Demain l’▶Europe ! — Par où commencer ? Par ◀l’▶économie ? (9 janvier 1950)
Chers auditeurs,
Dans ◀les▶ lettres que vous m’adressez, et dans ◀les▶ réponses à quelques enquêtes récentes sur ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, je suis frappé ◀de▶ voir revenir régulièrement un argument que nos contemporains ont l’air ◀de▶ tenir pour évident, et que voici : « Si vous voulez unir ◀l’▶Europe, écrit-on, commencez par ◀le▶ commencement, c’est-à-dire par ◀l’▶économie. Lorsque vous aurez unifié ◀les▶ économies nationales, tout ◀le▶ reste suivra nécessairement. » Cette croyance est si irrépandue, et si typique ◀de▶ notre siècle, qu’il vaut ◀la▶ peine ◀de▶ ◀l’▶analyser, je dirais presque ◀de▶ ◀la▶ psychanalyser.
Pourquoi pense-t-on et répète-t-on que ◀les▶ réalités économiques sont à ◀la▶ base ◀de▶ tout, pourquoi s’imagine-t-on que cela va de soi ? Parce qu’on croit que ◀l’▶économie, c’est plus « sérieux » que ◀les▶ idées ou ◀la▶ politique, et ◀l’▶on entend par là que c’est plus solide, plus concret, en somme : plus matériel. On répète : Primum vivere… D’abord vivre, manger, gagner ◀de▶ ◀l’▶argent, et ensuite, s’il reste du temps, philosopher… ◀La▶ grande majorité ◀de▶ ceux qu’on appelle aujourd’hui des bourgeois, partage ces idées, et se croient réalistes. Cependant ils accusent ◀les▶ communistes ◀d’▶être ◀d’▶affreux matérialistes. C’est étrange, car ◀la▶ croyance fondamentale du communisme, c’est précisément : qu’il faut commencer par ◀l’▶économie, parce que tout en dépend et qu’il n’y a que cela ◀de▶ sérieux. À cet égard, ◀la▶ seule différence entre ◀les▶ bourgeois et ◀les▶ communistes, c’est que les seconds sont logiques et cohérents, et qu’ils tirent toutes ◀les▶ conséquences ◀de▶ ◀la▶ croyance un peu vague, mais populaire des premiers.
Or cette croyance est radicalement fausse, contraire aux faits, abstraite, utopique, décourageante, inhumaine, et à certains égards comique — vous allez ◀le▶ voir. En effet, dire que tout commence par ◀l’▶économique, c’est-à-dire par ◀les▶ machines et ◀la▶ production, et non point par ◀l’▶esprit, cela revient à dire que ◀la▶ locomotive a précédé Stephenson, que ◀la▶ turbine a précédé Euler, son inventeur, que ◀la▶ bombe atomique a précédé Einstein ; que ◀l’▶argent a précédé ceux qui ont imaginé ◀le▶ système monétaire, que ◀les▶ produits alimentaires enfin ont précédé ◀l’▶homme qui a besoin ◀de▶ manger.
Or il me semble bien que c’est ◀le▶ contraire qui est vrai ; et qu’au commencement ◀de▶ tout, y compris des réalités économiques, il n’y a pas ◀de▶ ◀la▶ matière, mais au contraire une invention, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶esprit.
