Raisons et buts d’▶une conférence (janvier 1950)n o
◀La▶ condition profondément contradictoire dans laquelle vit ◀l’▶Europe, depuis dix ans, est entrée dans ◀la▶ phase critique. Elle est presque désespérée. Elle est aussi plus près que jamais ◀de▶ se résoudre en une synthèse. Il est vrai que ◀l’▶Europe est en train de se défaire. Elle n’a jamais étép plus menacée, plus divisée devant ◀le▶ péril, — plus angoissée et sceptique à la fois. Mais il n’est pas moins vrai que pour la première fois, dans toute sa longue histoire, — consciemment, — ◀l’▶Europe est en train de se faire !
Aux yeux ◀d’▶un esprit objectif, toutes ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀la▶ ruine sont réunies dans notre ciel et dans nos données immédiates ; mais ce sont ◀les▶ mêmes conditions qui pourraient être celles ◀d’▶une renaissance.
Nos divisions absurdes, par exemple, n’ont cessé ◀de▶ s’aggraver depuis dix ans — mais nous prenons conscience ◀de▶ leur absurdité. ◀L’▶avènement brusque et stupéfiant ◀de▶ deux empires extraeuropéens décourage des millions d’entre nous, mais il réveille aussi ◀le▶ sentiment ◀d’▶un destin commun ◀de▶ nos peuples. Enfin, ◀l’▶indifférence écœurée, ◀l’▶abandon aux fatalités ◀de▶ ◀l’▶histoire, se voient combattus par ◀l’▶élan vers ◀l’▶union, vers ◀la▶ fédération, dont témoignent notre Mouvement, ◀l’▶espoir encore tremblant des masses, ◀l’▶Assemblée de Strasbourg, cette conférence ◀de▶ ◀la▶ culture.
Je parle ◀d’▶un espoir tremblant. ◀Le▶ sentiment ◀le▶ plus répandu, j’allais dire ◀le▶ plus populaire dans nos pays, c’est en effet ◀la▶ peur, une peur souvent voilée par cette indifférence qui fait dire aux troupiers : « Il ne faut pas chercher à comprendre. » Il y a aujourd’hui une manière proprement européenne ◀d’▶avoir peur ◀de▶ ◀l’▶avenir : et c’est ◀la▶ peur ◀d’▶une guerre que d’autres viendraient faire sur notre sol, et sur ◀le▶ corps ◀de▶ nos enfants ; c’est ◀l’▶angoisse ◀de▶ devenir ◀les▶ objets ◀d’▶une guerre des autres, qui serait perdue par nous, quelle que soit son issue. Mais il y a, en même temps, une manière européenne ◀d’▶espérer, un espoir proprement européen, c’est celui ◀de▶ réussir notre fédération, et ◀de▶ retrouver par là même une puissance capable ◀d’▶imposer ◀la▶ paix.
Telle est ◀la▶ situation contradictoire dans laquelle nous sommes engagés. À son point ◀de▶ crise, où nous sommes, il dépend en partie ◀de▶ nous que ◀l’▶espoir ait raison du désespoir. Mais il faut aller vite, et viser juste.
Tandis que s’esquissent, à Strasbourg, ◀les▶ cadres politiques ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, il est grand temps ◀de▶ définir ◀la▶ visée, ◀la▶ portée humaine ◀de▶ cette action, ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀la▶ communauté européenne. Tel est ◀le▶ but ◀de▶ cette Conférence.
Ce qu’on attend ◀de▶ nous ici, c’est d’abord une réponse à ◀la▶ question dangereuse que posent nos circonstances historiques : pourquoi ◀l’▶Europe ? qu’a-t-elle à dire aux hommes ? quels sont ses droits humains et spirituels à ◀l’▶existence indépendante ? Et c’est ensuite une étude des moyens qui pourront assurer cette existence ; des mesures pratiques et institutionnelles propres à garantir et développer ◀l’▶exercice ◀de▶ ◀la▶ pensée libre, sans laquelle ◀l’▶Europe n’est plus rien.
On pourrait discuter sans fin sur ◀le▶ titre ◀de▶ cette Conférence. ◀Les▶ mots européen, culture, prêtent à des controverses trop faciles.
