Demain l’▶Europe ! — Bon demi-siècle ! (2 janvier 1950)
Chers auditeurs,
Vous venez ◀d’▶émettre et ◀d’▶enregistrer, ces jours derniers, un nombre incalculable ◀de▶ vœux ◀de▶ bonne année. Je suis en retard ◀de▶ 24 heures, mais je me rattrape, car, en effet, ce que je voudrais vous apporter ce soir, ce sont mes vœux pour un bon demi-siècle, pour une bonne deuxième manche ◀de▶ xx e siècle. Mais vous ◀le▶ savez aussi bien que moi, ◀les▶ vœux que nous échangeons le Premier ◀de▶ ◀l’▶an, comme on se dit bonjour chaque matin, n’ont pas ◀la▶ moindre chance ◀de▶ se réaliser, s’ils ne sont pas ◀les▶ gages ◀d’▶une volonté, ◀d’▶une possibilité ◀d’▶agir. Et certes, ◀les▶ conventions, c’est quelque chose ◀de▶ très sérieux. Sans convention nous ne serions que des brutes. ◀La▶ vie sociale deviendrait un plaisir : celui du tigre dans ◀la▶ bergerie. ◀Les▶ billets ◀de▶ banque aussi sont des signes, des gages, et c’est par convention qu’ils prennent leur seule valeur : s’ils ne sont pas couverts par une réserve ◀d’▶or, ce sont des bouts ◀de▶ papier, un peu plus sales que d’autres, et qui ne signifient rien du tout. Que peuvent bien signifier nos vœux ◀d’▶avenir ? Cela dépend d’une part des possibilités que nous a léguées la première moitié ◀de▶ ce siècle, et d’autre part ◀de▶ notre volonté ◀d’▶en tirer quelque chose ◀d’▶humain. Voyons d’abord ◀les▶ possibilités : elles sont prodigieusement contradictoires. Quelques exemples suffiront à ◀le▶ rappeler.
◀Les▶ guerres et ◀les▶ révolutions qui ont occupé la première partie ◀de▶ notre siècle ont tué, rien qu’en Europe, quelque 40 millions ◀de▶ personnes, hommes, femmes, enfants et militaires, parmi lesquels 6 millions ◀de▶ Juifs brûlés vivants par Hitler, et deux millions ◀de▶ koulaks liquidés par Staline. Ce n’est pas mal. C’est plus que toutes ◀les▶ guerres du monde depuis des siècles entiers, n’avaient pu obtenir comme rendement brut. Et pourtant, ◀la▶ population totale ◀de▶ ◀l’▶Europe a augmenté. Et ◀la▶ longévité moyenne s’est élevée ◀de▶ plusieurs années.
◀La▶ bombe atomique a grillé, fondu comme du beurre puis évaporé en quelques secondes plus ◀de▶ 200 000 Japonais qui vaquaient à leurs occupations. Et on en a beaucoup parlé. Mais ◀la▶ pénicilline a sauvé en silence des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ vies.
Jamais ◀les▶ nationalismes n’ont été plus férocement idiots, bornés et intolérants. Mais jamais non plus ◀le▶ désir ◀d’▶union des peuples n’a été plus général. Certes, ◀la▶ SDN a fait un four, comme on dit au théâtre. Certes, les Nations unies ne valent guère mieux : elles ont commis ◀les▶ mêmes fautes, dès ◀le▶ départ. Mais ◀l’▶idée ◀d’▶une vraie fédération, soit mondiale, soit européenne, ne cesse ◀de▶ progresser malgré ces déconvenues et ces détournements ◀d’▶espoirs.
