Demain l’▶Europe ! — Optimistes et pessimistes (19 décembre 1949)
Chers auditeurs !
Je ne vous parlerai pas, ce soir, des résultats pratiques auxquels vient ◀d’▶aboutir ◀le▶ congrès ◀de▶ ◀la▶ culture, à Lausanne. Certes, ces résultats sont importants. Ils ont exactement comblé ◀l’▶attente des organisateurs. Mais plutôt que ◀de▶ ◀les▶ énumérer en termes nécessairement techniques ou trop rapides, j’attendrai, pour vous en parler, ◀le▶ moment où, l’une après l’autre, ◀les▶ décisions ◀de▶ Lausanne se traduiront en faits, en institutions établies.
Aujourd’hui, je voudrais évoquer, à propos de notre conférence, un problème beaucoup plus général et plus directement humain : celui du pessimisme ou ◀de▶ ◀l’▶optimisme devant ◀l’▶Europe, devant ◀le▶ monde ◀de▶ demain.
◀Les▶ débats ◀de▶ Lausanne se sont ouverts « sous ◀le▶ signe », comme on dit, ◀d’▶un échange ◀de▶ lettres parues ◀le▶ matin même dans un journal vaudois, et qui opposait un pessimiste 100 % à ◀l’▶optimiste très relatif que je crois être. « Vous voulez fédérer ◀l’▶Europe, m’écrivait Virgil Gheorghiu, ◀l’▶auteur fameux ◀de▶ ◀la▶ Vingt-Cinquième Heure, mais c’est trop tard, il n’y a plus ◀d’▶Europe. ◀Les▶ Russes et ◀les▶ Américains ◀l’▶ont déjà partagée. Ils vont ◀la▶ fédérer, à leur manière, et votre Europe n’est plus qu’une illusion. » Je lui répondais : « Non, soyons sérieux. Si notre Europe vraiment n’existait plus, vous n’auriez même pas ◀le▶ droit ◀de▶ ◀le▶ dire et, encore moins, ◀de▶ ◀le▶ publier. Venez donc à Lausanne, et vous verrez ◀l’▶Europe, cette possibilité ◀de▶ parler librement, ◀de▶ chercher librement ◀la▶ vérité, sans souci ◀de▶ ◀la▶ police politique ni ◀d’▶un rendement matériel immédiat. » Gheorghiu répétait : ◀les▶ jeux sont faits, ◀la▶ vingt-cinquième heure a sonné. Je répondais qu’en réalité il est très tard, qu’il est peut-être 23h45, mais que nous pouvons utiliser le dernier quart d’heure pour redresser ◀la▶ situation — à condition, bien entendu, ◀de▶ ne pas perdre ces derniers moments à pleurer qu’ils soient ◀les▶ derniers. Celui qui dit : tout est perdu ! aura raison sans se fatiguer, car si on ◀le▶ croit, et si ◀l’▶on ne fait rien, alors tout sera perdu, c’est évident. Mais nous pouvons encore faire quelque chose : tant va ◀la▶ paix, tant va ◀l’▶espoir européen ! et c’est même là ◀le▶ vrai ressort ◀de▶ notre action.
Cette discussion ouverte, d’ailleurs fort amicale, a provoqué ◀d’▶assez vives réactions dans ◀l’▶opinion ◀de▶ plusieurs pays, et tout d’abord dans notre conférence. M. Spaak s’est élevé avec vivacité contre ◀le▶ défaitisme ◀de▶ ◀l’▶écrivain roumain. Celui-ci, malgré tout, était venu à Lausanne. Sa seule présence donnait ◀la▶ preuve qu’il espérait encore quelque chose ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ceux qui ont décidé ◀de▶ ◀la▶ sauver malgré tout. Au terme ◀de▶ ◀la▶ conférence, un journaliste lui ayant demandé s’il pensait encore que ◀le▶ congrès n’avait aucune utilité pratique, il répondit (et je ◀le▶ cite) : « Bien au contraire, je crois que cette conférence ne peut manquer ◀d’▶avoir une portée considérable. »
Mais pour un pessimiste converti, parce qu’il a suivi nos travaux, combien ◀de▶ millions ◀de▶ sceptiques vivent encore en Europe ? Comment être optimiste, quand on y songe ? ◀Le▶ suis-je encore, ou davantage après Lausanne ?
En fait, je ne ◀l’▶ai jamais été. Je vais, en quelques mots, m’expliquer sur ce point.
Quand je vois tant ◀d’▶Européens dormir à poings fermés au bord du gouffre ; quand je vois ◀les▶ objections tatillonnes et mesquines qu’ils opposent aux efforts ◀de▶ ceux qui veillent pour eux ; quand je vois ◀les▶ ragots, ◀les▶ calomnies parfois, qui récompensent notre action pour eux ; quand je ◀les▶ vois à la fois inconscients du danger et décidés à ne rien faire pour y échapper ; quand je ◀les▶ vois traiter ◀d’▶utopistes ceux qui indiquent ◀la▶ seule voie praticable ◀de▶ salut — vous ◀l’▶avouerais-je ? je me sens parfois tenté ◀de▶ leur dire : dormez en paix ! ◀La▶ police politique ou ◀la▶ bombe vous réveilleront bien assez tôt. Vous n’aurez pas volé votre mort, ou votre abjecte servitude. Pour moi, je retourne à ma littérature, en attendant notre commun naufrage.
Oui, voilà ce que je penserais, et voilà ce que je ferais, si je n’étais pas depuis que j’écris, depuis vingt ans, un pessimiste actif et si, depuis 20 ans, ma devise n’était pas celle ◀de▶ Guillaume le Taciturne : Point n’est besoin ◀d’▶espérer pour entreprendre, ni ◀de▶ réussir pour persévérer.
Personne ne peut dire aujourd’hui si ◀l’▶Europe sera sauvée, c’est-à-dire fédérée, par ◀la▶ volonté libre des Européens, en dépit de ◀l’▶inertie et ◀de▶ ◀la▶ frivolité ◀de▶ nos masses et ◀de▶ nos élites. Personne ne peut ◀le▶ savoir, car ◀les▶ chances sont égales. Mais qu’au moins quelques-uns sauvent ◀l’▶honneur ! Et pour reprendre ◀la▶ phrase admirable que prononçait en clôturant notre conférence ◀de▶ Lausanne son président, Salvador de Madariaga : — Si ◀l’▶Europe doit périr, que ce soit au moins une injustice !
Rien n’est perdu, bien au contraire. Lausanne a marqué une étape vers ◀la▶ construction ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est-à-dire une paix libre et juste. Rien n’est perdu, tant qu’il se trouve des hommes pour refuser ◀les▶ catastrophes, pour nier leur fatalité. On vous demande simplement ◀d’▶avoir confiance, ◀de▶ consentir ◀les▶ sacrifices locaux qui seront sans doute nécessaires au bien ◀de▶ ◀l’▶ensemble, ◀de▶ ne pas attendre que ◀le▶ voisin comprenne, et ◀de▶ ne pas vous ranger par inertie, dans ◀le▶ camp du désespoir facile, du cynisme nigaud, ◀de▶ ◀la▶ défaite sans gloire. Ce qui est acquis déjà permet un raisonnable espoir. J’essaierai ◀de▶ vous ◀le▶ montrer lundi prochain, en dressant un bilan provisoire ◀de notre action fédéraliste depuis un an.
Au revoir, chers auditeurs, joyeux Noël à tous !