Dès qu’on parle ◀d’▶Europe, ◀d’▶unir ◀l’▶Europe, chacun commence par dire : « Il n’y a plus ◀d’▶Europe ! » et finit par offrir une belle définition ◀de▶ ce qu’est ◀l’▶Europe, ◀de▶ ce qu’elle a été, ◀de▶ ce qu’elle devrait être à son sens. Et ce dialogue à plusieurs voix reste, à tout prendre, ◀la▶ vraie définition ◀de▶ ◀l’▶Europe, une et diverse.
De même, dès que ◀l’▶on parle ◀de▶ culture, chacun donne à ce mot des réalités hétéroclites : inventions techniques et beaux-arts, hygiène, éducation, et procédé ◀de▶ construction ; littérature, philosophie, et doctrines ◀de▶ ◀l’▶État ; conceptions ◀de▶ ◀la▶ liberté, ◀de▶ ◀la▶ justice et ◀de▶ ◀la▶ dignité humaine ; esprit critique ; et toute ◀la▶ vie des religions. Culture peut signifier aussi prise de conscience ◀de▶ ◀la▶ vie, besoin perpétuel ◀d’▶approfondir et ◀d’▶illustrer ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶existence, ◀d’▶augmenter ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ◀l’▶homme, tant sur lui-même que sur ◀les▶ choses. Culture peut signifier, enfin, ◀l’▶ensemble des procédés ◀de▶ création et ◀de▶ transmission ◀de▶ leurs principes.
Je souhaite que notre Conférence s’interdise ◀les▶ débats académiques auxquels prêtent ces définitions. À toutes fins utiles, elle partira ◀de▶ ◀l’▶idée que ◀la▶ culture, ce sont ◀les▶ réalités intellectuelles et spirituelles qui ont fait ◀de▶ ◀l’▶Europe autre chose et beaucoup plus que ce qu’elle est dans sa réalité physique, autre chose que ce fameux « Cap de l’Asie » toujours cité. Si nous faisons du bon travail ici, personne ne perdra plus son temps à se demander ce qu’est ◀la▶ culture. Et comme on juge ◀l’▶arbre à ses fruits, on jugera ◀la▶ culture sur sa récolte.
Deux mots sur ceux qui ne sont pas venus ici. Quand Dieu veut perdre une société, il ne commence pas toujours par ◀la▶ rendre folle, il se contente parfois ◀de▶ ◀l’▶endormir. Je veux dire qu’il surcharge ses élites ◀d’▶occupations accablantes et flatteuses, qui ne leur laissent plus une seconde pour distinguer ◀l’▶approche des catastrophes. On demande à certains « grands noms » ◀de▶ venir participer au sauvetage ◀de▶ ◀l’▶Europe. Ils nous répondent qu’ils ont un rhume, qu’ils ont promis une conférence. D’autres invoquent un besoin subit ◀de▶ se retirer pour méditer. Regrettons-◀le▶, pour eux surtout. S’ils sont un jour jetés, ce qu’à Dieu ne plaise, dans certains « camps ◀de▶ rééducation sociale », ils auront enfin ◀le▶ temps ◀de▶ méditer sur ◀les▶ raisons urgentes qui motivaient un rassemblement comme le nôtre. Ils comprendront qu’il est certains moments ◀de▶ ◀l’▶histoire où ◀l’▶on ne peut renverser ◀les▶ destins qu’en y allant tous ensemble, et toutes affaires cessantes.
Pour être juste, il faut reconnaître que beaucoup ◀d’▶intellectuels redoutent non sans raison ◀l’▶atmosphère des congrès, inconsidérément multipliés ◀de▶ nos jours. Je ◀les▶ comprends, et je comprends surtout ceux d’entre eux qui sont écrivains. Il y a des gouffres, des abîmes, entre ◀la▶ création dans une chambre nocturne, et ◀les▶ institutions dont nous allons parler ! « Qu’est-ce que cela peut bien me faire ? dit ◀le▶ poète. Cela ne m’aide pas à trouver une image… » Certes, mais ◀l’▶écrivain n’est pas indifférent au sort des livres qu’il publie, ni à leur diffusion, ni aux entraves qu’elle rencontre partout aujourd’hui — et voilà nos problèmes pratiques.
