(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Encore notre neutralité (21 novembre 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Encore notre neutralité (21 novembre 1949)

Chers auditeurs,

Vous dire que ma dernière chronique vous a tous pleinement convaincus serait une exagération. Cette chronique, au contraire, semble avoir provoqué ce que l’on nomme des « mouvements divers », dans une assemblée politique, et je serai le dernier à m’en plaindre. Cela s’explique, au reste, facilement. J’abordais le sujet qui touche le plus les Suisses : je parlais de la neutralité. Et je soutenais ce paradoxe, qui dans le fond n’en est pas un, que la Suisse doit aller à Strasbourg, doit entrer au Conseil de l’Europe, non pas malgré sa séculaire neutralité, mais à cause d’elle, pour la faire triompher, si possible, sur le plan de l’Europe entière. Ce point de vue m’a valu quelques approbations, mais de beaucoup plus nombreuses objections. Je ne puis y répondre en détail, comme je le voudrais. Je vais donc les grouper en deux classes, en m’excusant de simplifier les arguments de mes correspondants : je suis forcé de simplifier aussi les miens.

Certains me reprochent de sembler faire de la neutralité un idéal, une sorte d’absolu, valable en soi ; alors que la neutralité, disent-ils, n’est rien d’autre qu’une politique, et qu’elle ne peut se justifier que par des conditions ménagées par l’Histoire.

Je suis d’accord. Il n’y a malentendu que sur mes intentions et mon tempérament. Je ne suis pas du tout neutre par nature, ni par goût ! Je ne le suis pas non plus par idéal. Je parlais d’une mesure politique, qui me paraît opportune pour l’Europe, champ de bataille désigné pour une guerre inutile entre l’URSS et les USA. Je ne suis pas non plus un sectaire pacifiste. Je ne demande pas que les tigres deviennent végétariens, mais je propose qu’on ne les laisse pas entrer dans la cuisine ou à la salle à manger, à l’heure du souper de la famille. En interdisant aux deux grands l’accès de leur champ de bataille européen, en neutralisant toute l’Europe, nous avons une chance de salut. Qu’on m’en montre une meilleure, et je veux bien avoir tort. Mais qu’on me la montre, et vite, et qu’on m’explique aussi comment une guerre nouvelle pourrait être gagnée, par qui que ce soit, et à quel prix.

Une autre tendance manifestée par mes correspondants est très bien résumée par les deux phrases suivantes, que je vous lis : « Il ne reste qu’une solution à la Suisse, si elle désire s’associer au Conseil de l’Europe, c’est d’abandonner sa neutralité. Cet abandon ne serait pas un sacrifice offert en contre-valeur d’avantages quelconques, mais un acte de foi en la nouvelle assemblée européenne. »

Je suis heureux qu’il y ait chez nous des hommes qui pensent ainsi. Je suis heureux de découvrir des auditeurs qui vont plus loin que moi, qui veulent aller plus vite. Et je serais le bon premier à m’associer à l’acte de foi qu’on nous propose ici. Mais je ne le crois pas politique. La politique, comme vous le savez, est l’art du possible. Et demander au peuple suisse, à une majorité du peuple suisse, qu’il consente un tel acte de foi, me paraît impossible dans le très court délai qui nous reste imparti pour faire l’Europe. Renoncer à la neutralité nécessiterait une révision de la constitution fédérale. Cette révision nécessiterait un vote du peuple, qui sur ce point précis, serait négatif. C’est dire que pratiquement, si l’on subordonnait l’entrée de la Suisse dans le Conseil de l’Europe à l’abandon de notre neutralité, nous n’irions jamais à Strasbourg.

Or, il se trouve qu’en réalité, et je le répète, la Suisse n’a pas besoin de modifier un seul mot de son statut de neutralité pour pouvoir adhérer au Conseil de l’Europe, ce dernier, n’étant pas une alliance militaire.

J’en reviens donc à la solution que je préconisais lundi dernier, parce qu’elle me paraît raisonnable, et praticable immédiatement. Je voudrais que la Suisse aille à Strasbourg, tout de suite, sans condition, sans régime de faveur, mais qu’elle y aille avec l’intention nette de défendre devant l’Assemblée l’idée de la neutralité européenne.

Personne ne peut savoir si nous réussirions. Je vous le disais lundi dernier : l’idée de neutralité n’est pas bien vue chez la plupart de nos voisins. Nous aurions à combattre une masse de préjugés, qui existent aussi chez nous, je ne le sais que trop. Et nous aurions à démontrer, surtout, que la neutralité proposée n’est pas un idéal de bourgeois en pantoufles, mais une mesure de sagesse politique, une chance au moins de sauver l’avenir de l’Europe, et de retarder ou d’empêcher la guerre des Blocs. Tenter cette chance, courir ce risque pour la paix, me paraît digne de nos traditions, et parfaitement possible à bref délai.

J’invite donc les fédéralistes qui font partie de notre mouvement à propager autour d’eux cette idée, préparant ainsi l’opinion pour l’entrée de la Suisse à Strasbourg.

L’opinion, j’y reviens toujours ! Car c’est elle, en fin de compte, qui décidera par ses représentants aux Chambres, ou par un grand vote populaire, vote auquel l’autre jour, à Soleure, le chef du Département politique fédéral a fait une allusion précise, et très remarquée.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain !