(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — La Suisse et Strasbourg (II) (14 novembre 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — La Suisse et Strasbourg (II) (14 novembre 1949)

Chers auditeurs,

Rien, dans notre neutralité, n’empêche la Suisse d’entrer au Conseil de l’Europe. Rien, pas un mot, et pas un seul instant. C’est ce que je vous disais récemment, pour le grand étonnement de plusieurs d’entre vous, et je le répète avec la plus vive insistance. J’irai plus loin, ce soir, et je vous dirai : non seulement la neutralité n’interdit pas à ce pays de faire partie du Conseil de l’Europe, et d’envoyer des députés à l’Assemblée consultative, mais encore, la neutralité, que nous sommes tous prêts à défendre, nous fait un devoir de paraître à Strasbourg, et d’y affirmer notre point de vue. Suis-je assez clair ? Faut-il préciser davantage ? On dit et on répète partout : la Suisse est neutre, elle est donc obligée de se tenir à l’écart pour le moment. Mais je vous dis, et je compte le répéter partout : la Suisse, parce qu’elle est neutre, doit aller à Strasbourg. Elle doit y aller non pas malgré, mais à cause de sa neutralité. C’est ce paradoxe apparent que je vais tenter de vous expliquer en cinq minutes.

Plusieurs de nos journaux ont déjà exprimé, non sans mille précautions d’ailleurs, l’idée que la Suisse ne devrait pas ignorer totalement le Conseil de l’Europe, et devrait même considérer avec prudence l’idée de s’en rapprocher, peut-être un jour ou l’autre, éventuellement, et pas trop vite bien sûr… car, disent-ils avec le proverbe : les absents ont toujours tort. Je n’aime pas beaucoup cet argument, cette manière de courir lentement après les autres, à seule fin de n’être pas oubliés si jamais l’on partage le gâteau. À supposer que nous allions un jour à Strasbourg, les bons derniers, on nous demandera sans doute d’autres raisons, et de notre arrivée tardive, et de notre désir d’être « dans le coup ». On nous demandera des raisons positives. On nous demandera : qu’apportez-vous ?

S’il fallait que je réponde, ce jour-là, je m’écrierais sans hésiter : Messieurs ! ce que la Suisse vous apporte aujourd’hui, c’est ce qu’elle a de plus précieux, de plus original parmi toutes les nations du continent : c’est l’idée de la neutralité, telle qu’elle la vit et l’a vécue depuis cent ans. Cette déclaration surprendra, choquera sans doute les députés européens. Car il faut bien que nous le sachions. En Suisse : notre neutralité n’est pas bien vue, n’est pas très populaire chez nos voisins… On s’imagine — et c’est parfois trop vrai — que la neutralité n’est qu’une manière de laisser les autres se battre, et d’amasser des bénéfices à leurs dépens. Il faut prévoir que si nous apportons cette idée de neutralité, on commencera par nous répondre : — Merci, vous êtes vraiment gentils, mais gardez votre idée pour vous, et ne venez surtout pas vous en vanter devant ceux qui se sont battus, et dans une ville où tant de ruines se voient encore…

Alors il nous faudra bien expliquer que la neutralité n’est pas la peur des coups. Il nous faudra dire bien clairement : ce que nous appelons neutralité, c’est le refus de considérer la guerre comme une solution praticable. Or vous êtes là, Messieurs, pour préparer la paix, pour créer une force de paix. Vous le savez bien, ni la Russie ni l’Amérique ne peuvent gagner vraiment une guerre. On ne peut plus gagner une guerre moderne — personne n’a gagné la dernière — on ne peut plus que détruire sans fin, on ne peut plus s’emparer que de ruines, de cadavres radioactifs. Un bébé mort par la bombe atomique peut faire mourir pendant des semaines les animaux qui s’en approchent. Les cadavres eux-mêmes tueront. Vous êtes ici pour empêcher les choses. Et comment donc le pourrez-vous ? Nous voyons un moyen, un seul. C’est que l’Europe fédérée se déclare neutre. Et qu’elle s’arme, en même temps, pour assurer la défense de sa neutralité. Car nous le savons en Suisse, neutralité n’a jamais signifié désarmement, qui n’est qu’une prime à l’agresseur. Fédérons nos faiblesses pour en faire une grande force capable de dire aux deux camps : pas cela, pas votre guerre, ou pas ici ! Nous sommes là pour vous séparer.

Tout cela, bien entendu, ne veut pas dire que l’Europe fédérée neutre et armée, cesserait de se sentir plus proche des uns que des autres. Pendant la dernière guerre, en Suisse, nous étions neutres en fait, mais unanimes à condamner le national-socialisme. Le cœur n’est jamais neutre, et l’esprit encore moins.

Mais nous pensions servir la cause de la démocratie que nous aimons, en préservant pour notre part un îlot de liberté contre la guerre, toujours dictatoriale, toujours totalitaire.

Agrandir cet îlot aux dimensions de l’Europe, ce serait servir vraiment la paix, la liberté, l’avenir de nos enfants, — et du même coup servir les intérêts profonds des peuples de Russie et d’Amérique, en contribuant à empêcher leur guerre, qui serait leur perte à tous, que nul ne gagnerait.

Qu’allons-nous faire maintenant en Suisse ? Attendre encore et nous croiser les bras ? Quelle utopie ! Croyez-vous réellement que nos voisins ne vont pas nous poser la question, et nous forcer à prendre position ?

Il est au contraire bien certain qu’au cours des mois qui viennent la question sera posée. Je propose que nous répondions oui, la Suisse va venir à Strasbourg, et non pas en dépit de sa neutralité, mais à cause d’elle, — pour essayer d’en faire triompher le principe et de l’étendre à l’Europe entière.

En disant cela, nous serions à la fois des Suisses fidèles à leur plus forte tradition, et des Européens actifs.

Dites-moi, chers auditeurs, ce que vous en pensez. Et dites-le, c’est plus important, à vos représentants, à nos autorités. Poussez-les ! comme disait M. Spaak. Poussez-les vers la paix que vous voulez, la paix par l’Europe fédérée, oui, par l’Europe helvétisée.

Au revoir, à lundi prochain.