Et il n’est pas indifférent — (ou c’est un mauvais écrivain) — au destin ◀de▶ ◀la▶ communauté dont il écrit ◀la▶ langue, où sa voix porte, qui peut ◀le▶ nourrir ou ◀l’▶asservir, ◀l’▶écouter ou ◀le▶ censurer, — et voilà tout ◀le▶ problème des valeurs à sauver, et des institutions qui pourront ◀les▶ défendre.
◀Le▶ rapport général, établi pour ◀l’▶information des délégués, n’a ◀d’▶autre ambition que ◀de▶ signaler et ◀de▶ classer ◀les▶ problèmes qui se sont révélés urgents, au terme ◀d’▶une enquête dans nos divers pays. Chacun des groupes nationaux du Mouvement européen a reçu d’abord un questionnaire sur ◀l’▶état des problèmes concrets ◀de▶ ◀la▶ culture dans son pays. Dix-sept groupes ont donné des réponses détaillées. Je tiens à souligner qu’une telle enquête n’avait jamais encore été tentée. Nous avons dû ◀l’▶improviser avec des groupes en pleine période ◀de▶ formation. Elle nous a permis ◀de▶ mieux voir ◀l’▶intérêt capital qu’il y aurait à dresser systématiquement un inventaire aussi des lacunes, des obstacles, permettant ◀de▶ délimiter des zones critiques où concentrer ◀l’▶effort. Puis, des études plus détaillées, sur des projets concrets, nous ont été remises. Enfin, ◀le▶ Bureau ◀d’▶études ◀de▶ Genève a fourni plusieurs notes et documents. Sur ◀la▶ base ◀d’▶une quinzaine ◀de▶ rapports nationaux, ◀d’▶une trentaine ◀de▶ rapports spéciaux, et des documents précités, ◀le▶ rapport général a tenté ◀d’▶opérer une synthèse provisoire, en guise d’introduction aux travaux ◀de▶ ◀la▶ conférence. Précisons bien que ce rapport n’est pas un instant destiné à faire ◀l’▶objet des discussions ◀de▶ ◀la▶ conférence. Il en introduit ◀les▶ sujets. Il veut servir ◀d’▶exposé des motifs à ◀la▶ série ◀de▶ résolutions pratiques qui seront proposées et mises au point par ◀les▶ commissions du congrès.
◀La▶ section culturelle du Mouvement européen6 avait estimé tout d’abord que deux commissions suffiraient : l’une consacrée au problème des échanges, l’autre aux institutions à développer ou à créer, ◀les▶ problèmes non techniques restant, bien entendu, réservés aux débuts ◀de▶ ◀l’▶ensemble du congrès, siégeant en commission générale. Il nous apparaît qu’il y a lieu ◀de▶ prévoir une nouvelle commission, consacrée à ◀l’▶éducation et à ◀l’▶enseignement.
I. ◀Les▶ échangesq
◀La▶ question des échanges. — ◀La▶ situation présente est bien connue. ◀Les▶ congressistes auront vite dressé ◀la▶ liste des obstacles douaniers et monétaires, et des mesures prétendues « protectionnistes » qui loin de ◀les▶ protéger, paralysent nos cultures. Par quelle méthode peut-on surmonter ces obstacles ? C’est tout ◀le▶ problème qu’il faudra résoudre. Reste à savoir dans quel esprit.
À cet égard, il me paraît que certaines expressions chères aux experts et aux documents officiels, seraient propres à nous égarer. On parle beaucoup, par exemple, « ◀d’▶organiser ◀les▶ échanges culturels ». Observons tout d’abord qu’il n’en serait pas question si ◀les▶ frontières étaient ouvertes, et ◀l’▶union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe réalisée. Nos cultures, prisonnières des cadres nationaux, ne doivent pas chercher des moyens ◀de▶ correspondre un peu plus facilement ◀de▶ prison à prison. Elles doivent au contraire exiger leur « élargissement » immédiat, sans condition.
