L’▶Europe est encore un espoir (8 décembre 1949)l m
Votre lettre est ◀la▶ meilleure preuve ◀de▶ ◀l’▶urgence ◀de▶ notre congrès. Elle dit tout haut ce que pensent des millions. Et elle ◀le▶ dit sans précautions, avec ◀la▶ calme outrance ◀de▶ ◀la▶ désillusion. Elle dit deux mots : trop tard. D’autres nous disent : trop tôt…
Entre ceux qui parlent comme vous, et ceux qui nous reprochent une hâte « imprudente », ◀la▶ différence n’est pas ◀de▶ jugement politique, mais ◀d’▶expérience humaine, et surtout ◀de▶ souffrance. Vous avez trop souffert ◀la▶ longue horreur des camps pour croire au sursaut ◀de▶ ◀l’▶humain qui pourrait seul sauver ◀l’▶Europe. ◀Les▶ autres dorment. Ils n’ont pas encore vu qu’on ne leur laissera plus ◀le▶ temps ◀d’▶être prudents.
Trop tard, dites-vous. « ◀L’▶Europe n’existe plus ». ◀Les▶ Russes et ◀les▶ Américains vont lui régler son compte, si ce n’est pas déjà fait. Et vous avez presque raison. Mais dans ce presque il y a tout notre espoir, bien plus, il y a ◀le▶ ressort ◀de▶ notre action. Je voudrais vous montrer que ce presque est une réalité, et qui change tout. Mon argument sera simple, ◀le▶ voici : Si notre Europe n’existait plus, si c’était vrai, vous ne pourriez plus même ◀le▶ dire, et cela pour des raisons que vous avez bien connues…
Or non seulement vous ◀le▶ dites, vous ◀l’▶écrivez, mais encore on va ◀l’▶imprimer, puisque votre lettre est « ouverte ». C’est qu’il y a donc encore un peu ◀d’▶Europe vivante. ◀L’▶Europe existe encore, là où ◀le▶ cri des hommes n’est pas étouffé dans leur bouche, ou dans ◀les▶ sources mêmes ◀de▶ leur révolte.
Vous allez me dire : « Ce n’est qu’une survivance. En réalité, ◀les▶ jeux sont faits. ◀Le▶ droit ◀de▶ parler nous est encore laissé, mais c’est qu’il n’a plus ◀d’▶importance. ◀La▶ possibilité ◀d’▶agir nous est ôtée. »
Venez donc à Lausanne, et nous en discuterons. (◀L’▶Europe existe encore, là où ◀le▶ dialogue existe.) Vous parlez ◀de▶ ◀la▶ « dernière illusion ◀de▶ ◀l’▶Europe ». J’en vois une autre, et votre lettre ◀la▶ traduit ◀d’▶une manière émouvante. C’est ◀l’▶illusion causée par ◀la▶ désillusion. Elle est très répandue, elle est si fascinante qu’elle risque bien ◀de▶ provoquer, comme tout vertige, ◀la▶ chute qu’elle imagine.
Cette illusion ◀d’▶optique consiste à voir une toute petite Europe ruinée entre deux colosses agressifs. Secouons-nous, détournons ◀les▶ yeux ◀de▶ cet abîme ◀d’▶angoisse, et calculons. ◀Le▶ tableau change en un clin d’œil.
À ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, nous sommes 300 millions : c’est deux fois plus que ◀l’▶Amérique, autant que ◀la▶ Russie et tous ses satellites. Sur ces 300 millions, dix pour cent ◀de▶ communistes ? Mais sur ◀les▶ 100 millions ◀de▶ satellites, quatre-vingt-dix pour cent qui ne sont pas communistes.
Une Europe en partie ruinée ? Mais elle relève déjà ses industries ; et ◀l’▶URSS n’a pas été traitée mieux qu’elle, qu’on s’en souvienne.
Une Europe entre deux colosses ? Mais gardons-nous des fausses symétries. ◀La▶ symétrie est une loi ◀de▶ ◀la▶ paresse, autant qu’un procédé ◀de▶ construction. Dans toutes ◀les▶ choses humaines, elle est une illusion. Il est vrai que ◀l’▶Amérique souhaite ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe. Ce n’est pas ◀la▶ même union que ◀les▶ Russes nous imposeraient ! ◀L’▶Amérique veut ◀l’▶Europe unie, parce qu’elle a besoin ◀de▶ nous en tant qu’Européens, autonomes, et même concurrents, non pas en tant qu’esclaves coûteux à entretenir. Et nous avons besoin ◀de▶ ◀l’▶Amérique, en retour ; nous n’avons pas besoin des Russes. ◀Les▶ Américains seront forcés ◀de▶ nous forcer à ◀l’▶union ou ◀de▶ nous abandonner, si nous n’arrivons pas, d’ici deux ans, à nous fédérer librement. Il ne dépend que ◀de▶ nous ◀d’▶y réussir.
◀Les▶ jeux ne sont donc pas faits. Il nous reste deux ans. Nous perdrons ces deux ans si ◀l’▶Europe dès maintenant se croit perdue, si elle cède au vertige, à ◀l’▶illusion ◀d’▶urne impuissance qui alors seulement deviendra vraie.
Cher ami, vous avez quelques raisons ◀d’▶être plus pessimiste que d’autres. Tous ceux qui ont lu votre livre ◀l’▶ont senti, et même s’ils ignoraient que c’était votre histoire. Je vous invite à Lausanne en tant que pessimiste. Je voudrais que vous adhériez à ma doctrine du pessimisme actif.
Un dernier mot sur ◀les▶ hommes politiques. Ils ont eu leur congrès ailleurs. À Lausanne, ce seront ◀les▶ savants, ◀les▶ poètes et ◀les▶ philosophes qui prendront enfin ◀la▶ parole. (Ils auraient dû ◀la▶ prendre les premiers.) Et M. Spaak, seul homme d’État invité à ◀la▶ conférence, est indemne du reproche ◀d’▶avoir vendu vos peuples. Mais je pense que vous avez tort ◀de▶ proposer qu’on choisisse un Grand Homme. Vous n’y croyez sans doute pas plus que moi. Et vous dites : « Ou bien un enfant… » Nous voici dans ◀le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶Avent, dans ◀les▶ nuits ◀les▶ plus longues ◀de▶ ◀l’▶année. Cherchons ensemble à distinguer ◀les▶ signes. ◀Les▶ Mages aussi pouvaient penser que ◀l’▶Étoile était illusion. Elle ◀les▶ conduisait dans ◀la▶ nuit vers un Enfant qui a sauvé ◀le▶ monde.