutralité ne saurait justifier notre absence à Strasbourg. Voilà le fait, qu’aucun juriste ne peut songer à contester, et que nos gouvernants ont d’ailleurs reconnu.

Mais alors, direz-vous, s’il en est bien ainsi (contrairement à ce que chacun croit), pourquoi ne sommes-nous pas à Strasbourg ?

Vous commencez à voir que cette affaire n’est pas tout à fait aussi simple qu’il vous semblait à première vue. Elle est même très complexe, et voilà bien pourquoi la position de la Suisse n’est pas des plus faciles à justifier, aux yeux de nos voisins du reste du monde, et même des Suisses.

Essayons, pour ce soir, de déblayer le terrain, d’énumérer les arguments. Une autre fois, je vous dirai mon choix.

Il y a pour justifier l’abstention de la Suisse de bonnes et de mauvaises raisons. Je dirai d’abord les mauvaises.

Il y a les gens qui disent, chez nous : qu’est-ce que c’est que cette histoire européenne ? Tout va bien dans ce pays, et en tous cas, tout va beaucoup plus mal chez nos voisins. Nous sommes des gens de sens rassis, pacifiques et, ma foi, plutôt prospères ; pas tout à fait assez pour notre goût, mais par comparaison, ce n’est pas si mal. Nous sommes sages, les autres sont fous, laissons-les se débrouiller, et poursuivons notre petit bonhomme de chemin.

À quoi La Rochefoucauld répond : « C’est une grande folie que de vouloir être sage tout seul. » Dans le cas présent, c’est surtout de la sottise. Car il est évident que la Suisse, si l’Europe est ruinée, n’ira pas loin sur son bonhomme de chemin.

Il y a les gens qui disent ; surtout, pas d’imprudences ; ou, comme à Berne : pas de précipitation ! Attendons de voir un peu ce que ça donnera, cette espèce de Conseil de l’Europe. Quand il aura bien fait ses preuves, on y entrera, si c’est notre avantage.

Ceci me rappelle une fable célèbre : La Cigale et la Fourmi. Les Suisses se croient toujours du côté de la fourmi : travailleurs, consciencieux, prosaïques à souhait, en un mot : tout ce qu’il y a de sérieux… Dans le cas présent, ils sont plutôt cigales. Ils laissent les autres travailler, demandent à voir, critiquent, exigent, en de pompeux éditoriaux, jouent les sceptiques et les grands réalistes, et chantent à quatre voix le « Y en a point comme nous ». Quand l’Europe sera faite, on leur dira : « Eh bien, dansez, maintenant ! » À notre tour de faire sans vous !

Mais, il y a d’autre part, de bonnes raisons ou tout au moins, des raisons honorables, qui justifient, dans une certaine mesure notre retrait.

Notre neutralité ne compte pas dans l’affaire, c’est entendu. Mais notre politique traditionnelle nous oblige à certaines précautions. Adhérer au Conseil de l’Europe qui, par la force des choses, ne peut grouper que les nations démocratiques de l’Occident, qu’elles soient capitalistes ou socialistes, d’ailleurs, n’est-ce pas choisir entre l’Ouest et l’Est ? N’est-ce pas prendre un parti politique, contre l’URSS et ses satellites ?

Cet argument n’est pas sans poids. Encore faudrait-il l’énoncer avec franchise et publiquement. Encore faudrait-il dire clairement s’il s’agit là de grands principes ou de gros sous.

Car, enfin, soyons réalistes : sommes-nous vraiment tout à fait neutres, entre l’URSS et les USA ? Notre genre de vie et nos goûts, nos libertés, notre civisme, n’auraient-ils pas déjà choisi pour nous ? Pense-t-on vraiment que l’un des camps nous saura gré de n’avoir pas voulu prendre parti ? Cela me paraît au moins douteux.

Je me suis borné, ce soir, à poser des problèmes. Lundi prochain, j’aborderai d’autres aspects de cette question brûlante. Et j’espère vous conduire non pas devant un choix, mais à l’entrée d’une voie raisonnable et humaine, sans aucun esprit partisan.

Au revoir, mes chers auditeurs !