◀Le▶ terme même « ◀d’▶échanges culturels », avouons-◀le▶, est devenu bien déplaisant, à force ◀d’▶avoir servi ◀d’▶échappatoire facile aux fonctionnaires chargés (bien malgré eux, souvent) des problèmes réputés « secondaires » ◀de▶ ◀la▶ culture. Ils tentent ◀de▶ s’en tirer en consentant à ◀la▶ culture ce petit va-et-vient ◀d’▶échanges surveillés que leurs douaniers et leurs agents fiscaux sauront bientôt réduire à presque rien. Il en résulte au mieux quelques petits décrets concernant ◀les▶ voyages ◀de▶ quelques professeurs bien vus des pouvoirs, ◀de▶ quelques boursiers bons élèves ; et quelques phrases bien plates sur ◀l’▶indispensable solidarité ◀de▶ nos nations. Une hypocrisie ennuyeuse.
Prétendre « organiser ◀les▶ échanges », prenons-y garde, c’est en fait reconnaître ◀les▶ droits que ◀l’▶État s’est arrogés, et qu’il s’agit ◀de▶ lui dénier radicalement — ◀le▶ droit ◀d’▶élever ou ◀d’▶abaisser des obstacles arbitraires à ◀la▶ circulation des idées, des personnes, et des œuvres ; c’est d’autre part, presque automatiquement, favoriser ceux qui ne gênent personne, ceux qui sont ◀le▶ moins créateurs ou novateurs, ceux qui font ◀le▶ moins peur aux fonctionnaires, ceux qui en un mot, ont ◀l’▶âme naturellement officielle.
Si ◀l’▶on veut que ◀les▶ échanges redeviennent ce qu’ils ont toujours été dans ◀les▶ périodes ◀de▶ vitalité ◀de▶ ◀la▶ culture — échanges ◀de▶ découvertes à ◀l’▶état naissant, ◀de▶ produits originaux, ◀de▶ curiosités avides, ◀d’▶expressions authentiques ◀de▶ ◀la▶ sensibilité, ◀de▶ passions mêmes, et non pas ◀de▶ simples déplacements ◀de▶ forts en thème — nous devons :
1° abandonner, et au besoin dénoncer ◀la▶ méthode ◀de▶ « ◀l’▶organisation des échanges »,
2° exiger ◀la▶ suppression pure et simple, immédiate, des obstacles à ◀la▶ libre circulation des personnes, des œuvres, et des instruments ◀de▶ travail, dans toute ◀l’▶étendue ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Supprimer tous ces droits ◀de▶ douane ou ◀de▶ visas, dont ◀le▶ bénéfice est dérisoire pour ◀les▶ États, dont ◀la▶ charge est ruineuse pour ◀la▶ culture.
Et surtout ne proposons pas, dans ce domaine, ◀de▶ nouveaux organismes ! C’est ◀la▶ paresse ◀d’▶esprit qui entraîne tant de Comités à proposer ◀de▶ nouvelles machines bureaucratiques. Restaurer ◀la▶ culture, c’est aussi alléger du poids mort des organisations ! Qu’on n’essaie pas ◀d’▶organiser ◀la▶ vie, qu’on ◀la▶ laisse libre ! ◀La▶ seule idée ◀d’▶une respiration organisée, n’est-il pas vrai, vous coupe ◀le▶ souffle. Qu’on n’essaie pas ◀de▶ créer par décrets ◀l’▶unité ◀de▶ notre culture : elle existe, elle était aux origines, elle n’a cessé depuis ◀de▶ se reformer et ◀de▶ s’enrichir ◀de▶ mille diversités. Qu’on ◀la▶ laisse libre ◀de▶ se manifester ! ◀L’▶Europe ouverte, et rien de plus, mais rien ◀de▶ moins, voilà ◀la▶ solution, voilà ◀le▶ remède pratique à presque tous ◀les▶ maux que vous allez recenser.