Prenons ◀l’▶économie moderne. Sa base comme chacun ◀le▶ sait, c’est ◀l’▶industrie. Et ◀l’▶industrie, ce sont d’abord ◀les▶ machines. Mais ◀d’▶où viennent ◀les▶ machines ? Ce ne sont pas elles qui ont commencé, tout de même ! Prenons ◀la▶ turbine. Elle a été inventée aux xviii e siècle par ◀le▶ célèbre mathématicien suisse Leonhard Euler, en marge de ses travaux sur ◀le▶ calcul différentiel et intégral, comme un jeu, comme un sous-produit ◀de▶ ses plus hautes spéculations abstraites. Sans Leonhard Euler, sans ce phénomène ◀de▶ ◀l’▶esprit pur, non seulement il n’y aurait pas eu cet élément ◀de▶ base ◀de▶ ◀l’▶économie moderne qui est ◀la▶ turbine, mais encore vous ne pourriez même pas employer ces mots courants qui symbolisent aujourd’hui ◀le▶ travail : turbiner, aller au turbin. Voici donc ◀l’▶ordre véritable des choses : au commencement il y a eu ◀les▶ mathématiques supérieures, donc ◀de▶ ◀l’▶esprit, ◀de▶ ◀la▶ culture ; puis il y a eu ◀la▶ turbine ; puis ◀les▶ ouvriers qui ◀la▶ faisaient marcher, et ◀le▶ capital qui utilisait à la fois ◀le▶ turbin des ouvriers et ◀la▶ turbine ◀d’▶Euler pour s’enrichir, puis enfin ◀le▶ communisme qui a décidé que ◀les▶ turbines étaient plus importantes que tout pour ◀le▶ bonheur des hommes, et qu’il fallait donc tout subordonner à leur production, y compris ◀les▶ libertés civiques élémentaires, qu’il fallait organiser ◀la▶ société autour des turbines, par ◀la▶ force au besoin, et que ◀l’▶on continuerait ◀d’▶appeler bonheur ◀l’▶immense malheur qui en résultait.
Nous voici donc en pleine irréalité, en pleine folie, pour avoir cru, à partir du xix e siècle, que ◀l’▶économie était ◀la▶ vraie base ◀de▶ ◀la▶ vie, et qu’il fallait commencer par là. Revenons à ◀la▶ réalité, et à ◀l’▶Europe.
J’admets bien volontiers qu’il faut commencer par ◀le▶ commencement. Mais cela veut dire, en réalité, qu’il faut commencer par ◀l’▶esprit, et non point par ◀l’▶économie et ◀les▶ réalités dites matérielles, puisque celles-ci dépendent ◀de▶ ◀l’▶esprit, et n’existeraient point sans lui.
Il est facile ◀d’▶illustrer ce point de vue. Nous avons assisté, en 1949, à ◀l’▶échec ◀de▶ ◀l’▶OECE, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶Organisation économique ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ cadre du plan Marshall. ◀D’▶où vient cet échec ? Il a pour cause ◀l’▶illusion générale que ◀l’▶économie vient d’abord, vient avant ◀la▶ politique, avant ◀la▶ culture. Or ◀l’▶économie n’est pas un fait matériel, comme on se ◀l’▶imagine, mais un fait humain, qui dépend donc ◀de▶ nos volontés et ◀de▶ nos passions. Et c’est parce que ◀les▶ gouvernants et leurs experts n’avaient pas ◀la▶ volonté réelle ◀de▶ s’unir, en esprit d’abord, qu’ils n’ont pas réussi à organiser ◀l’▶économie continentale. Ils n’ont pas mis sur pied un plan unique, vraiment européen, mais 19 plans nationaux contradictoires. Et ils ont ainsi donné ◀le▶ spectacle grotesque dont parlait Paul Reynaud : celui ◀de▶ 19 pays donc chacun essaye ◀de▶ grimper sur ◀les▶ épaules ◀de▶ l’autre.
Il est temps ◀de▶ renverser ◀la▶ vapeur, et si ◀l’▶on veut sérieusement commencer par ◀le▶ commencement, il est temps ◀de▶ réveiller d’abord nos esprits, ◀de▶ chercher à unir d’abord nos cœurs. C’est pourquoi j’estime que ◀le▶ récent congrès ◀de▶ ◀la▶ culture, à Lausanne, a marqué ◀le▶ vrai début ◀d’▶un travail constructif et pratique, loin ◀d’▶avoir été ◀la▶ « parlote » que prétendent certains plats matérialistes sans logique et sans réalisme. Fort heureusement, cette espèce répandue n’est plus ◀la▶ seule à s’exprimer. On vient précisément ◀de▶ me communiquer ◀les▶ résultats ◀d’▶une large enquête organisée parmi ◀les▶ étudiants ◀de▶ Lausanne à ◀l’▶occasion du congrès ◀de▶ ◀la▶ culture. Il y a là-dedans du meilleur et du pire. Je vous en rendrai compte ◀la prochaine fois.
Au revoir, à lundi prochain.