(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Bon demi-siècle ! (2 janvier 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Bon demi-siècle ! (2 janvier 1950)

Chers auditeurs,

Vous venez d’émettre et d’enregistrer, ces jours derniers, un nombre incalculable de vœux de bonne année. Je suis en retard de 24 heures, mais je me rattrape, car, en effet, ce que je voudrais vous apporter ce soir, ce sont mes vœux pour un bon demi-siècle, pour une bonne deuxième manche de xx e siècle. Mais vous le savez aussi bien que moi, les vœux que nous échangeons le Premier de l’an, comme on se dit bonjour chaque matin, n’ont pas la moindre chance de se réaliser, s’ils ne sont pas les gages d’une volonté, d’une possibilité d’agir. Et certes, les conventions, c’est quelque chose de très sérieux. Sans convention nous ne serions que des brutes. La vie sociale deviendrait un plaisir : celui du tigre dans la bergerie. Les billets de banque aussi sont des signes, des gages, et c’est par convention qu’ils prennent leur seule valeur : s’ils ne sont pas couverts par une réserve d’or, ce sont des bouts de papier, un peu plus sales que d’autres, et qui ne signifient rien du tout. Que peuvent bien signifier nos vœux d’avenir ? Cela dépend d’une part des possibilités que nous a léguées la première moitié de ce siècle, et d’autre part de notre volonté d’en tirer quelque chose d’humain. Voyons d’abord les possibilités : elles sont prodigieusement contradictoires. Quelques exemples suffiront à le rappeler.

Les guerres et les révolutions qui ont occupé la première partie de notre siècle ont tué, rien qu’en Europe, quelque 40 millions de personnes, hommes, femmes, enfants et militaires, parmi lesquels 6 millions de Juifs brûlés vivants par Hitler, et deux millions de koulaks liquidés par Staline. Ce n’est pas mal. C’est plus que toutes les guerres du monde depuis des siècles entiers, n’avaient pu obtenir comme rendement brut. Et pourtant, la population totale de l’Europe a augmenté. Et la longévité moyenne s’est élevée de plusieurs années.

La bombe atomique a grillé, fondu comme du beurre puis évaporé en quelques secondes plus de 200 000 Japonais qui vaquaient à leurs occupations. Et on en a beaucoup parlé. Mais la pénicilline a sauvé en silence des centaines de milliers de vies.

Jamais les nationalismes n’ont été plus férocement idiots, bornés et intolérants. Mais jamais non plus le désir d’union des peuples n’a été plus général. Certes, la SDN a fait un four, comme on dit au théâtre. Certes, les Nations unies ne valent guère mieux : elles ont commis les mêmes fautes, dès le départ. Mais l’idée d’une vraie fédération, soit mondiale, soit européenne, ne cesse de progresser malgré ces déconvenues et ces détournements d’espoirs.

Un dernier exemple : celui de la liberté de circuler. En 1905, on pouvait lire dans l’Annuaire de la Compagnie des wagons-lits et des grands express européens, au chapitre des passeports, les phrases suivantes : « Le passeport n’est exigé que pour l’entrée en Russie. Pour tous les autres pays, la carte de visite suffit. » Aujourd’hui … je n’insiste pas. Nous avons progressé de 50 ans vers la paralysie finale des échanges, et cela pour des raisons que les bureaucrates sont les seuls au monde à connaître, et qu’ils se gardent bien de nous révéler, si toutefois elles existent. Cependant, les moyens de transport ont progressé en sens inverse. Un avion de tourisme vient de couvrir en 7 heures la distance de New York à Londres. Nos capitales sont à 2 ou 3 heures les unes des autres. Il en résulte que, pratiquement, l’Europe est aujourd’hui plus petite que notre Suisse il y a cent ans.

Oui, tout a progressé, depuis 50 ans — dans un sens ou dans l’autre… Vouloir plus, toujours plus, et de tout à la fois, et même si c’est contradictoire, telle est la passion de notre siècle. On veut augmenter à la fois les bénéfices et les salaires, arrangez-vous ; la production, mais aussi les loisirs ; la puissance des armes, mais aussi celle des remèdes ; la rapidité des transports, mais aussi les contrôles douaniers ; on veut le beurre et l’argent du beurre, et 10 fois, 100 fois plus de l’un et de l’autre…

Des hommes de 1900 croyaient que le progrès c’était tout simple ; qu’il allait toujours dans le même sens, et nécessairement vers le mieux. Nous avons appris en cinquante ans que le progrès va dans les deux sens vers le mal en même temps que vers le bien.

Tout compte fait, ce mieux et ce pire se neutralisent à peu près. Mais ce qui a vraiment augmenté, ce sont nos risques d’une part, nos chances de l’autre, et par exemple : nos pouvoirs de tuer ou de faire vivre. Il en résulte une formidable augmentation de nos responsabilités d’hommes et de citoyens. Voilà le seul progrès certain.

Rendons-nous compte, en ce début d’un demi-siècle décisif, que jamais l’homme n’a couru plus grand péril d’esclavage et de [illisible], mais que jamais non plus, il ne s’est vu si près d’assurer son pouvoir sur les choses et la vie. Jamais plus près de la ruine générale, mais aussi d’une prospérité sans précédent pour les grandes masses. Tout dépend de ce qu’il va choisir, dans les quelques années qui viennent ; car vous savez que tout va très vite au xx e siècle…

Si l’on ne fait rien, d’ici deux ans au maximum, l’Europe entrera totalement dans la misère et la famine, et je me permets de vous rappeler en passant que la Suisse fait partie de cette Europe menacée même si parfois elle paraît l’oublier. Si l’on ne fait rien, tous nos bons vœux n’empêcheront pas les camps de concentration. Ce qu’il fait faire, ce que l’on peut faire, je crois vous l’avoir dit parfois. Les vœux que je forme pour un bon demi-siècle ne peuvent avoir un sens sérieux que si vous décidez de les transformer en volonté et en action rapide. Ils signifient : Demain : l’Europe, ou bien se réduisent à quelque chose qui n’a de nom dans aucune langue.

Au revoir, à lundi prochain.