II. ◀Les▶ institutions
À ◀la▶ suppression des obstacles matériels et légaux à nos échanges doit correspondre un effort positif. Il serait insuffisant et vain ◀de▶ vouloir revenir simplement à ◀la▶ condition libérale qui était celle ◀de▶ ◀l’▶esprit en Europe avant ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914. C’était ◀le▶ beau temps, je ◀le▶ sais. ◀L’▶on pouvait lire, dans ◀l’▶Annuaire ◀de▶ ◀la▶ Compagnie européenne des wagons-lits, au chapitre sur ◀les▶ passeports : « ◀Le▶ passeport n’est exigé que pour ◀la▶ Russie. Pour ◀l’▶entrée dans tous ◀les▶ autres pays, ◀la▶ carte ◀de▶ visite suffit » !
Mais cette liberté des échanges n’a pas suffi à réduire ◀les▶ nationalismes ; bien au contraire, c’est elle qui, par ◀la▶ suite, a succombé devant leurs exigences. Il nous faut aujourd’hui faire un grand pas de plus, et créer des institutions qui garantissent et manifestent ◀l’▶unité ◀de▶ nos cultures dans leur diversité. Il faut doter ◀l’▶Europe unie ◀d’▶instruments ◀de▶ travail qui soient à ◀l’▶échelle continentale. Il faut aussi former ◀les▶ jeunes hommes qui deviendront ◀les▶ porteurs ◀de▶ ◀l’▶idée fédérale, sans laquelle nos réformes techniques et matérielles resteront lettre morte.
Au premier rang figure une institution clé, ◀le▶ Centre européen de la culture. Parmi ◀les▶ innombrables organismes « culturels » que ◀le▶ xxe siècle a vu naître, il est frappant ◀de▶ constater qu’il n’en existe pas un seul qui ait pour objet ◀l’▶Europe comme unité. ◀Les▶ uns veulent embrasser ◀le▶ monde entier, tandis que ◀les▶ autres se limitent à une nation, à une région géographique, ou à une discipline particulière. Pourtant, il est incontestable que nos pays forment un ensemble, un complexe organique ◀de▶ culture, facile à distinguer ◀de▶ ses voisins, et qu’en tout cas, ceux-ci distinguent souvent mieux que nous. Il est étrange que cet ensemble n’ait pas encore été étudié en tant que tel, ◀d’▶une manière systématique ; et qu’il n’existe aucune institution capable ◀de▶ renseigner sur ◀l’▶Europe en général, sur sa situation présente, sur ◀l’▶état ◀de▶ ses forces et ◀de▶ ses faiblesses, sur ses possibilités et ses lacunes. Que ◀le▶ besoin ◀d’▶une telle institution soit urgent, rien ne saurait mieux ◀le▶ faire sentir que ◀les▶ difficultés qu’a rencontrées ◀la▶ préparation même ◀de▶ cette conférence, et que ses insuffisances inévitables dans l’état actuel des choses. Je tiens à rappeler que, dès ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye, avait été demandée ◀la▶ création ◀d’▶un Centre européen de la culture, dont ◀les▶ attributions furent esquissées par ◀la▶ résolution culturelle du congrès.
Au mois ◀de▶ février 1949, ◀le▶ Mouvement européen ouvrait à Genève un Bureau ◀d’▶études 7 chargé ◀de▶ préparer ◀l’▶œuvre du Centre. Enfin, au mois ◀de▶ septembre ◀de▶ ◀la▶ même année, ◀l’▶Assemblée consultative ◀de▶ Strasbourg votait à ◀l’▶unanimité une recommandation favorable à ◀la▶ création ◀d’▶un Centre européen de la culture.
◀Le▶ travail du Bureau ◀d’▶études ◀de▶ Genève, depuis quelques mois, a permis ◀de▶ serrer de plus près ◀la▶ question. Il a conduit aux conclusions pratiques dont ◀l’▶exposé détaillé se trouve dans ◀le▶ rapport relatif au Centre culturel. ◀Le▶ besoin est donc reconnu, ◀les▶ plans sont là. ◀La▶ Conférence décidera du sort qu’il faut leur réserver.