Un dernier exemple : celui ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀de▶ circuler. En 1905, on pouvait lire dans ◀l’▶Annuaire ◀de▶ ◀la▶ Compagnie des wagons-lits et des grands express européens, au chapitre des passeports, ◀les▶ phrases suivantes : « ◀Le▶ passeport n’est exigé que pour ◀l’▶entrée en Russie. Pour tous ◀les▶ autres pays, ◀la▶ carte ◀de▶ visite suffit. » Aujourd’hui … je n’insiste pas. Nous avons progressé ◀de▶ 50 ans vers ◀la▶ paralysie finale des échanges, et cela pour des raisons que ◀les▶ bureaucrates sont ◀les▶ seuls au monde à connaître, et qu’ils se gardent bien ◀de▶ nous révéler, si toutefois elles existent. Cependant, ◀les▶ moyens ◀de▶ transport ont progressé en sens inverse. Un avion ◀de▶ tourisme vient de couvrir en 7 heures ◀la▶ distance ◀de▶ New York à Londres. Nos capitales sont à 2 ou 3 heures ◀les▶ unes des autres. Il en résulte que, pratiquement, ◀l’▶Europe est aujourd’hui plus petite que notre Suisse il y a cent ans.
Oui, tout a progressé, depuis 50 ans — dans un sens ou dans l’autre… Vouloir plus, toujours plus, et ◀de▶ tout à la fois, et même si c’est contradictoire, telle est ◀la▶ passion ◀de▶ notre siècle. On veut augmenter à la fois ◀les▶ bénéfices et ◀les▶ salaires, arrangez-vous ; ◀la▶ production, mais aussi ◀les▶ loisirs ; ◀la▶ puissance des armes, mais aussi celle des remèdes ; ◀la▶ rapidité des transports, mais aussi ◀les▶ contrôles douaniers ; on veut ◀le▶ beurre et ◀l’▶argent du beurre, et 10 fois, 100 fois plus ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre…
Des hommes ◀de▶ 1900 croyaient que ◀le▶ progrès c’était tout simple ; qu’il allait toujours dans ◀le▶ même sens, et nécessairement vers ◀le▶ mieux. Nous avons appris en cinquante ans que ◀le▶ progrès va dans ◀les▶ deux sens vers ◀le▶ mal en même temps que vers ◀le▶ bien.
Tout compte fait, ce mieux et ce pire se neutralisent à peu près. Mais ce qui a vraiment augmenté, ce sont nos risques d’une part, nos chances ◀de▶ l’autre, et par exemple : nos pouvoirs ◀de▶ tuer ou ◀de▶ faire vivre. Il en résulte une formidable augmentation ◀de▶ nos responsabilités ◀d’▶hommes et ◀de▶ citoyens. Voilà ◀le▶ seul progrès certain.
Rendons-nous compte, en ce début ◀d’▶un demi-siècle décisif, que jamais ◀l’▶homme n’a couru plus grand péril ◀d’▶esclavage et ◀de▶ [illisible], mais que jamais non plus, il ne s’est vu si près ◀d’▶assurer son pouvoir sur ◀les▶ choses et ◀la▶ vie. Jamais plus près de ◀la▶ ruine générale, mais aussi ◀d’▶une prospérité sans précédent pour ◀les▶ grandes masses. Tout dépend ◀de▶ ce qu’il va choisir, dans ◀les▶ quelques années qui viennent ; car vous savez que tout va très vite au xx e siècle…
Si ◀l’▶on ne fait rien, d’ici deux ans au maximum, ◀l’▶Europe entrera totalement dans ◀la▶ misère et ◀la▶ famine, et je me permets ◀de▶ vous rappeler en passant que ◀la▶ Suisse fait partie ◀de▶ cette Europe menacée même si parfois elle paraît ◀l’▶oublier. Si ◀l’▶on ne fait rien, tous nos bons vœux n’empêcheront pas ◀les▶ camps ◀de▶ concentration. Ce qu’il fait faire, ce que ◀l’▶on peut faire, je crois vous ◀l’▶avoir dit parfois. ◀Les▶ vœux que je forme pour un bon demi-siècle ne peuvent avoir un sens sérieux que si vous décidez ◀de▶ ◀les▶ transformer en volonté et en action rapide. Ils signifient : Demain : ◀l’▶Europe, ou bien se réduisent à quelque chose qui n’a ◀de nom dans aucune langue.
Au revoir, à lundi prochain.