Il en va de même pour ◀le▶ Collège ◀d’▶Europe, à Bruges, collège qui permettrait ◀de▶ former ◀les▶ « grands commis européens », dont ◀les▶ futures institutions ◀de▶ ◀l’▶Europe unie auront évidemment besoin.
Enfin, je mentionnerai un projet ◀d’▶Institut européen des sciences politiques et sociales ; et ce projet surtout ◀d’▶un Fonds européen pour ◀les▶ recherches scientifiques, dont ◀l’▶importance capitale ne saurait échapper à personne, et dont M. Dautry a magistralement exposé ◀les▶ motifs.
III. ◀L’▶enseignement
Quant à ◀la▶ commission proposée tout à ◀l’▶heure, qui s’occuperait ◀de▶ ◀l’▶enseignement européen, deux mots seulement, mais importants.
◀La▶ préparation ◀de▶ cette Conférence, ◀l’▶abondance et ◀la▶ qualité des rapports reçus sur ◀les▶ questions ◀d’▶éducation, ont montré à quel point ce souci est général dans nos pays.
Tout le monde se rend parfaitement compte que ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶union européenne dépend en premier lieu ◀de▶ ◀la▶ création ◀d’▶une élite responsable ◀de▶ jeunes gens, formés dans un esprit supranational. Cette tâche, comme ◀l’▶écrit M. Jean Bayet8, « exigera ◀la▶ bonne volonté ◀de▶ plusieurs générations, [mais] réclame aussi un départ extrêmement vif et net ». ◀L’▶effet ◀de▶ choc que produira sur ◀l’▶opinion publique ◀l’▶institution rapide ◀d’▶un enseignement européen constituera ◀la▶ meilleure propagande pour notre union, et peut-être ◀la▶ seule acceptable.
Toutes ces activités et ces institutions demanderont des fonds, qui aujourd’hui n’existent pas. Ils pourraient facilement être créés par ◀le▶ blocage, au titre européen, ◀d’▶une fraction du budget ◀de▶ ◀l’▶Éducation, dans chaque pays.
◀Les▶ gouvernements et ◀l’▶économie privée invoqueront leurs charges écrasantes ou leurs bénéfices diminués. Nous invoquerons ◀le▶ fait que, si ◀le▶ sentiment ◀d’▶un destin spirituel commun, et ◀l’▶énergie créatrice des Européens ne sont pas réveillés, ◀les▶ États et ◀l’▶économie privée courent à leur perte inéluctable. Nous devons mettre nos gouvernements devant un choix. Un ordre ◀de▶ priorité doit être ◀d’▶urgence établi. Il est probable que ◀le▶ prix ◀de▶ revient ◀d’▶une seule bombe atomique dépasse largement ◀le▶ budget annuel des institutions que nous venons de proposer. ◀Le▶ prix ◀d’▶une seule bombe atomique couvrirait donc ◀le▶ budget global ◀d’▶une renaissance ◀de▶ ◀la▶ culture européenne. Construire des engins ◀de▶ mort qui coûtent des milliards, quand on refuse ◀de▶ trouver ◀les▶ millions qui permettraient ◀de▶ développer ◀la▶ recherche scientifique pour ◀la▶ paix et ◀la▶ vie, c’est ◀la▶ folie ◀de▶ ◀l’▶Occident moderne. À tel point qu’on se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux être restés barbares, que ◀de▶ nous être aussi mal civilisés. ◀La▶ Conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture faillirait à sa vraie mission, si elle n’élevait pas, contre une pareille folie, ◀le▶ cri des hommes.
Et maintenant, pour quelles fins réelles voulons-nous ces moyens ◀de▶ culture, et cette éducation ◀d’▶une conscience commune ◀de▶ ◀l’▶Europe ? ◀La▶ question doit être posée. Elle est d’ailleurs spécifiquement « européenne ».
Qu’il soit bien clair que nous n’entendons pas substituer aux nationalismes locaux une sorte ◀de▶ nationalisme européen. ◀L’▶Europe s’est, ◀de▶ tout temps, ouverte au monde entier. Elle a toujours conçu sa civilisation comme un ensemble ◀de▶ valeurs universelles. Il ne s’agit donc pas, pour nous, ◀d’▶opposer une nation européenne aux grandes nations ◀de▶ ◀l’▶Est et ◀de▶ ◀l’▶Ouest ; ni ◀de▶ vouloir une « culture européenne » synthétique, valable pour nous seuls et fermée sur elle-même : ce serait trahir ◀le▶ génie ◀de▶ ◀l’▶Europe, nous couper ◀de▶ ses sources chrétiennes et humanistes. Notre ambition, c’est ◀de▶ contribuer à ◀l’▶union ◀de▶ nos pays, qui sera leur seul salut, par ◀le▶ moyen ◀d’▶une renaissance ◀de▶ leur culture dans ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶esprit, qui est leur vraie force. Et notre objet ne sera pas non plus ◀de▶ dénoncer ce qui se pratique ailleurs, car nous ne pouvons réformer que nous-mêmes. Nous n’acceptons pas ◀la▶ scission que symbolise ◀le▶ rideau ◀de▶ fer ; mais nous pensons que ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ ramener vers ◀l’▶Occident ◀les▶ peuples séparés, c’est ◀de▶ leur offrir ◀l’▶image ◀d’▶une Europe rénovée par ◀l’▶union dans ◀la▶ liberté, ◀d’▶une Europe qui prend au sérieux sa vocation particulière dans ◀le▶ monde.
Une Europe affaiblie, et divisée par vingt nationalismes et autant ◀de▶ barrières ◀de▶ douanes, ne saurait plus être un pôle ◀d’▶attraction. Une Europe proclamant des principes sans ◀les▶ appliquer fermement, n’aurait bientôt plus ◀le▶ droit ◀de▶ parler.
Prendre au sérieux ◀la▶ vocation européenne, c’est une mission ◀de▶ vigilance dont ◀les▶ intellectuels des pays libres doivent se sentir plus que jamais responsables. Il leur incombe ◀de▶ rappeler sans relâche aux gouvernants, comme aux législateurs sociaux et aux experts, qu’un certain nombre ◀de▶ principes moraux ne sauraient être négligés dans ◀la▶ pratique sans que ◀l’▶Europe perde ses droits à ◀l’▶existence et à ◀l’▶autonomie.
Si nous exerçons, à Lausanne, cette action ◀de▶ vigilance publique, on pourra dire vraiment ◀de▶ notre Conférence qu’elle fut ◀le▶ congrès ◀de▶ ◀la▶ conscience européenne. Une conscience malheureuse, il est vrai, tourmentée, coupable, — comme toute conscience, en dernière analyse.
C’est notre lot ◀d’▶Européens, et c’est notre mission profonde, ◀de▶ préférer toujours ◀la▶ conscience au bonheur. Vocation tragique et féconde, qui nous apparaît plus clairement depuis que se dressent à ◀l’▶Est comme à ◀l’▶Ouest deux civilisations plus jeunes, filles ◀de▶ ◀la▶ nôtre, dont l’une, qui nous est chère, cultive un idéal eudémonique, ◀l’▶idéal ◀d’▶un bonheur assuré.
Il est frappant que ◀le▶ bonheur, en Europe, n’ait trouvé ses plus hautes expressions que dans quelques tableaux classiques ou paysages impressionnistes, dans quelques brefs poèmes, quelques prières. C’est par ◀la▶ musique seule ◀de▶ Bach ou ◀de▶ Mozart que nous en possédons ◀la▶ substance idéale, que nous en respirons ◀le▶ climat nostalgique.
Et nous ici, nous ne sommes pas réunis pour tracer des plans ◀d’▶innocence et ◀de▶ prospérité organisée. Nous tenterons, sobrement, ◀de▶ trouver ◀les▶ moyens qui permettent ◀le▶ libre exercice ◀de▶ nos vocations tourmentées ; des moyens ◀de▶ vivre, oui, mais selon notre foi, sans renier nos raisons ◀de▶ vivre. Sauvons ◀l’▶Europe tragique, pour que nos descendants puissent encore habiter en esprit, par ◀la▶ grâce des chefs-d’œuvre futurs, au ciel ◀de▶ ◀la▶ musique — dans une Europe heureuse.